Pour lire en bateau-mouche/03

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Une victime de la nature

Sourd et muet. — Sans bras ni jambes. — À travers les cours de l’Europe. — Cécité accidentelle. — Difficile interview.

Il y a vraiment dans la nature des situations horribles qui semblent dépasser tous les coups du fatum antique et que non seulement on ne pourrait pas mettre au théâtre, mais que l’on ose à peine raconter dans un livre, tant elles paraissent invraisemblables, malgré leur trop réelle authenticité.

Tout le monde a entendu parler dans sa vie de monstres informes, idiots et que les parents cachaient à tous les yeux, tout en les soignant avec dévoûment. Pour mon compte, j’en ai connu deux ou trois et cela est de peu d’intérêt ; ça relève de la tératologie et rien de plus.

Mais ce que je veux conter ici aujourd’hui c’est la vie d’une pauvre fille, fort intelligente, que j’ai rencontrée plusieurs fois chez mes parents, lorsque mon père était juge de paix à Mer, dans le Loir-et-Cher. On va voir tout à l’heure dans quelles circonstances.

Fille de paysans peu fortunés, la malheureuse était venue au monde sans bras, ni jambes, mais le tronc parfaitement constitué et, de plus, sourde et muette.

Inutile de dire que ses parents la reçurent et l’élevèrent sans enthousiasme ; cependant, comme à cinq ou six ans, elle montrait déjà par tous les moyens en son pouvoir, la pauvre petite, une intelligence et une adresse vraiment surprenantes pour son état, montant les premiers degrés d’une échelle avec son menton en reposant la partie inférieure de son corps sur le degré inférieur, une famille riche se chargea de l’envoyer passer quelques années aux Sourds et Muets, avec un professeur femme spécialement attaché à sa personne.

Quand elle revint quelques années plus tard, elle parlait admirablement, d’une manière posée, seulement avec les hauts et les bas dans l’intonation, si j’ose m’exprimer ainsi, caractéristiques de la parole des sourds et muets. Elle brodait, cousait, faisait tous les travaux de femme avec ses dents et de même écrivait en ronde et en anglaise superbes, toujours en tenant la plume entre ses dents.

Enfin, plus que jamais, elle montait avec une certaine agilité à l’échelle et trouvait le moyen de déambuler relativement dans la maison.

Sur ces entrefaites, ses parents ayant perdu une partie de leur petit avoir, un tailleur du pays et sa femme leur offrirent dix mille francs pour emmener leur fille à travers l’Europe et l’exhiber naturellement contre de l’argent.

Les braves gens ne virent pas ce que ce contrat avait d’immoral ; ils signèrent un papier timbré en forme, ne touchèrent qu’un faible acompte et la pauvre petite partit avec le ménage du tailleur qui était devenu ses barnums improvisés.

Si j’ai bonne mémoire, la tournée dura trois ans et la jeune fille rapporta une véritable fortune à ses cornacs, car, en effet, comme le disaient les affiches et les prospectus ad hoc, elle avait vraiment par son intelligence rare, son adresse surprenante et la beauté de son visage fait l’admiration de toutes les cours de l’Europe qui avaient tenu à la voir, à la choyer et à lui laisser des cadeaux souvent importants.

Lorsque sa tournée terminée, elle était revenue dans son village natal avec le ménage enrichi du tailleur, ce dernier avait refusé carrément de payer à ses parents les dix mille francs convenus, arguant que le contrat était immoral et illicite et par conséquent non avenu, ce qui était un raisonnement assez étrange dans la bouche de ceux qui précisément en avaient profité, et c’est alors qu’ils portèrent, d’un commun accord, le différend devant mon père. Les parents amenèrent avec eux la jeune Amanda qui était alors une jeune fille de dix-huit ans d’un visage agréable et c’est ainsi que j’eus l’occasion, pendant mes vacances, de la voir à plusieurs reprises et d’être vraiment stupéfait et de son intelligence, et de tout ce que je lui voyais faire avec ses dents, ce qui tenait vraiment du prodige ! Son père l’asseyait sur un fauteuil du cabinet de mon père et elle avait alors presque l’air comme tout le monde, sa figure respirant vraiment la jeunesse, la santé et la joie de vivre !

Je passe sous silence les discussions épiques qui eurent lieu entre les parents et le tailleur rapace et sa femme qui prétendaient que c’était encore à eux que l’on devait de l’argent, ajoutant qu’ils avaient nourri la jeune fille pendant trois ans et lui avaient procuré l’honneur d’être reçue par toutes les cours de l’Europe ! (sic).

