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LA SOCIÉTÉ DES CINQUANTE KILOS

une nouvelle société de secours mutuels peu banale. — du champ de courses de longchamp à biribi. — les disciplinaires et les jockeys. — les hommes maigres se défendent.


Lorsqu’une invention arrive à la connaissance du public, il y a longtemps ou qu’elle était faite, ou qu’elle avait des devancières, ou que plusieurs savants ou praticiens l’avaient faite en même temps.

Il en est de même des idées et lorsqu’elles arrivent à se traduire d’une manière évidente et tangible, c’est qu’elles étaient dans l’air depuis longtemps ; comme l’on dit, ce qui arrive à prouver que tout subit une gestation, en ce bas monde, les idées comme les êtres.

Seulement il faut l’occasion, le choc, l’étincelle électrique, la goutte d’eau qui fait déborder le vase, voilà tout.

Il est bien évident que les hommes maigres étaient furieux depuis longtemps de se sentir écrasés sous le poids de la Société des cent kilos et souffraient amèrement de leur isolement et de leur petitesse ; seulement c’est l’occasion qui leur manquait pour secouer leur torpeur et se jeter spontanément dans les bras l’un de l’autre, dans un beau mouvement de solidarité humaine.

Or, précisément cette occasion vient de se produire dans des conditions assez tragiques pour réveiller les bonnes volontés les plus endormies et les plus disposées à flancher, comme l’on dit.

Jugez-en plutôt :

Dernièrement, à Lyon, les voyageurs qui se trouvaient en gare de Perrache, à l’arrivée du train express de Marseille, ont été les témoins d’un lamentable spectacle. Dans un compartiment réservé d’une voiture de deuxième classe se trouvait un soldat portant l’uniforme gris des disciplinaires, que deux infirmiers accompagnaient à Châlons-sur-Marne, où il doit être enfermé dans un asile d’aliénés.

Ce soldat, âgé de vingt ans, se nomme Émile Lasault. Son odyssée est lamentable. Lasault avait été incorporé au 3e bataillon d’infanterie légère d’Afrique, mais, s’étant rendu coupable du délit de destruction d’effets, il fut condamné par un conseil de guerre à la peine des travaux publics.

Il ne tarda pas à tomber malade et fut transporté à l’hôpital de Bizerte.

À dater de ce moment, c’est-à-dire depuis quinze mois, Lasault ne voulut plus avoir aucun rapport avec le reste des humains. Pas une fois il n’ouvrit les yeux ni ne prononça une parole, s’alimentant seulement d’un peu de lait qu’il absorbait quand il était seul. À ce régime, la raison du pauvre garçon finit par succomber, et ce n’est qu’une pitoyable loque rappelant l’aspect de Blanche Monnier, la séquestrée de Poitiers, que j’ai pu voir, étendue sur les coussins du compartiment.

On se fera une idée de la maigreur cadavérique du malheureux soldat quand on saura que, malgré sa taille plutôt élevée, Émile Lasault pèse exactement 34 kilogrammes et demi, c’est-à-dire le poids d’un enfant de douze ans.

Du moins c’est ainsi que s’exprimaient les gazettes dans leur trop légitime indignation, et tout de suite ces fameux et sinistres 34 kilogrammes furent comme un trait de lumière qui traversa l’esprit des rares survivants ou plutôt des rares débris de Biribi, des Bat. d’Af et, immédiatement, ils résolurent de se réunir, de se syndiquer et de former une Société de Secours mutuels, hélas ! bien réduite et bien modeste, entre les quelques survivants ou revenants, sous le vocable typique dans sa lamentable simplicité : la Société des 50 kilos, maximum !

Deux vieux débris se consolaient entre eux, cinq ou six si vous voulez, et cette touchante Société de braves gens qui n’avaient que la peau sur les os allait fonctionner régulièrement sous la présidence du pauvre 34 kilos, comme appellent ses camarades, lorsqu’elle reçut une longue lettre, au nom des jockeys de Paris, affirmant que, d’une façon générale, ils avaient la triste conviction de détenir le record de la maigreur.

On dut immédiatement remanier les statuts, leur donner plus d’ampleur et c’est ainsi qu’à peine constituée, la Société des 50 kilos dépassait un millier de membres, grâce aux hommes de chevaux qui y étaient entrés en bloc.

