Pour lire en bateau-mouche/18

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La Conquête du Pôle

Les sous-marins au Pôle Sud. — L’ascenseur libérateur. — Un sanatorium épatant.

J’étais, il y a quelques jours à peine, à Palma, dans la capitale de Majorque, la plus grande des Baléares, à me reposer et à boire un peu de ce bon soleil de la Méditerranée avec ma femme et nous nous disposions le lendemain matin à traverser l’île en chemin de fer, pour aller visiter la Cueva de Drach, la grotte du Dragon — une merveille, — lorsque le soir, à table d’hôte, à la Fonda del Mallorca de José Barnils, le seul grand hôtel confortable de la ville, un voisin de face, à l’aspect tout à la fois rude et correct, me dit :

— J’entends, Monsieur et Madame, que vous partez demain matin visiter les grottes, voulez-vous me permettre de vous accompagner ? Je vois que vous aimez voyager, moi également ; nous causerons pendant ce relativement long voyage, car vous savez qu’ici les chemins de fer rendraient des points aux tortues.

— Mais comment donc, tout le plaisir sera pour nous… Et le lendemain matin, à 7 heures 42 minutes — je précise — nous nous embarquions avec notre compagnon et un jeune et aimable ménage de joailliers de Barcelone, à la gare de Palma, capitale de Mallorca.

À peine en route et les cigares échangés et allumés, notre compagnon nous demanda la permission de prendre la parole et commença en ces termes :

— Oui, mesdames et messieurs, comme vous je suis venu ici pour me reposer un peu et prendre un bon bain de soleil ; seulement je n’arrive ni de Paris, ni de Barcelone, comme vous, je viens d’un peu plus loin. J’arrive en ligne droite du pôle sud…

Il y eut un silence et comme il vit la stupéfaction qui était peinte sur nos quatre visages, il continua tranquillement :

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire… et scandant ses mots : J’arrive en ligne droite du pôle Sud.

— Du pôle même, du centre du pôle, fis-je ?

— Du centre même, du zéro, oui, Monsieur.

Alors la conversation devint tout à coup hachée et bruyante, comme fouettée par une ardente curiosité.

— Et vous y allez souvent ?

— Quand je veux.

— En toutes saisons ?

— En plein hiver comme en plein été.

— Et vous allez ainsi aux deux pôles ?

— Au pôle Sud et au pôle Nord indifféremment, à volonté. J’ai choisi le Sud cette fois, parce que c’est l’hiver en ce moment là-bas et que la couche de glace y est plus épaisse.

— Et comment vous rendez-vous ainsi aux pôles, ponctuai-je, à mon tour, très empoigné par le récit de cet homme étrange ?

— Avec mon sous-marin, un bateau épatant, capitonné, étanche, à cloisons solides, qui peut aller au bout du monde et évoluer dans tous les sens. Et tenez, Monsieur, vous m’avez conté hier votre descente au fond des fosses du Pacifique, à 9 000 mètres au fond de la mer, en scaphandre, avec mon bateau, moi, je puis parcourir le fond de toutes les mers, à ma guise[1].

— Et il a été construit à… ? fis-je railleur.

Il ne me laissa pas le temps de finir et subitement grave et triste, il me répondit simplement :

— Il a été construit dans un petit port, près de New-York, sur mes plans, car vous avez dû vous apercevoir déjà à mon accent que je suis Américain…

Je m’excusai sur la vivacité même de ma question et de son interprétation et, ce léger nuage dissipé, je repris :

— Alors le problème de la conquête des deux pôles est complètement résolue ?

— Je le pense.

— Vous êtes certain d’aller au point central des deux pôles, pendant leur hiver respectif, quand vous voulez ?

— Absolument. Je l’ai fait dix fois.

— C’est merveilleux. Et qu’est-ce que vous avez vu. Qu’y a-t-il aux pôles ?

— Je n’en sais rien.

Cette fois nous le regardâmes tous les quatre avec stupéfaction, nous demandant s’il était fou ou se moquait de nous. Il le comprit bien et d’un geste suppliant :

— Je vous en prie, mes chers amis, écoutez-moi bien. Oui, je suis allé dix fois aux deux pôles, avec mon sous-marin, mais dessous la couche des glaces éternelles.

— Pour descendre ou plutôt pour monter, pour atterrir aux pôles, pour les visiter, il faut que je perce un puits artésien renversé, si j’ose dire, au-dessus du pont de mon navire.

