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Pour lire en bateau-mouche/75

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Le parasite des grecs

À Aix-les-bains — Autour du tapis vert — La part du feu — Un curieux métier :


Puisque je suis encore à Aix-les-Bains, avant de le quitter pour de bon cet été, je veux encore une fois dire à mes lecteurs les choses amusantes et vraiment merveilleuses que j’y ai vues et leur dévoiler les secrets d’un des métiers les plus inconnus qui existent, certainement.

Comme dans toutes les grandes villes d’eaux à la mode, le soir l’on joue un peu partout, au Casino, dans les lieux de plaisirs, dans les grands hôtels, et, sinon pour jouer, du moins pour tuer le temps, voir du monde et fumer un cigare, le soir tout le monde fait le tour des tables de jeu, en flânant.

Naturellement je faisais comme les autres et mon premier mouvement, le premier soir, fut de trouver comme à Monte-Carlo, comme partout où j’ai vu jouer, la roulette, le trente-et-quarante ou le baccara la chose la plus triste que l’on puisse imaginer… sauf pour ceux qui en vivent, la banque, la cagnotte, c’est-à-dire la maison où l’on joue, c’est bien entendu. Mais on dit aussi qu’il y a dans les villes d’eau des masses de grecs, de rastaquouères, qui aident à la chance et en vivent et voilà précisément ce qu’il serait intéressant de voir, de connaître.

Or, précisément comme j’étais en train de me dire cela un beau soir, je me trouvai sans y prendre garde, en face d’une table de baccara où il est relativement plus facile de truquer, de tricher, d’escamoter et de biseauter les cartes.

Un rapide coup d’œil me fit remarquer autour de la table un monsieur très décoratif, ayant naturellement une large rosette multicolore à la boutonnière et possédant cet air du monde particulier aux rastaquouères et qui dissimulent mal le bandit que vous avez devant vous.

Je tombai en arrêt et je me dis : Voilà mon homme ! Je m’assis non loin de lui, derrière et malgré mon inexpérience au bout de dix minutes, j’avais la certitude que j’avais devant moi un grec : ça commençait à devenir intéressant lorsque de l’autre côté du monsieur un nouveau venu vint s’asseoir d’un air moitié indifférent et moitié intéressé qui, au bout de cinq minutes, disait en jetant un louis sur la table et en s’adressant à lui : Je mets ce louis sur votre jeu.

Le rastaquouère répondit d’une voix sèche et presque rude :

— Je n’accepte jamais personne dans mon jeu.

— Pardon, j’y tiens.

— Ah, c’est différent, répondit le rastaquouère, subitement radouci et il continua à plumer tous les gogos qui passaient les uns après les autres autour de la table de jeu et le nouveau venu continua à mettre un louis sur son jeu à chaque coup et naturellement à gagner…

Ce colloque âpre, presque brutal et si subitement terminé sur un ton amical m’avait profondément surpris et je dirai que je n’y avait absolument rien compris : mais j’ajouterai aussi que j’étais absolument résolu à comprendre, car je flairais là, à n’en pas douter, un mystère probablement curieux à éclaircir.

Au bout d’une heure, le grec rastaquouère dit qu’il avait mal à la tête et qu’il allait se coucher, car il ne faut pas avoir l’air d’épuiser la veine et se laisser surtout deviner par les gens qui sont là et trois minutes plus tard, celui qui avait si bien ponté sur son jeu, se levait également et quittait la table de jeu.

Celui-là avait l’air doux, plutôt modeste et il me déroutait plus que l’autre, car il m’avait paru son complice sans que je puisse comprendre comment. Mais alors pourquoi cette entrée en matière ? Pour dissimuler leur jeu ?

Ma foi, tant pis, me dis-je, je veux savoir et m’asseyant en face de lui, devant la petite table de jeu où il était en train de boire un verre de bière, je lui demandai la permission d’en faire autant sur un ton sans réplique et je me fis servir également un bock.

