Pour lire en bateau-mouche/41

La bibliothèque libre.

Le printemps perpétuel

Le meilleur moyen de l’obtenir. — Comme en Bretagne.
— Paris transformé en serre chaude. — Un projet séduisant.

En ma qualité de vieux parisien, avec des origines authentiques, remontant à plusieurs siècles, je cherche toujours les moyens de faire de Paris la première ville du monde, ou, tout au moins la plus aimable, la plus agréable et la plus charmante.

Malheureusement la température n’y est pas toujours douce et clémente, comme en Bretagne, surtout en hiver ; il gèle, il y fait froid, ça chasse le grand monde vers la côte d’Azur et ceux qui restent, s’ils ne sont pas très riches, souffrent véritablement.

J’ai souvent dit comment je voudrais voir Paris port de mer pour lui donner la vie, l’animation, la gaîté et aussi le bien-être d’un grand port maritime qui fait annuellement pour des milliards d’affaires ;

J’ai demandé pour lui et obtenu les tramways à 10 centimes et le gaz à 20, ce qui est une joie pour le cœur de l’économiste ;

J’ai demandé, ici-même, les maisons avec terrasses et jardins suspendus ou plutôt superposés, pour la joie de l’œil et la belle santé des parisiennes.

Dans une dernière chronique même, j’ai demandé la musique pour tout le monde, avec le phonographe central et maintenant je voudrais avoir l’eau pure, transparente, cristalline et suave du lac de Genève à Paris pour éviter les microbes indiscrets, invisibles et ravageurs et par conséquent les épidémies sournoises et meurtrières.

Tout cela est fait ou va se faire et vous voyez que je suis ambitieux pour ma ville natale ; mais ce n’est pas tout, je désire encore ardemment autre chose, ma dernière innovation qui ferait de Paris la ville unique au monde, la reine des cités et c’est précisément ce que j’ai résolu de vous conter ici simplement, aujourd’hui, en quelques mots, sinon bien sentis, du moins partant du fond du cœur.

Donc nous disons que l’on va faire venir une partie du lac de Genève à Paris ; eh bien maintenant, dans l’état actuel de la science, avec les tuyaux capitonnés, entourés d’isolateurs puissants et presque parfaits qui ne laissent place à aucune déperdition de chaleur ou à peu près, il serait très facile de nous envoyer d’Espagne ou d’Italie, voire même peut-être seulement du Midi de la France, par une conduite ad hoc de l’air chaud tout l’hiver à Paris, ce qui réaliserait bien pour nous véritablement le printemps perpétuel.

Lorsque l’air méridional, l’air chaud du Midi arriverait à Paris, il devrait traverser une usine où se trouverait toujours un immense brasier porté par l’intervention de l’électricité à des températures extravagantes, non pas pour réchauffer cet air qui, encore une fois, arriverait très chaud à Paris, mais pour créer une raréfaction et partant un syphon, un appel foudroyant qui nous permettrait d’encaisser — permettez-moi l’expression — des millions de mètres cubes d’air chaud par jour.

De cette usine centrale partirait tout un système de tuyaux qui iraient chauffer de même toutes les places, toutes les grandes artères et il n’en faudrait pas tant pour amener de suite une température égale de 20 à 22 degrés de chaleur dans tout Paris, pendant toute l’année.

— Mais ça coûterait cher à établir, direz-vous.

— Certainement, mais comme tous les parisiens feraient une économie totale et énorme de chauffage, avec une nouvelle taxe qu’ils paieraient avec joie, tous les frais seraient couverts en deux ou trois ans et peut-être même, qui sait, dès la première année.

— Mais ça se perdrait dans la banlieue et les gens de la périphérie n’auraient pas chaud, ne jouiraient pas de ce nouveau bienfait.

— Pardon, j’y ai pensé et il suffira de dresser une haute et grande bande de tulle, pour arrêter les courants d’air et éviter la déperdition de la chaleur. Il ira une partie de la chaleur en banlieue, c’est bien certain, cependant Paris en aura toujours assez.

