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Pour lire en bateau-mouche/49

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L’art de la modiste

Ses curieuses transformations. — Autrefois et aujourd’hui. — Les modistes fabricantes d’abat-jour. — Modistes pour chevaux
À Maurice Piquet.

Il y a un vieux proverbe qui dit : tout passe, tout lasse, tout casse. Rien n’est plus juste, et l’on peut dire que tout se transforme, dans l’industrie, dans les corps de métier, comme ailleurs et même plus qu’ailleurs.

Je l’ai exposé tout au long dans un gros volume consacré aux industries nationales, celles qui naissent et grandissent, celles qui meurent ou se transforment, il y a quelque dix ans, et, en vérité, depuis, tout en restant dans ce même ordre d’idées volontairement restreint, je pourrais en écrire un non moins gros et tout aussi intéressant — espérons-le.

Pour aujourd’hui, plus modestes sont mes prétentions, et je veux simplement m’en tenir à l’art si fin, si coquet, si élégant, et, disons-le tout de suite, si français de la modiste.

Sans en avoir l’air en voilà une branche de la toilette féminine qui a évolué, seulement depuis la fin du xviiie siècle, depuis la Révolution et en voilà une branche, une vieille branche, qui n’est pas cassée et qui à des velléités de tout absorber, de tout s’annexer avec une grâce et une désinvolture à nulle autre pareilles.

Les modistes, les jeunes filles qui travaillent chez elles, les petits trottins, — ces sœurs de nos moineaux — ont toujours été la joie de l’œil parisien et la gaité bien vivante de nos rues ; il y a de l’esprit gaulois, du goût national, du chic parisien dans leurs doigts mignons, souvent blessés par l’abus de l’aiguille et tout en faisant simplement des chapeaux, des toques… qui ne le sont pas, et des petits bibis pour nos femmes, elles nous apparaissent, ces gamines parisiennes, comme les Vestales d’une esthétique vraiment supérieure, celle de la beauté féminine et de tout ce qui y touche…

Je me souviens d’avoir rencontré sur la place du Palais-Royal, le jour de l’enterrement de Gambetta, entourée de sa famille, une jeune espagnole grêlée, maigre, qui avait peut-être seize ans ; mais, sur cette tête fine et tourmentée, il y avait un immense chapeau et, au milieu de ce visage, il y avait deux yeux noirs ardents : j’ai compris que ce chapeau et ces yeux concouraient harmonieusement à l’étrange beauté de cette enfant !

Ces yeux transfiguraient cette écumoire de chair brune, parce que c’était l’intelligence qui éclairait la matière, et, depuis, cette vision est restée vivante et vivace dans le reliquaire de mes souvenirs !

Quel est l’homme instruit, l’érudit des choses de Paris, l’amoureux de la grande Révolution émancipatrice qui n’ait présent à la mémoire toutes ces jolies boutiques de modistes dans les galeries de bois, au Palais-Royal ? Elles menaient de front, souvent, un métier un peu plus lucratif et, comme elles avaient chacune un ruban ou un nœud de velours de couleur différente au cou, l’acheteur n’avait qu’à désigner la couleur d’un chapeau pour être servi par la demoiselle de son choix et, tout en choisissant, obtenir un rendez-vous pour le soir, après la fermeture du magasin.

Ah ! oui, ces galeries de bois furent bien le triomphe des jolies et accortes modistes parisiennes sous le Directoire.

Depuis, tout enfant, j’ai souvent accompagné ma mère au défunt passage du Saumon pour aller acheter un chapeau. Mais c’était bourgeois, triste et sombre en diable. Et puis c’était trop vertueux, et instinctivement, tout enfant que j’étais, bercé par la constante évocation des souvenirs de la Révolution, au moment même où mon père écrivait sa grande épopée nationale des Girondins, je me prenais à regretter, avec un sentiment esthétique très sûr, les douces et provocantes figures des petites modistes des galeries de bois, tandis que Camille Desmoulins enflammait le peuple dans les jardins du Palais-Royal.