J’allumai lentement un cigare, lui en offris un sur le même ton d’aimable autorité et lui dis à brûle-pourpoint :

— Le monsieur sur le jeu duquel vous avez ponté tout le temps ce soir est un grec ?

— Vous m’étonnez, je crois simplement que c’est un veinard.

— Je vous demande pardon, je l’ai surpris faisant sauter la coupe à diverses reprises — ce qui était un mensonge — et ma foi, en vous voyant suivre ainsi son jeu, je vous ai pris pour son complice…

— Monsieur !

— Il n’y a pas de Monsieur qui tienne et je vous considère encore comme tel lui dis-je sur un ton menaçant.

Le malheureux balbutia, devint pâle comme un mort et me dit à mi-voix sur un ton suppliant :

— Vous êtes de la police ?

— Non, je suis journaliste et romancier et je veux tout savoir ou je vous fais arrêter.

— Non monsieur, ne faites pas cela ; je vais tout vous dire et vous raconter mon histoire. Fils de veuve, je perdis ma mère et me trouvai absolument sur le pavé, puisque nous ne vivions que de la pension qu’elle avait comme veuve de fonctionnaire. Forcément, j’abandonnai mes études et je fis un peu de tout pour vivre, jusqu’au jour où, entrant chez un bookmaker, j’appris tous les métiers concernant les jeux sous toutes les formes ; pendant deux ou trois ans je courus tous les champs de courses et toutes les villes d’eaux de l’Europe entière et bientôt le pari à la cote ou mutuel, les petits chevaux et tous les jeux et combinaisons connus pour dépouiller le gogo, le pante ou la poire, comme l’on dit, n’eurent plus de secret pour moi.

Cependant un beau jour mon patron fut arrêté, je me souvins que j’appartenais à une famille honorable et je résolus de me retirer des affaires, si j’ose m’expliquer ainsi, pour courir moins de risques, tout en vivant tranquillement, en exerçant l’un des trucs que j’avais appris de mon patron.

Et s’arrêtant un instant, il reprit :

— Voilà en quoi consiste le tour que vous m’avez vu mettre en pratique tout à l’heure et qui m’assure une vie tranquille et je dirai même large, sans aucun risque. Je cours les villes d’eaux et lorsque dans un casino, autour du tapis vert, je découvre un grec — du premier coup d’œil — je m’assoie auprès de lui et ponte sur son jeu. Il refuse naturellement, mais je lui marche vigoureusement sur le pied, sous la table ; il a compris et me laisse faire.

— Et s’il refuse toujours ?

— Alors je le surprends en flagrant délit de tricherie et le fais arrêter.

— Vous êtes la terreur des grecs.

— Non, je suis leur modeste parasite.

— C’est curieux.

— Que voulez-vous, les hommes ont les puces, les arbres leurs mousses, les animaux leurs parasites, le requin son pilote, moi je suis le parasite des rastaquouères et des grecs.

— C’est très fort.

— Non, c’est simplement pratique ; mais gardez-moi le secret, ou tout au moins ne me désignez pas autrement.

— Vous craignez la concurrence ?

— Ma foi non, car il faut trop de flair et de sang-froid pour exercer mon métier ; et puis quelquefois l’on peut redouter des vengeances des bandes affiliées aux grecs.

— Aussi je reste peu de temps dans chaque ville pour ne pas me brûler au feu de ces gens-là dont on a tout à redouter : et puis, je ne travaille que six mois par an, le reste du temps je disparais.

Et pendant ce temps-là ?

— J’achève ma médecine.

— Décidément vous êtes très fort.

— Mais pas du tout, je suis simplement un philosophe qui vit sur le commun d’autres philosophes, qui observe la vie et connaît le cœur humain et ses vices cachés et que les dures nécessités de la vie ont rendu pratique.

Il n’y a rien de tel que la misère pour vous rendre ingénieux.

Et sur cette dernière réflexion de mon extraordinaire inconnu, le parasite des grecs, j’allai me coucher, en pensant qu’à Sparte, il eut été un grand homme !