Mais, je vous en prie, ne m’interrompez pas et laissez-moi vous exposer encore quelques-uns des immenses avantages de mon projet, aussi humain qu’élégant et que savoureux, suivant les formules à la mode.

Voyez seulement d’ici tous nos squares transformés en jardins éternellement en fleurs, éternellement verdoyants et où les orchidées les plus rares se marîront dans un beau désordre avec les plantes les plus rares des pays chauds ?

Non, mais là, dites-moi, voyez-vous ça ? Voyez-vous quel cadre enchanteur pour les jolies parisiennes, pour les étrangères, pour nos hôtes qui se baladeront toute l’année dans le Paradis terrestre reconquis, avec leurs gosses, au milieu de leurs sœurs embaumées, les fleurs ?

Mais je m’arrête, car je sens que je deviendrais lyrique et je n’aime pas ça, à mon âge, car ça me fatigue toujours beaucoup !…

Je crois que mon projet, ainsi compris, est tout ce qu’il y a de plus simple et de plus réalisable, car, encore une fois, je le dis et le redis, avec la certitude la plus absolue, dans l’état actuel de la science, rien ne serait plus facile que d’amener des millions de mètres cubes d’air chaud du Midi de l’Europe, sans déperdition sensible de calorique, surtout avec mon puissant moyen d’appel réchauffeur dans l’usine centrale de Paris.

En somme je n’ai pas eu la peine d’inventer ; c’est non-seulement le système du syphon, comme je le disais tout à l’heure, mais c’est encore, appliqué à la chaleur, le même système que celui du microphone qui renforce et rend perceptible les sons les plus imperceptibles, les plus ténus, si j’osais dire.

Du reste toutes les fois que l’on veut se servir pratiquement du fluide électrique, sous ses trois formes d’électricité, de chaleur et de lumière, on doit toujours arriver à des résultats pratiques absolument merveilleux.

Mais voilà encore un autre indiscret qui me pose la question suivante :

— Mais n’avez-vous pas peur que ces millions de mètres cubes d’air chaud venant à Paris des pays méridionaux, ne donnent, à la longue, aux Parisiens, l’accent du Midi et le goût de l’ail ?

— À cela, mon cher Monsieur, je ne puis que vous faire la réponse que vous savez : je m’en f… ! parfaitement.

— Mais en été, vous n’aurez pas besoin de faire fonctionner votre conduite, quand on étouffe déjà à Paris.

— Évidemment.

— Ça sera ennuyeux.

— Pas tant que cela, pauvre incrédule, car je ne suis pas né dans une bouteille, comme disent les normands et j’ai pensé à tout.

— Comment cela ?

— Mais oui, j’ai un traité signé avec une compagnie franco-russe au capital de 137 1/2 millions pour commencer et en été, toujours avec le même système de conduites qui ne laissent rien perdre ou à peu près, je fais venir de Russie de l’air froid. Est-ce bien imaginé ça, hein, Monsieur Saint-Thomas ?

— Vous m’en direz tant.

— Et de la sorte j’aurai toujours à Paris été comme hiver, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire déjà, de 20 à 22 degrés.

Je crois que ce sera tout à fait merveilleux pour la prochaine exposition universelle ; mais j’y pense, quel malheur que je n’aie point pu réaliser ce projet, il y a seulement trente ans, au lendemain de la guerre, le prince de Galles n’aurait jamais voulu quitter Paris et Édouard ne serait peut-être pas monté sur le trône de ses pères et mères !

Inutile d’ajouter, n’est-ce pas, que je tiens des renseignements, des conseils et des licences pour toutes les municipalités des grandes villes de France qui voudraient recourir à mes faibles lumières et m’acheter le droit d’appliquer localement mon brevet.

Vivent le printemps perpétuel, les femmes, les oiseaux et les fleurs ! comme disait je ne sais plus quel gâteux dans une pièce du Palais-Royal ou des Variétés, à moins que ce ne soit d’ailleurs, car il n’y a encore que cela de bon, de beau et de vraiment superfin pour le philosophe qui aime à couler doucement sa vie, sans engelures, crevasses ou autres sales blagues !