Pour lire en bateau-mouche/58

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Le commerce des timbres-poste

Les républiques industrieuses et les colonies aux abois. — Curieuses révélations. — Un moyen assuré de faire fortune.

Même les profanes les moins versés dans la noble science de la philatélie qui n’est que l’appellation polie de la timbromanie, savent qu’il y a des collections qui valent des millions, comme celles de MM. de Rothschild ou Ferrari, par exemple et qu’il y a des timbres-poste, comme ceux de Maurice, de Monaco, de Suisse, etc. — les premiers, bien entendu — qui valent des quinze et vingt mille francs pièce, ce qui est déjà un joli denier pour un aussi petit carré de papier.

Mais il y a même mieux et il paraît que l’un de nos conservateurs les plus distingués et les plus érudits aurait estimé un timbre-poste de Saïtapharnès, sur papyrus avec le timbrage en grec : Olbia qui donnait au timbre millésime et plusieurs fois millénaire une authenticité absolue, la somme fabuleuse de quatre-vingt-onze mille dix-sept francs et neuf centimes de notre présente monnaie, payable en or… Or, tout le monde sait qu’un conservateur est un monsieur auquel on ne monte jamais le coup, tout comme aux experts, du reste.

Depuis longtemps les jeunes républiques de l’Amérique du Sud et les petites républiques de l’Amérique centrale qui ne sont pas nées dans une bouteille, comme toutes les Républiques qui se respectent, avec leur coup d’œil américain, bien supérieur à celui de l’aigle et du lynx, s’étaient rendu compte de cela et comme naturellement elles sont toujours dans la plus noire des purées — un brouet américain qui enfonce celui des Lacédémoniens — par cette bonne raison que les gouvernants ont contracté depuis longtemps l’excellente habitude de garder à peu près l’intégralité des budgets et des impôts pour eux, ce qui simplifie singulièrement les règles de la comptabilité publique et donne un attrait tout particulier au pouvoir, elles se sont dit, avec juste raison, que la passion des timbres-poste allait bientôt leur fournir les moyens de remplir de temps en temps leur caisse toujours à sec, comme un vulgaire carton à chapeaux de ces demoiselles Danaïdes,

Comment ? C’est bien simple ou plutôt, c’est bien compliqué, car elles ont dû trouver plus un tour dans leur sac pour pousser à la consommation.

Quand je parle des Républiques, c’est pour ne pas parler constamment de leurs présidents, vice-présidents — qui n’en manquent pas — et ministres, afin de ne pas m’attirer d’affaires diplomatiques désagréables,

Ceci dit, je poursuis. Elles ont donc, les dites Républiques, voyant que la vente des timbres-poste marchait bien, commencé par faire faire par des graveurs ad hoc des séries aussi nouvelles que complètes tous les six mois pour forcer tous les collectionneurs à les acheter. Mais ce n’est pas tout ; pendant cet intervalle de six mois où il n’y a pas de changement, il faut encore trouver le moyen de stimuler le zèle des acheteurs-collectionneurs, et c’est pourquoi on a trouvé ce truc fort ingénieux.

Écoutez bien : il y a comme valeurs, je suppose, des timbres-poste de 1, 2, 3, 4, 5, 10, 15, 20, 25, 30, 35, 40, 50 centimes, puis de 1, 2, 5, 10 et même quelquefois 25 francs, exprimées, dans la monnaie du pays, bien entendu. On établit un roulement et pendant quinze jours on retire de la circulation les quatre premiers timbres, pendant les quinze jours suivants les quatre autres, et ainsi de suite, ou plutôt on ne les vend plus au public, mais on lui vend les autres avec une surcharge, représentant le prix de ceux qui font défaut et vite tous les collectionneurs et surtout tous les intermédiaires se précipitent à la curée et font monter les cours.

Mais bientôt voici une révolution, vite on commande une nouvelle émission avec de nouveaux dessins ; cependant on va auparavant épuiser les timbres courants au prix de l’or, avec cette ingénieuse surcharge : gouvernement provisoire.

Voici les timbres du gouvernement enfin arrivés ; le gouvernement définitif est nommé avec un nouveau président ce en attendant que l’on ait des timbres nouveaux à l’effigie de ce dernier, on s’empresse d’obtenir une nouvelle et fructueuse mouture en mettant sur les timbres-poste du gouvernement provisoire cette surcharge tout à fait géniale : gouvernement régulier ou gouvernement définitif.

Naturellement on se contente des initiales : G. D. ou G. R. ; naturellement aussi les gouvernants, les intermédiaires et les collectionneurs dont on vide les porte-monnaies sont de plus en plus dans la joie…

Et n’allez pas dire que j’exagère ; je pourrais ainsi vous débiner les trucs de ces intelligentes et mercantiles petites Républiques pendant trente pages de ce volume. Mais laissez-moi vous en dévoiler encore quelques-uns.

