Pour lire en ballon/45
Le langage des bêtes
Je n’ai point l’avantage de vous connaître, mon cher Docteur, mais le bruit de vos travaux est arrivé jusqu’à moi. Je sais que vous venez d’étudier le langage simiesque in naturalibus, au cœur de l’Afrique, au prix des plus grands dangers, je sais qu’un jour une jeune guenon a mis en péril votre vertu, je sais que vous avez passé votre temps agréablement à la mission de la congrégation du Saint-Esprit et je sais enfin que vous êtes sur le point de rendre un service signalé à la science en général et à la philologie en particulier, en publiant un dictionnaire franco-rigolo-macaque.
Tout indigne que je sois, je pense que la science doit réunir toutes les bonnes volontés, et c’est pourquoi j’ai la hardiesse grande de venir vous faire part de mes derniers travaux et des découvertes décisives que j’ai eu le bonheur de faire dans ces derniers temps.
Un de vos émules s’est mis à étudier le langage des mouches ; j’ai voulu faire plus fort encore, et je viens de me livrer à l’étude patiente, raisonnée et tenace du langage des microbes, des infusoires et autres animaux microscopiques.
Quoique doué par la nature d’une oreille très fine. j’ai eu un moment de découragement et j’ai craint que la tâche ne fût au-dessus de mes forces.
Avec le microscope, je voyais bien les microbes, mais leur conversation m’échappait ; c’est là où m’est venue tout à coup une idée géniale — permettez-moi de le dire sans fausse modestie — avec un microphone de mon invention qui grossit les sous quarante sept milliards de fois, j’ai entendu le monde des infiniment petits, tout comme je le voyais, et je n’avais plus qu’à placer mon oreille sur l’instrument et mes yeux devant des bouillons de culture ou devant ma simple carafe pour étudier avec soin le langage des microbes. Là, j’ose le dire, j’ai su apporter des qualités de sagacité qui ne le cèdent en rien aux vôtres, lorsque vous étudiiez la langue des singes, chez les bons pères africains.
Voici donc le résultat de mes observations :
1° Les cris des microbes, grossis quarante sept milliards de fois, ressemblent beaucoup à ceux qui nous sont familiers des ânes, des canards, des chiens, des oiseaux, voire même des éléphants et des ophidiens.
2° Le langage change suivant les pays ; les microbes ont la voix plus douce en Italie et plus rude en Allemagne, ce qui ma permis de formuler cette importante constatation scientifique qu’il y a un rapport intime entre la géologie et la philologie, suivant les lieux et les climats, et que ce rapport est toujours parallèle entre le langage des hommes et celui des microbes.
3° Voulant pousser plus loin mes recherches scientifico-transcendantales, Je me suis transporté en Auvergne, et quel n’a pas été mon étonnement, en reconnaissant chez les microbes de l’eau et surtout chez ceux du fromage, un fort accent auvergnat : voyez, cher Docteur, comme tout s’enchaine admirablement dans la nature !
4° Enfin, je viens de passer huit jours et neuf nuits incognito chez mon vieux camarade Louis Ariste, l’éminent rédacteur en chef du Midi-Républicain, dans le but de poursuivre mes études philologico-microbiennes sur les infiniment petits de Toulouse. J’avais, pour la circonstance, poussé la puissance de mon microphone jusqu’à 91 milliards 3/4.
Je pus me servir d’eau dans la Garonne, ce qui n’était déjà pas si sot, opinait O. A. Lors. Cet aimable copain, Louis Cysto, G. Duchamp, Paul Arbizon, François Varel et un grand nombre d’autres rédacteurs, retenant leur respiration de peur de troubler les microbes, suivaient, haletants, mes expériences, le moment était solennel. Arbizon a été obligé de se mettre de la ouate dans les oreilles, tellement le microphone était puissant, et Duchamp s’écria : On se croirait à la Grand’Opéra !
Eh bien ! tous les microbes de Toulouse, tous vous m’entendez bien, Docteur, possèdent une intonation chantante du plus délicieux effet : oui, le microbe toulousain est né musicien, ce qui va me permettre d’adresser à l’Académie des Sciences un important mémoire sur l’influence des milieux.
Et maintenant, nous pouvons attendre avec quiétude la reconnaissance et l’admiration de la postérité.
À vous.