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L’HÔTEL DES INVALIDES

nécessité de le repeupler. — les guerres pourvoyeuses de pensionnaires


Pétition adressée au ministre de la guerre par un groupe de vétérans.


J’ai eu dernièrement la rare bonne fortune de trouver dans un wagon, le brouillon d’une pétition adressée au ministre de la guerre par une poignée de vieux brisquards très Patrie française et comme elle m’a paru curieuse à plus d’un titre, j’ai résolu d’en citer ici quelques courts extraits. Je commence :

« … Vous n’ignorez pas, Monsieur le ministre, que la France doit l’Hôtel des Invalides à l’une des pensées les plus glorieuses de Louis XIV, dit l’Aimable, qui fit commencer les travaux en 1670 et les fit poursuivre jusqu’en 1706. Votre Excellence n’ignore pas davantage que cet admirable monument construit pour contenir primitivement 4.000 hommes, en abrita jusqu’à 10.000 sous le règne de Napoléon le Grand, dit le Faucheur.

« Eh bien, ce monument, tout à la fois auguste et vénérable, qui fut l’asile des hommes les plus illustres et même des femmes valeureuses qui n’avaient pas de poil dans la main, comme le capitaine Brulon, est aujourd’hui à peu près désert, parce qu’il n’y a plus de grandes guerres et c’est là ce qui nous comble de confusion pour l’honneur de l’armée et la gloire nationale.

« Le dernier des Napoléon n’avait certainement pas la santé ni le culot du premier, mais enfin, il fit encore de son mieux et nous donna successivement les guerres de Crimée, d’Italie, de Chine, d’Algérie, d’Asie-Mineure, du Mexique, sans compter la campagne de 1870, pour repeupler et redorer un peu notre cher Hôtel des Invalides.

« Mais, depuis la guerre, plus rien, Monsieur le Ministre, plus rien, vous le savez mieux que nous ; à peine quelques petites expéditions coloniales, quelques promenades contre les Kroumirs où il n’y a pas de morts et pas même de blessés.

« C’est une honte et on se demande quelles sont les panades qui nous gouvernent aujourd’hui.

« Et tenez, puisque nous parlons de panade, il n’y a même plus de quoi en faire dans le fond de la grande marmite des Invalides, avec la poignée, la pauvre petite poignée de deux sous d’invalos qui nous restent.

« On a bien tué des milliers et des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants et blessé des centaines de mille d’autres dans la dernière croisade de Chine, mais c’était toujours des Chinois et pas des Français et qu’est-ce que vous voulez que ça nous f…, sauf votre respect, puisque nous ne pouvons pas repeupler notre Hôtel bien-aimé avec ces satanées peaux jaunes.

« Autrefois, on se faisait gloire aux Invalides de posséder une collection complète de toutes les infirmités humaines, de toutes les blessures et autres accidents divers et d’été, de toutes les opérations traumatiques, comme disent les majors ; on voyait défiler au soleil, toutes les après-midi, ceux qui avaient perdu un bras ou une jambe et ceux qui avaient perdu les deux, les culs-de-jatte, sauf votre respect, traînés par les camarades les moins ébréchés dans leur cupule, comme disait ce vieil aumônier qui avait été dragon au 3e voltigeur des grenadiers de la garde, sous l’Ancien ! Puis venaient l’invalide au nez en argent qui avait subi l’opération de la rhinoplastie, comme disait ce vieux trompette que les camaros appelaient le Rhinocéros — c’est rosse tout de même ; — puis celui qui avait un palais en argent. oui, Monsieur le Ministre, — un palais ; et celui qui avait en Palestine subi une exécution plus grave pour avoir dans un harem, suffit… On lui avait remis son manche en or par ordre de l’Empereur.

« C’était le bon temps et nous nous souvenons même d’avoir entendu raconter à nos ancêtres, aux vieux de la vieille, à ceux qui s’en allaient encore vaillamment faire le tour de la Colonne au 1er janvier et au 15 août, comment un jour ils avaient eu le très grand honneur de recevoir et d’héberger l’invalide Belge, auquel Napoléon n’avaient rien laissé du tout. Ah ça ne leur avait pas coûté cher ; ils en rigolaient encore vingt.ans plus tard.

« Aujourd’hui il n’y a plus rien, pas même un invalide à la tête de bois c’est bien l’abomination de la désolation.

« Où sont ces bonnes causeries tout le long des bancs des boulevards voisins où les invalos mettaient sécher leur mouchoir avec précaution, pour se resservir de leur tabac à priser jusqu’à extinction de chaleur humaine ? Ça faisait loucher les grandes dames du boulevard des Invalides, mais bast, on s’amusait à raconter les campagnes de l’Autre et le temps passait gaîment en pensant à tous les bons bougres que l’on avait estourbis dans sa vie.

« Les plus jeunes risquaient même un brin de cour aux nourrices sèches du quartier et l’on cite même une de ces malheureuse qui était devenue aussi intéressante que sa position, grâce aux savantes manœuvres d’un invalide qui n’avait subi aucune opération en Palestine.

« L’année suivante, les plus malins avaient fait une revue épatante sur ce sujet, intitulée Le fils de l’invalide ou le triomphe de l’amour !

« Toujours chevaleresque, l’invalide avait épousé sa Dulcinée et monté avec elle un petit bistro, très prospère, avenue de la Motte-Piquet…

« Mais nous nous arrêtons, car les larmes nous viennent aux yeux, à ces souvenirs par trop émollients et racornis cependant par la vétusté du temps !

« Aujourd’hui, macache, comme disent ces sacrés arbis, n. i, ni, c’est fini et l’Hôtel des Invalides est dans la noire purée du marasme subséquent.

« Il n’y a quasiment plus de pensionnaires et voilà même que l’on parle de renvoyer les derniers chez eux avec une pension, de renverser la marmite et de faire de la boîte des vieux un musée !

« Ça, ça n’est pas possible ! Ce serait trop dur pour notre pauvre vieux cœur de vieux troubades.

« Un instant, nous avons frémi de joie avec le colonel Marchand, pensant que Fashoda allait mettre le feu aux poudres ; notre espoir ayant encore une fois été déçu, nous venons vous prier respectueusement, Monsieur le Ministre, de bien vouloir préparer et provoquer avec vos honorables collègues une belle et bonne guerre qui fauche 300.000 hommes et fasse un million de blessés.

« Avec cela, il y aura de quoi repeupler l’Hôtel des Invalides, de quoi remplir la grande marmite et lui rendre son antique splendeur.

« Confiants dans votre ardent patriotisme, nous sommes, Monsieur le Ministre, etc…

(Suivent les signatures).

Décidément, ce brave Déroulède a des partisans qui sont bien amusants, et n’est-ce pas que ça valait la peine de conserver un pareil document ?