Pour cela il me fallait des capitaux ; je les ai enfin trouvés. Je retourne la semaine prochaine au pôle Nord — le plus près — et avec un système de perforatrices rotatives, je suis certain de percer rapidement mon puits artésien renversé en le prenant par en bas.

Sur un second sous-marin, je transporte tout le matériel nécessaire pour installer de suite un ascenseur dans mon puits et je pose enfin un pied victorieux sur le pôle Nord. Je recommencerai ensuite pour le pôle Sud.

Est-ce clair ? Avez-vous compris ?

— Oui, oui, hurlâmes-nous tous en cœur, transportés d’admiration pour cet homme vraiment extraordinaire.

— Et puis je m’empresserai d’installer, pour les malheureux, atteints de la poitrine, sur les deux pôles, deux sanatoria, loin de tous les microbes de la terre. Ça sera très humanitaire et puis ça me permettra de rentrer dans mes frais et de rembourser les sommes qui m’ont été avancées.

— Vous pensez à tout.

— Mon Dieu non.

— Seulement, mes chers amis, promettez-moi de venir avec moi au pôle Nord pour le jour de l’inauguration. Je vous assure que l’on y boira de bon champagne frappé et que ce sera amusant.

— Comment donc, c’est accepté avec reconnaissance… et c’est nous qui serons frappés d’admiration !

Le train s’arrêtait enfin à Manacor. Deux heures plus tard nous visitions la Cueva del Drach, la grotte du Dragon, vaste comme une ville et l’hôtelier nous montrait triomphalement le verre que l’on avait trouvé au fond, qui avait certainement des siècles — du moins il le croyait — et qu’il avait refusé de vendre au baron de Rothschild lui-même… Mais je conterai tout cela une autre fois et pour aujourd’hui il me suffit de terminer en disant que je compte bien ne pas tarder à recevoir l’invitation pour la petite visite inaugurale au pôle Nord, grâce au sous-marin, au puits artésien renversé et à l’ascenseur si ingénieux de notre audacieux et excellent ami.

Ce qui prouve bien que tout arrive sur la terre et même aux pôles, avec un peu de patience !

J’avais à peine publié le 22 septembre 1904 cette nouvelle dans l’Ouest Républicain que le Tour du Monde le mois suivant publiait, à son tour, l’information suivante :

En attendant qu’un aéronaute s’élance à son tour sur les traces d’Andrée, M. Anschütz-Kampfe, de Monaco, a conçu un projet non moins excentrique à première vue, celui de gagner le Pôle par un bateau sous-marin, qui se trouve déjà en construction sur les chantiers de Wilhem’shafen. Mais l’exposé de son projet, tel qu’il l’a développé à la Société géographique de Vienne, nous montre que l’audacieux explorateur à sinon la pratique, du moins la foi, ce qui est déjà quelque chose.

Pour ce voyage aventureux, M. Kampfe a dû d’ailleurs faire entrer dans ses calculs toutes les observations qu’on a faites et qu’il a personnellement confirmées et complétées sur l’extension des champs de glace dans les mers polaires, sur leur profondeur d’immersion, etc. Cette profondeur, d’après M. Anschütz-Kampfe, atteindrait un maximum d’une trentaine de mètres. Or, le bateau qu’il projette sera — assure-t-il, mais cela nous semble un peu problématique — capable de descendre à environ 50 mètres de profondeur, où il sera à l’abri du froid, de la tempête et de la pression des glaces, les obstacles ordinaires de la navigation arctique.

D’après ses calculs, il aura la faculté de demeurer sous l’eau pendant 15 heures, et, à supposer qu’il fasse seulement 3 nœuds à l’heure, il pourra parcourir, sans avoir besoin de remonter à la surface, une distance de 50 milles, lorsque tous les explorateurs polaires sont unanimes à déclarer qu’il est rare de rencontrer une plaine de glace qui s’étende à plus de trois milles sans aucune solution de continuité. Dans le cas improbable où pendant ses 15 heures d’immersion, il ne rencontrerait aucune ouverture, il lui resterait la faculté de perforer la couche de glace sur un de ces points faibles, qu’il est sûr de distinguer à l’aide du manomètre. Les dangers d’avarie et de collision seront fort improbables, puisque le bateau aura une vitesse modérée et une très grande faculté de résistance, d’ailleurs nécessaire pour supporter l’énorme pression de l’eau dans les grandes profondeurs.