Il y a parfois dans l’âme relativement obscure des paysans des replis cachés qui recèlent des abîmes de rapacité féroce et ces petits artisans en donnaient un exemple qui dépassait vraiment les bornes permises…

À ce moment les parents qui, en définitive, étaient de braves gens, étaient très fiers de leur fille, mais hélas ! cela ne donnait guère de pain à la maison, car ils ne pouvaient pas l’exhiber comme le tailleur…

Deux ans se passèrent et un jour comme j’étais venu de Paris pendant quelques temps à Mer, je revis la pauvre fille ; elle avait failli mourir d’une congestion cérébrale et était devenue subitement aveugle.

J’ai vu bien des choses affreuses dans ma vie, je n’ai jamais rien vu d’aussi poignant, surtout si l’on pense qu’Amanda avait conservé toute sa vive intelligence, toute sa sensibilité et qu’elle n’était plus, qu’elle ne pouvait plus être en communication avec le monde extérieur, en pleine jeunesse, en pleine santé, à vingt ans ! Ce martyre pouvait durer soixante ans, c’était horrible. Privée de membres, elle n’avait pas de toucher et voilà que la vue lui manquait en même temps que l’ouïe. Il ne lui restait plus que le goût et l’odorat, ce que l’on pourrait appeler les sens inférieurs.

Son père et sa mère nous dirent que depuis deux ans elle avait fait la connaissance ou, plutôt, refait connaissance avec un jeune cousin et qu’elle s’était prise à l’aimer follement, mais que lui, naturellement, ne voulait pas l’épouser, à moins qu’elle n’ait touché les dix mille francs promis par le tailleur. Mais, sur ces entrefaites, sa maladie était venue, puis la cécité ; le tailleur et sa femme, pour éviter le procès, avaient disparu du pays et le cousin, avec la protection du député, s’était fait envoyer à Paris dans les chemins de fer. C’était le vide complet, effrayant, au double point de vue physique et moral autour de la pauvre enfant et ses parents ajoutèrent que, ne voulant plus parler, elle passait parfois de longues heures à pleurer.

Que faire ? Je voulais absolument l’interviewer ; mais comment lui faire savoir que j’étais là ? Elle reconnaissait ses parents au toucher, par leurs mains sur ses joues, mais moi ? Une idée subite me traversa l’esprit, je sautai dans le train sur Paris et allai acheter rue Montmartre, plusieurs jeux de grosses lettres en bois pour enseignes et revins à Mer par le premier train.

Ayant aligné mes lettres devant elle en les fixant sur une couche de mastic frais pour qu’elles ne bougeassent pas, je passai ma main doucement sur sa joue. Elle sentit une main étrangère, mais amie et délicatement je lui pris la tête dans mes deux mains et lui dirigeant le nez sur la première lettre je la fis lire ainsi toutes les lettres lentement, en suivant leur contour. Un pâle sourire éclairait son doux visage et elle scanda à haute voix : je suis le fils du juge de paix…

J’écrivis une seconde phrase avec mes lettres de bois, et, cette fois, elle lut toute seule avec le bout de son nez :

Je suis un ami, parlez, je ferai tout ce que vous voudrez.

Elle répondit lentement :

— Il ne me reste plus rien que les caresses de mes parents que je perçois encore sur mes joues et je n’ai même pas la consolation du goût, car je ne suis pas gourmande. À vingt ans, je suis enfermée vivante dans un tombeau, puisque je n’ai plus aucun moyen de communiquer avec le monde extérieur. Sans votre ingénieuse idée, Monsieur, je n’aurais jamais su qu’un être humain, en dehors de mon père et de ma mère, pouvait s’intéresser à moi… Oui, je revois mes voyages par la pensée, mais c’est pour moi un nouveau supplice. Mes parents vous auront dit que j’aime mon cousin. Est-ce qu’on a le droit d’avoir un cœur quand on est un paquet comme moi, sans bras ni jambes ?

Elle se tut et se reprenant, elle me dit gravement : donnez-moi une plume d’oie entre les dents, je vais tâcher d’écrire comme autrefois.

Et lorsqu’elle eut la plume à la bouche, elle écrivit lentement sur le papier que je tenais :

« Ceci est mon testament ; si vous avez de l’amitié pour moi, donnez-moi de suite du poison, car mon pauvre cœur me fait trop souffrir ».

Je déposai religieusement un baiser sur son front de vierge, deux longues larmes tombaient de ses yeux fermés sur ses joues et je me sauvai fou, éperdu devant cette douleur tragique, devant ce désespoir surhumain…

Depuis, vingt ans se sont passés, mes parents sont morts, je ne suis jamais retourné à Mer et, cependant, toutes les fois que je pense à ce drame intime d’un pauvre cœur jeté dans une enveloppe incomplète et insuffisante, je me surprends moi-même à pleurer comme un enfant.