Avec quel plaisir, plus tard, il y a une dizaine d’années bientôt, j’ai fouillé et fait revivre tout ce passé épique et pompeux, tragique et affolé de la joie de vivre, dans l’histoire anecdotique du 1er arrondissement, dans Mon Berceau… mais comme tout cela est loin déjà !

Dans ces dernières années, tout à coup, la mode des abat-jour Empire, Restauration, rococos, modernes, etc., mais toujours en fanfreluches, dentelles, soies, étoffes rares, guipures, broderies, s’est emparée de nos gentilles mondaines comme un coup de foudre. Vous croyez peut-être que les grands magasins, les bazars ou les lampistes allaient créer et vendre ces abat-jour à la mode ? oui, la camelote, mais du moment qu’il s’agissait de concevoir, de créer des abat-jour de grand art, d’un goût impeccable et possédant la ligne esthétique, comme disait Dumas fils, il n’y avait que les modistes capables d’accomplir ces chefs-d’œuvre et voilà comment, sans la moindre hésitation, un certain nombre de grandes modistes ont doublé leur industrie ou dédoublé leur commerce, comme vous voudrez, ou, plus exactement encore, étendu leur art, en s’annexant sans façon celui de faire des abat-jour.

Mais, comme l’appétit vient en mangeant, voilà que ces mêmes modistes, audacieuses et conquérantes, vont tripler leur industrie en ouvrant, cette fois, un comptoir de chapeaux pour chevaux !

Comment donc ? mais certainement, je dis bien : pour chevaux. Lorsqu’il y a trois ou quatre ans, je montrais dans le Théâtre de la nature, à la Bodinière, tous les chevaux coiffés de chapeaux à New-York, mes auditeurs éclataient de rire. Cela n’empêche pas que l’idée était bonne pour éviter des insolations aux pauvres bêtes, et, depuis, chaque année, la Société protectrice des animaux distribue gratuitement des milliers de chapeaux pour chevaux aux cochers qui vont les chercher. Aussi la mode n’a pas tardé à s’emparer de l’affaire ; on a commencé par mettre de modestes yokohama sur la tête des chevaux, puis des cochers plus coquets se sont mis à les faire border d’une ganse rouge. Puis les filles des blanchisseurs, qui portent le linge à domicile, avec leurs robustes percherons, se sont mises timidement à insérer un nœud de couleur, une cocarde au bout du chapeau, entre les deux oreilles du pacifique coursier.

C’en était fait ; une industrie nouvelle était née, et, comme toujours, partie des États-Unis, c’est la France qui devait lui donner le suprême et définitif cachet de haut goût et d’inimitable élégance !

Aussi, immédiatement, les modistes les plus avisées se sont-elles dit avec juste raison que, du moment qu’elles coiffaient la plus belle moitié du genre humain, il n’y avait aucun motif pour qu’elles ne coiffassent pas également les chevaux, la plus belle conquête de l’homme après le chien.

Du reste les femmes aiment toujours à coiffer quelque chose, ou leurs semblables, les chevaux, et surtout les hommes ! Il n’y a que Sainte Catherine qu’elles n’aiment vraiment pas à coiffer. C’est curieux, surtout si l’on songe que les hommes, au contraire, ne pensent qu’à aller tête nue.

Enfin, toujours est-il qu’il y a en ce moment plusieurs modistes des plus achalandées pour chevaux en plein Paris. Et du moment que la mode s’en mêle et que toutes les belles mondaines rêvent de chapeaux élégants pour leurs chevaux, on peut être certain qu’elles vont faire rapidement fortune.

Aussi c’est tout à la fois ce nouveau commerce et cet art si parisien que j’ai voulu saluer à son passage, ici, dès son apparition, persuadé que la nouvelle fera plaisir à beaucoup de monde, à commencer par nos braves compagnons à quatre pattes qui, dorénavant, sont au moins assurés de n’avoir plus d’insolation et de posséder, en même temps, des couvre-chefs esthétiques, jolis, gracieux, élégants et bien français !