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De l’influence des gilets sur l’agriculture

Dans le royaume des taupes. — Comme quoi la statistique est vraiment une science épatante.

Dernièrement, le Midi Républicain, un excellent et courageux petit journal de Toulouse, auquel j’ai l’honneur de collaborer depuis tantôt trente-neuf ans — une simple paille dans l’éternité — parlait de l’article à faire, intitulé : De l’influence des gilets sur l’Agriculture !

Naturellement, je ne veux pas me laisser faire le poil par mes camarades du Midi ; aujourd’hui je relève le gant — pardon, le gilet — puisque maintenant on ne dira plus : « à qui le caleçon ? » mais bien : « à qui le gilet ? » et je commence ma chronique. Seulement, je vous préviens d’une chose : elle ne sera pas amusante, par cette bonne raison que je ne sais écrire que comme économiste que je suis — pas même éminent — et personne n’ignore que l’économie politique est une science, utile sans doute, mais toujours grave et sévère.

Ceci dit, ce qui me donne du courage, c’est que j’ai déjà traité, toujours au point de vue économique, ici même, de l’influence du Métropolitain sur la fabrication des manches de parapluie pour dames. Et mes confrères de la Société des Gens de Lettres, auxquels j’avais soumis mon petit travail, dans un dîner, avaient bien voulu me donner leur entière approbation, sentant bien la nécessité de pareilles études pour la marche, le développement et la prospérité de nos industries nationales.

Maintenant, il me reste à vous démontrer comment, à l’heure présente, les gilets d’hommes surtout et même parfois les petits canezons de dame, comme disaient nos mères, exercent une influence vraiment extraordinaire et même épatante sur Agriculture !

Oui, à l’heure présente, tout le monde sait, de la Madeleine à la rue Montmartre et de la rue Bréda à la Bourse que le dernier chic, la dernière mode, pour les deux sexes, aussi bien pour les femmes que pour les hommes, c’est de porter des gilets, des vêtements en peau de taupe.

Avec une certaine quantité de taupes, vous faites un gilet chaud, doux, aux reflets noirs superbes et l’on peut dire que le gilet en peau de taupe va constituer une des plus ingénieuses inventions de la mode, cet hiver.

Vous ne voyez pas quel rapport ça a avec l’agriculture ? Eh bien vraiment, c’est que vous n’êtes pas très intelligent, permettez-moi de vous le dire ; rien qu’en Normandie et en Bretagne, il y avait autrefois des taupiers, de pauvres diables qui gagnaient bien péniblement leur vie en détruisant les taupes, puisque les municipalités ne leur achetaient les peaux de taupes que dix centimes pièce, ce qui, en effet, était fort modeste, car il était assez difficile d’en prendre un nombre considérable dans sa journée.

Mais tout à coup la question va changer de face, comme par enchantement, simplement parce qu’un grand fourreur de Paris est venu fourrer son nez dans la dite question, en faisant assavoir à tout un chacun et aux autres par dessus le marché, qu’il paîrait huit sous, soit quarante centimes, suivant le système officiel, par peau de taupe qu’on lui livrerait, à condition qu’on ne lui livre pas de pauvres mères qui étaient en train d’allaiter leurs petits.

— À ce propos, vous n’avez jamais bu du lait de taupe ?

— Non.

— Eh bien c’est fâcheux, parce que le soir, dans le thé, c’est exquis, je ne vous dis que ça ; mais voilà ça coûte trop cher le litre…

Mais je reprends le fil de mon enquête économique.

En six semaines, le dit fourreur qui n’était pas… trap… peur, fut attrapé comme un simple pelletier qu’il était, car, au prix de quarante centimes, il reçut dix-huit cent deux mille quatre cent soixante-et-onze peaux de taupe, parmi lesquelles il y en avait même neuf entièrement blanches de taupes albinos !

Ce fut, à vrai dire, une bonne opération pour le fourreur car, le soir même, grâce à une indiscrétion d’employé, il reçut une dépêche de l’Empereur du Sahara lui disant de lui faire un gilet de parade pour les grandes réceptions du jour de l’an avec ces peaux de taupes albinos, et séance tenante, il fondait l’ordre de la taupe immaculée.

J’espère, cette fois, mes chers lecteurs, que vous commencez à bien saisir toute l’influence vraiment colossale des gilets sur l’agriculture.

En effet, dans de nombreux départements de la France, les taupes sont payées soixante centimes pièce aux taupiers, ce qui donne un morceau de pain à une foule de pauvres diables qui n’en avaient pas toujours à leur suffisance, ce qui est infiniment plus moral et plus utile que de tuer les alouettes, si utiles à l’Agriculture, comme on le laisse faire d’une façon criminelle dans le centre de la France, dans l’Indre, principalement.

Il est inutile d’ajouter que dans ces mêmes départements les taupes sont tout à fait détruites, ce qui va être une bonne fortune, à tous les points de vue, les taupes étant de terribles terrassiers — puisque le féminin terrassières n’existe pas, de par l’égoïsme des hommes.

Eh bien, vous y êtes, cette fois, et vous voyez enfin apparaître dans toute sa fulgurante splendeur l’importance capitale de la très grosse question économique de l’influence des gilets sur l’agriculture nationale.

Ceci me remet en mémoire l’étonnant acteur dont le nom m’échappe, qui faisait le père de Molda, dans la Timbale d’argent, si mes souvenirs ne me trompent pas, et qui, à un moment donné, disait :

— Oui, j’avais un gros rhume, il m’était redescendu sur la poitrine ; j’ai failli mourir. Mais j’ai pris une tâupe, une jeune tâupe, une tâupe aveugle ; je l’ai ouverte en deux et l’ai mise sur mon estomac. Ça m’a guéri dans la nuit !

Mais il fallait lui entendre prononcer de sa voix ronde et bon enfant, à pleine bouche : une tôpe, une jeune tôpe, une tôôôpe aveugle !

La salle se tordait de rire et il y avait de quoi !

Mais je reviens aux taupiers dans les campagnes ; depuis qu’ils ont vu qu’ils pouvaient vendre couramment les peaux de taupe soixante centimes pièce, non seulement ils ne tuent plus celles qui se trouvent dans une position intéressante ou les jeunes mères qui donnent le sein à leurs chères petites taupinettes, si j’ose m’exprimer ainsi, mais encore, ils les recueillent, les domestiquent et les élèvent avec le plus grand soin et la plus tendre sollicitude.

Par amour du lucre, ces trappeurs de taupes sont devenus des éleveurs de taupes !

La voilà bien, la puissance des raisons et des transformations économiques dans les sociétés ; la voilà bien surtout, la preuve éclatante, la démonstration irréfutable de l’influence des gilets sur l’Agriculture !

Je m’arrête, car je crois maintenant que tout commentaire ne pourrait qu’affaiblir l’idée de la haute portée et des conséquences incalculables de la révolution économique que je viens de constater et de signaler dans le royaume des taupes !