Pour lire en bateau-mouche/26

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Curieux phénomène physiologique

La joie ne fait pas toujours peur. — Comment on redevient noir. — une histoire Américaine

C’est bien toujours d’Amérique que nous vient la lumière ou si l’on aime mieux, tout ce qu’il y a vraiment nouveau sur le globe ; l’histoire authentique que je veux conter aujourd’hui en est une nouvelle preuve et je dirai même une preuve bien curieuse.

Ce qui est vraiment amusant en Amérique, c’est que l’on y trouve tout, depuis les idées les plus rétrogrades jusqu’aux plus curieuses, depuis le train-train habituel du paysan attaché à la terre, jusqu’aux événements les plus extraordinaires.

C’est ainsi que me trouvant, il y a quelques années, au Cap-Haïtien, en Haïti, dans l’ancienne capitale de notre Saint-Domingue, je fus absolument estomaqué en entendant dire par les bonnes sœurs de l’endroit que Henri V remonterait bientôt sur le trône de France !

Les malheureuses ne retardaient que d’un demi-siècle !

Mais à côté de cela, il m’arrive d’une petite localité du Wisconsin, près de Milwaukee, la très renversante information suivante : Mais avant de vous conter le fait, j’ai voulu le vérifier, je me suis adressé aux plus illustres savants des États-Unis et il paraît que le dit fait est tout ce qu’il y a de plus patent et épatant naturellement.

Tout le monde a vu jouer à la Comédie-Française la célèbre pièce, la joie fait peur qui a charmé plusieurs générations avec le Chapeau de paille d’Italie et les Saltimbanques. C’est donc une affaire jugée, connue et sur laquelle il n’y a plus à revenir.

La joie fait peur ! et ne venez pas dire le contraire, car tout le monde commencerait par vous rire au nez.

Moi, je veux bien, je n’y vois pas d’inconvénient, quoique, au fond, je pense que la joie fait surtout beaucoup de plaisir à celui qui l’éprouve ; mais enfin ce que l’on a laissé toujours dans l’ombre, c’est le côté purement physiologique de la joie et de la peur sur le corps humain.

Je me souviens que lorsque j’étais tout jeune encore, rien ne n’intéressait comme d’aller passer une après-midi du dimanche au vieux musée d’anatomie comparée au Jardin des Plantes, celui dans lequel il pleuvait, qui avait deux grandes carcasses de baleines à sa porte et les statues mégalithiques en grès rouge de l’île de Pâques que nous avons vendue si bêtement — ô crime sans nom — pour 1 800 francs à un Chilien, sans que jamais les Chambres françaises aient daigné intervenir… Donc, dans une petite salle intermédiaire du premier étage — je la vois encore — sous une vitrine, on pouvait contempler un homme en cire qui avait le ventre tout vert et une pancarte vous expliquait que c’était là l’effet d’une peur aussi subite que foudroyante, quelque chose de terrible, comme lorsqu’on voit la mort en face.

On sait également que lorsqu’on se trouve sous l’influence d’une peur intense ou que l’on éprouve une formidable émotion, on peut blanchir de cheveux et de barbe en cinq minutes — j’allais dire en cinq secs ! C’est ce que les Italiens appellent fort justement la canitie subite. Il paraît certain que des natures impressionnables peuvent blanchir instantanément sous le coup d’une forte commotion. Mais jusqu’à présent, on n’avait jamais observé les résultats, les suites de la joie, les phénomènes qui pouvaient en découler au point de vue purement physiologique. On savait bien que les uns restaient tout bêtes, et même babas, — sans rhum, — comme l’on dit ; toutefois, l’on ne pensait pas que la joie, comme la peur, pouvait exercer une influence quelconque sur le système pileux, sur le pigment de nos contemporains des deux sexes.

Cependant l’événement suivant vient de se passer, il y a quelques mois, comme je l’ai dit, dans un petit village du Wisconsin, dans la grande république au drapeau étoilé.

Là, vivait tranquillement une vieille femme âgée de 69 ans, avec ses enfants et petits-enfants, qui avaient fait fortune dans le commerce des chiens et des rats dressés pour l’exportation.

En 1860, lors de la guerre de sécession, son mari avait passé pour tué dans une bataille et jeune encore, à vingt-six ans, elle l’avait pleuré et avait élevé convenablement ses trois enfants, sans jamais vouloir se remarier.

Mais voilà que, dernièrement, son mari, âgé de soixante-douze ans, revenait de Manille, où il avait fait lui-même une petite fortune.

Or, comme il avait une envie, une framboise rouge sur la… fesse gauche, il n’y avait pas moyen de douter et plus et mieux que Martin Guerre, au xvie siècle, il était bien authentique.

Or, sous le coup d’une joie aussi délirante que tardive, la pauvre femme, qui était blanche comme de la neige, redevint subitement noire comme du jais, telle que le jour où son mari l’avait laissée pour partir à l’armée du Nord, en 1860.

Par contre-coup son mari, ses enfants et ses petits-enfants furent également plongés jusqu’au cou dans un océan de joie sans mélange en face de cette subite régénération de leur femme, mère et grand’mère.

Du coup, cette bonne Ninon de Lenclos était enfoncée et la fontaine de Jouvence en voyait pâlir son antique renommée.

Mais comme des Américains sont toujours et avant tout des gens pratiques, le premier mouvement de joie, de stupeur et d’étonnement passé en face de ce phénomène tout à fait extraordinaire et vraiment unique au monde, cette brave femme, subitement redevenue noire de cheveux comme l’aile d’un corbeau, pensa surtout à éviter les gêneurs, et, en même temps, à tirer parti de son aventure. Aussi elle se mit à faire payer cinq dollars à tous les médecins et savants qui voulaient la voir de près, chez elle.

À l’heure présente, les dits médecins et savants des trois Amériques, du Nord, du Sud et du Centre, sans compter ceux du Pôle Nord et de la baie d’Hudson, ont déjà défilé devant cette femme étrange qui est en train de se tailler une très jolie fortune avec sa noirceur inattendue et tout à fait physique seulement !

Comme la chose n’était pas encore connue en Europe, je suis heureux d’être le premier à venir l’indiquer à mes contemporains, heureux également si je puis provoquer des travaux sérieux de savants sur l’influence de la joie sur la couleur des cheveux.

Si l’on pouvait ainsi arriver à la disparition de la blancheur du poil par un système de joies artificielles, je pense que ce serait tout de même une jolie découverte et une bien belle application de la science et de la physiologie moderne.

Je donne mon idée pour ce qu’elle vaut ; mais cette aventure est tout de même intéressante et bien curieuse.