Une petite République ou plutôt son président et ses ministres, à bout d’expédients, ont besoin d’argent séance tenante ; vite ils s’abouchent avec un riche commerçant-commissionnaire exportateur qui leur avance la forte somme et qui va lancer une émission à lui, pour lui seul et qui ne sera ni dans le commerce, ni à la poste, de sorte qu’il la revendra des prix fous en Europe et qu’il en tirera tant que ça se vendra cher, ayant les planches chez lui.

Dans le commerce des marchands de timbres-poste ces émissions seront même connues sous son nom.

Un président de République et ses ministres ont-ils besoin encore d’argent — ça leur arrive souvent — ils furètent dans les archives, les vieux greniers du palais de la présidence et vendent à des industriels peu scrupuleux toutes les vieilles planches des gouvernements antérieurs depuis un demi-siècle, s’il y en avait depuis ce temps-là, et les dits industriels tirent de nouveau des vieilles émissions épuisées depuis 30, 40 ans à tire-larigot, tant que les bons collectionneurs-gobeurs et dévalisés, veulent bien marcher.

Puis un gouvernement de la République de Gérolstein intelligent s’entend toujours avec l’imprimerie, plus ou moins nationale, qui tire les timbres-poste ; les ouvriers typographes se trompent à propos de couleurs par rapport aux prix, renversent des chiffres, font des tête-bêche, tirent des diagonales en travers ou dentellent les timbres de travers pour les détacher.

Alors ça, c’est le fin du fin, ce sont des curiosités rares et les bons intermédiaires sont là pour partager avec les ministres et le Président et vendre toutes les soi-disant curiosités tératologiques de la philatélie des prix de plus en plus invraisemblables aux collectionneurs qui ressemblent si souvent à des imbéciles !

D’autres fois, ce sont des Colonies qui tirent des timbres-poste grands comme des cartes à jouer ou des mouchoirs de poche et, quand elles ont épuisé tous les moyens de vente et de surcharge énumérés plus haut, sauf celui du gouvernement provisoire, bien entendu, elles coupent leurs timbres-poste en deux, sous prétexte qu’il leur en manque et les collectionneurs, de plus en plus gobeurs, achètent ces morceaux coupés d’une certaine façon des prix fous, surtout quand il y a les enveloppes qui ont l’air de les identifier et le tour est joué.

Maintenant ce n’est rien tout cela ; il faut bien vous mettre dans la tête que tous ces trucs et toutes ces combinaisons s’appliquent avec un égal succès aux timbres-poste, aux cartes postales, aux timbres imprimés directement sur les enveloppes et les bandes de journaux, aux chiffres-taxe, aux timbres spéciaux du télégraphe, du téléphone, du fisc, des chemins de fer et des journaux, suivant les pays, etc., etc., et au contraire, moins c’est connu, plus c’est rare et plus c’est cher.

Dans les grands pays à nombreuses colonies, il y a non seulement les cinq à six cents timbres des colonies, quand il n’y en a pas des milliers, mais il y a encore toutes les surcharges et même toutes les impressions spéciales des pays ou des villes régies par les Capitulations. C’est ainsi qu’à côté des surcharges de Péra, de Piastres, de bureaux, des échelles du Levant et des établissements d’Extrême-Orient, tels que Canton et Shanghai, etc., il y a les inscriptions et tirages définitifs de toute la série de nos timbres-poste, avec en haut : Alexandrie, Maroc, etc., et c’est là encore une autre joie pour les collectionneurs, trop heureux de dépenser leur argent !

Je passe sous silence toutes les émissions de centenaires, de cinquantenaires, d’expositions, de couronnements, de bienfaisance, etc. etc.

Avec cette multiplicité d’émissions et de détails, allez donc vous étonner qu’une collection un peu complète vaille aujourd’hui des millions !

Eh bien, ce sont ces constatations générales qui m’ont amené à cette irrévocable détermination :

Je vais acheter au gouvernement pour soixante-trois francs dix-sept centimes une petite île — n’importe laquelle — autour de nos possessions du pacifique, aux Gambier, aux Tuamotu ou aux Tubaï, ça m’est bien égal, je n’y mettrai jamais les pieds, mais je me proclamerai moi-même président de la République de cette île plus ou moins déserte et toujours peuplée d’autant de mollusques que la vieille Europe.

Puis, mettant en pratique tous les trucs que je viens de vous débiner et bien d’autres encore, je ferai imprimer des timbres-poste avec ma bouillotte — pardon, ma jolie figure au milieu — avec, au-dessus : Paul Ier et en donnant seulement 50 % de commission aux intermédiaires, je me ferai tranquillement, sans me fouler la rate et encore moins le gésier et pour cause, mes 100 à 150 000 livres de rentes par an !

Il y a des imbéciles qui vont dire que je suis timbré, moi je dis que bientôt je serai ainsi affranchi, car j’ai enfin trouvé le moyen de faire rapidement fortune à coup sûr, beaucoup plus facilement qu’en élevant des lapins.

Et puis, vous savez, sans me flatter, ma tête fera aussi bien sur un timbre-poste que celle de Léopold ou d’Édouard !