Mais, les choses ne devaient pas en rester là ; quoique les journaux il n’en aient pas encore parlé, bientôt la jeune, prospère et déjà importante Société des 50 kilos maximum devait recevoir une missive encore bien plus surprenante que la première ; elle émanait du comité central de tous les syndicats de mineurs de France, réclamant hautement le droit d’entrer également dans la Société des 50 kilos, étant encore hélas ! infiniment plus maigres que les jockeys qui se vantent et sont encore un peu plus entrelardés qu’un pauvre mineur du fonds et du tréfonds.

La chose, leur fut accordée de suite et d’un coup la Société née de la veille, voyait ses membres passer de 1 350 à 162 749, vous entendez bien à 162 749 !

Du coup, il y eut une assemblée générale qui se réunit par un beau soleil, un de ces derniers dimanches, sur le champ de manœuvre de la plaine d’Issy. On n’avait pas trouvé d’autre emplacement et avec leur famille, les délégués ou représentants, ou membres actifs étaient encore au nombre de 43 871.

Conme la chose n’a pas transpiré, vu que l’air était assez vif et froid ce jour-là, je vais résumer rapidement, pour mes fidèles lecteurs, les résolutions importantes qui ont été prises au cours de cette assemblée vraiment extraordinaire.

La cotisation est restée fixée à six francs par an, soit cinquante centimes par mois, mais pour être forts et puissants tout de suite, un membre qui faisait un bruit épouvantable avec ses os en s’asseyant, a proposé de faire verser à tous les membres, afin de faire un fonds de caisse cela fut voté par acclamation et aujourd’hui la Société débute, en dehors des cotisations, avec une jolie somme de 813 745 francs déposée à la Banque de France. Dans quelques jours, avec l’élan donné et la misère publique qui fait maigrir tout le monde, il y aura un million en caisse.

Alors un jockey qui appartient à l’un des manèges les plus célèbres de chevaux de bois, en homme pratique, demanda d’installer le siège de la Société des 50 kilos dans la galerie des Machines, en proposant, en même temps de l’acheter à la ville, car c’est le seul endroit ou l’on pourra tenir les assemblées générales les jours de pluie et de mauvais temps et encore peut-être en deux fournées. — Adopté à l’unanimité.

Ce que c’est tout de même quand une idée est juste et dans l’air, comme je le disais en commençant, le succès foudroyant de cette Société des 50 kilos maximum, est vraiment admirable et encore elle ne fait que débuter !

Mais je poursuis : un membre fit remarquer avec juste raison que l’on ne pouvait pas admettre les femmes, car il y en aurait trop et ce serait trop facile ; cependant il demanda que l’on veuille faire une exception en faveur de Sarah Berhnardt que l’on pourrait nommer présidente d’honneur. Une discussion confuse sur le poids réel de la célèbre aéronaute-sculpteur s’en suivit et finalement sa candidature fut repoussée à une forte majorité.

On allait se séparer lorsque le troisième vice-président proposa de créer des armes parlantes pour la jeune Société.

Les 43 871 délégués ou membres se roulèrent de joie dans la plaine d’Issy — ça n’est pas là — et firent un grand nuage de poussière qui fut aperçu de Longjumeau et de Rambouillet et qui fit croire à une nouvelle et subite irruption du Mont Martre. Heureusement il n’en était rien et le calme rétabli, on vota par acclamations sa proposition de placer deux harengs-saurs en croix sur un écusson pour former les armes parlantes de la société des 50 kilos, maximum.

Qu’est-ce que c’est à côté de cette immense manifestation que la pauvre petite société des 100 kilos ? je vous le demande. Cette fois, comme toujours, le nombre a tué l’exception.

Mais s’il y a tant de gens maigres sur la terre, si les revenants de Biribi et des Bat. d’Af., les jockeys et les mineurs peuvent constituer, en, quelques jours, une société prospère de près de 200 000 hommes sous ce nom éloquent et terrible de la Société des 50 kilos maximum, cela prouve qu’il y a encore beaucoup de métiers horribles et de navrantes misères sur la terre et c’est véritablement les larmes aux yeux que je fais cette triste et peu consolante constatation.