Pour lire en bateau-mouche/56

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Le pétrole à l’œil

Comment on le fait entrer dans paris sans payer les droits. — Moyen infaillible de tromper l’octroi. — Le coup de l’automobile

On ne saura jamais le nombre exact des métiers inconnus et la quantité prodigieuse de moyens qui existent pour gagner malhonnètement sa vie.

C’est ainsi que dernièrement mon confrère Scaramouche en racontait une bien bonne en ces termes :

« Des malandrins, au nombre de huit, une bande, avaient eu l’idée ingénieuse de fabriquer une pince en acier, reproduisant la mâchoire d’un cheval. Munis de cet instrument, le soir, ils s’approchaient d’un attelage momentanément abandonné par son conducteur. Alors, tandis que l’un d’eux excitait, en le piquant, un des braves chevaux, le complice placé près de la tête de l’animal se mettait à pousser des cris de détresse ; les passants s’attroupaient.

Le malandrin montrait son bras préalablement serré dans la « machine à mordre ». On s’indignait, on voulait lyncher le conducteur accouru, on rossait le cheval.

Finalement, procès-verbal était dressé et le propriétaire du cheval se voyait condamné à payer à la prétendue victime entre 200 et 500 francs de dommages intérêts.

Une compagnie d’assurances contre les accidents, surprise de voir tant de gens mordus par les chevaux, découvrit la fourberie ; elle fit une enquête, et l’enquête aboutit à la trouvaille de la machine à mordre, laquelle n’était point brevetée comme on peut le penser. Des mois de prison récompensèrent comme il convenait, l’imagination des inventeurs si ingénieusement habiles à se sinistrer ».

C’est l’un des mille métiers inconnus et malhonnêtes de Paris, mais qui malheureusement pour ceux qui le pratiquent, ne peut se faire que sur une petite échelle.

De tous temps on n’a pas aimé payer ses impôts, le fisc, la douane et encore moins l’octroi et c’est un axiome populaire vieux comme le monde que voler l’État ou la ville ce n’est pas voler.

Aussi on se doute bien que l’esprit inventif, que l’imagination des fraudeurs a toujours été en éveil du jour où l’on a élevé une muraille et qu’il a fallu payer quelque chose pour passer avec sa marchandise, de l’autre côté.

Que de légendes n’a-t-on pas enregistrées, augmentées, racontées et agrémentées dans cet ordre d’idées à Paris seulement, où les droits d’octroi sont terriblement élevés,

Je me souviens parfaitement des anciennes barrières qui étaient à la place des boulevards extérieurs et qui ont été démolies en 1860. J’avais neuf ans et il me semble que j’y suis et que j’entends encore une vieille femme de ménage nommée Hélène, qui avait passé sa vie chez de grands médecins, avant de venir à la maison, et qui passait son litre de vin tous les jours, sous ses jupons, pour son homme.

Alors on racontait comment il y avait de vastes et ténébreuses entreprises pour passer le vin en fraude dans Paris par les Catacombes, comment les gabelous avaient des chiens dressés et mille autres balivernes, car tout le monde sait que les dits gabelous n’ont jamais aimé risquer leur peau contre les fraudeurs. Et puis, tout bas, on parlait de grosses maisons établies sur les Catacombes mêmes, sur la rive gauche, et qui naturellement payaient un large tribut aux gabelous, de manière à leur mettre un pain à cacheter sur l’œil et un bœuf sur la langue.

Comme vous le voyez, ça précédait déjà le grand syndicat des pick-pockets s’entendant avec les couturiers, tant il est vrai qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil…

Mais tout ça remonte au commencement de l’Empire et autant demander où sont les neiges d’antan !

Cependant tout se perfectionne et si, depuis longtemps, on a bouché les ouvertures plus ou moins légendaires des fortifications et des Catacombes, il faut bien reconnaître que la fraude continue à fleurir sur la plus vaste échelle, bien en dehors, cette fois, des gabelous qui sont, comme l’on sait, tous de très honnêtes gens à l’heure présente.

Aussi, entre mille fraudes plus ou moins connues, je veux conter ici aujourd’hui la plus moderne, la plus snob, celle, en un mot, qui s’exerce sur la plus vaste échelle et qui, par conséquent, cause le plus grave des préjudices aux recettes de la Ville de Paris et met réellement en danger son équilibre budgétaire.

Ce sont toujours les petites causes qui produisent les grands effets et il est probable que c’est celle-ci qui va enfin provoquer la suppression complète et définitive des octrois.

Comme toutes les choses géniales, c’est tout à la fois très simple et très compliqué, seulement toute la question était de le trouver.