Cinq hommes pourront y demeurer à l’aise et y respirer normalement pendant 15 heures sans qu’on ait besoin de renouveler la provision d’air. Le bateau sera muni de deux hélices, l’une horizontale et de la force de 40 chevaux, l’autre verticale de 5 chevaux. Cette dernière suffira pour neutraliser la tendance du bateau à revenir de lui-même à la surface. La force de propulsion sera donnée par un moteur au pétrole, dont on embarquera 150 tonneaux, c’est-à-dire dix fois plus qu’il n’en faudrait à la rigueur pour franchir les 600 milles qui séparent le Pôle du Spitzberg, jusqu’où le sous-marin sera remorqué.

Dès qu’il sera immergé, le bateau se dirigera vers le point où les navigateurs sauront qu’il se trouve une première nappe d’eau libre. Si au bout d’une heure la lumière montre que le sous-marin s’approche d’une crevasse dans la croûte glaciale, on immobilisera l’hélice verticale, et le bateau montera à la surface, où il continûra son voyage au plus grand avantage des observations scientifiques. Si, dans les six premières heures, il ne s’est trouvé aucune fente ni solution de continuité dans la couche de glace, le bateau montera avec précaution, jusqu’à frôler la surface inférieure de la glace, et s’avancera lentement jusqu’au point où le manomètre indiquera une épaisseur moins grande. Là un trou sera foré et si petit qu’on le suppose, il sera suffisant pour renouveler la provision d’air respirable. Si, contrairement à toutes les expériences faites jusqu’à ce jour, aucune de ces chances de réussite ne se présente, le bateau virant de bord, reprendra le chemin qu’il a parcouru et, revenant à son point de départ, il modifîra légèrement sa direction pour s’enfoncer sous une couche de glace moins continuellement épaisse et qui permettra aux voyageurs de parvenir sinon à une mer libre, au moins à un canal qui se dirige vers le Nord.

Tel est le projet de M. Kampfe. Nous le donnons pour sa curiosité et pour sa témérité aussi, car nous sommes obligés de confesser que les manœuvres auxquelles il se propose de se livrer sous l’eau et sous la glace polaire sont singulièrement risquées. Qu’en théorie et sur le papier elles soient simples et logiques, nous le voulons bien.

Mais c’est surtout en navigation sous-marine qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.

Mais ce n’est pas encore tout et le Petit Journal revient sur le projet dans son numéro du 1er février 1902 en ces termes :

Voici que les sous-marins voient s’ouvrir devant eux tout un avenir aux larges horizons scientifiques.

Un Autrichien, M. Anschutz Kampfe, a fait évoluer, paraît-il, à Vienne, dans un vaste bassin, devant l’Association des ingénieurs et architectes, un moteur d’un nouveau bateau sous-marin dont il est l’inventeur et au moyen duquel il se propose d’arriver… au pôle Nord.

Pour avoir de l’air, l’inventeur — moyen qui semble peu pratique — compte, tous les deux ou trois jours, percer la calotte de glace à aide de dynamite.

Dame ! puisqu’on ne peut y parvenir ni sur la glace, ni par mer, ni en ballon, pourquoi ne pas tenter la méthode sous-marine ? Mais si celle-là échoue, par exemple…

Et vers la même époque on télégraphiait de Berlin au New-York Herald :

Deux savants allemands, le docteur Scholl, de Munich, et le docteur Auschutz-Kampfe, vont tenter d’atteindre le Pôle Nord en se servant d’un sous-marin spécialement construit dans ce but, conjointement avec la télégraphie sans fil. Le sous-marin devra naviguer sous la glace de la région glaciale arctique. Le docteur Auschutz a réuni les capitaux nécessaires à la construction de ce bateau. De son côté, le docteur Scholl, soutenu par la maison Siemens qui exploite le système de télégraphie sans fil Braun, doit former une expédition parallèle. Des postes de télégraphie sans fil et un observatoire seront construits entre le 78° et le 80° de latitude Nord, dans le but de communiquer avec le sous-marin. L’observatoire servira, en outre, pour faire des observations météorologiques, océanographiques et magnétiques.

C’est par la voie du télégraphe sans fil que les expéditions se tiendront en communication avec l’Europe.

Décidément j’ai de bons élèves. Et dire que je ne leur demande aucune part dans leurs éventuels bénéfices ou dans l’exploitation de leurs brevets d’invention, dont je suis bien un peu le père, le premier père, tout de même ! Voilà ce qui s’appelle travailler à l’œil pour le bonheur de l’humanité !

  1. Voir Pour lire en automobile.