On sait que le pétrole qui est devenu depuis longtemps un objet de première nécessité pour le pauvre monde, coûte cependant 55 ou 60 centimes le litre à Paris, quand il ne coûte que 10 centimes à Bruxelles.

Cela tient à deux choses, la première que la Ville a jugé à propos de mettre un droit d’octroi véritablement monstrueux de 25 centimes par litre et la seconde que les aimables industriels marchands d’huiles minérales, syndiqués comme de simples raffineurs de sucre, ont jugé à propos de doubler la dime imposée au pauvre peuple, en prenant 25 centimes pour eux.

Un tel état de choses, aussi oppressif que révoltant, ne devait pas tarder à provoquer des fraudes de toutes les couleurs que je me garderai bien de rappeler ici, d’abord parce qu’elles sont classiques pour la plupart et ensuite parce qu’il me faudrait au moins vingt-cinq pages pour énumérer les principales, depuis la pierre de taille évidée jusqu’aux tonneaux à double fond, depuis la cuirasse creuse que l’on se met sur le corps jusqu’au seau que l’on remonte la nuit, à bras tendus, du fond des fossés des fortifications.

Non, tout ça c’est de la gnognotte, comme l’on dit, à côté du beau travail qu’a organisé sur une vaste échelle un syndicat de fraudeurs non moins vaste et non moins puissant que ses devanciers, assure-t-on.

Très moderne le procédé et combien simple ; écoutez-moi cela : tous les jours, toute la journée, des automobiles élégants de toutes formes et appartenant à tous les mondes quittent Paris par toutes ses portes et poternes, juste avec les deux litres de pétrole destinés à les faire marcher et un quart-d’heure après, soit par le pont de Suresnes, par le bois de Boulogne ou par une autre porte, ils rentrent avec un récipient alimenteur plein de quarante ou cinquante litres. À 25 centimes par litre chaque voyage, même en déduisant les deux litres nécessaires pour la marche à la sortie, rapporte encore de 10 à 12 francs ainsi subtilisés avec une rare élégance à la bonne ville de Paris.

Je me suis même laissé dire qu’en dehors des syndicats de fraudeurs, il y avait des grands seigneurs, des gens appartenant à l’armorial de France, de nobles étrangers et des rastaquouères qui ne dédaignaient pas de se livrer à ce petit trafic, pour leur bénéfice personnel, très amusés par ce sport d’un nouveau genre, aussi lucratif que facile à faire, car personne dans l’administration n’a jamais eu assez de flair pour seulement se douter que là était la cause véritable de la diminution des droits d’entrée sur les pétroles à Paris.

Et dire qu’il y avait des êtres naïfs qui, lancés sur de fausses pistes intentionnellement, accusaient de ce déchet l’électricité, l’alcool, l’acétylène et même le gaz d’eau ! pauvres gens !

Ah ! auto, cher auto, voilà bien de tes coups d’auto-crate… révolutionnaire !

Pour moi j’en suis enchanté, car je suis convaincu que c’est ce petit métier aussi malpropre que lucratif, aussi malhonnête que rémunérateur, qui va provoquer, à bref délai, la suppression de tous les octrois.

Mais en attendant, comme il faut bien que Paris, ma bonne et chère ville natale, ait le temps de se retourner pour se garer du terrible dommage que lui causent les chauffeurs indélicats, je demande simplement au Conseil municipal de me nommer inspecteur des caisses d’automobiles à leur sortie et à leur entrée dans Paris ; avec les numéros, ça sera facile et l’on arrivera à imposer dans les deux sens une moyenne de pétrole qu’il sera interdit de dépasser, c’est simple et ce n’est qu’un règlement à établir.

Je ne suis pas pour la création de nouveaux fonctionnaires. Mais, allez, marchez, comme disent les Normands, ça ne sera pas une sinécure et, aussi cher que je sois payé, j’ai la certitude que je gagnerai largement mon argent et que je ne tarderai pas à faire rentrer des millions dans les caisses de la Ville, en coupant court à la fraude, certainement la plus vaste, la plus ingénieuse et fructueuse, la plus commencement de siècle que l’on ait jamais vue !

Allons, crie le chauffeur roublard, qui veut monter dans mon auto, il y a dix francs à gagner !

Je te crois, c’est ce qu’il demande, mais il y a les dix autres dont il ne parle pas. C’est toujours ce que l’on voit et ne voit pas, en économie politique.

Comme à Sparte, j’aurais presque envie de récompenser l’ingéniosité et l’heureuse imagination de ces chauffeurs-fraudeurs dont les combinaisons confinent au génie !