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LES ÉVÉNEMENTS ARTISTIQUES ET LITTÉRAIRES DU JOUR

félix Arvers, ernest reyer, le marquis de sade. — comme le temps passe ! — un demi-siècle de vie littéraire.


Un de ces derniers dimanches, discrètement, à dix heures et demie du matin, on inaugurait une plaque commémorative sur la maison où naquit Félix Arvers, 12, quai d’Orléans, le 23 juillet 1806, dans cette tranquille île Saint-Louis, au coin même de la rue Budé, de ce grand Budé, à la mémoire duquel je suis allé prononcer un discours l’autre jour à Yères.

Personne ne se souvient de l’auteur dramatique, mais tout le monde a présent à l’esprit son fameux sonnet :

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère :
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.

Hélas ! j’aurai passé prés d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés et pourtant solitaire,
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre.
Elle ira son chemin, discrète et sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas.

À l’austère devoir pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle :
« Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.

Je ne veux pas refaire ici l’histoire d’Arvers, qui vient de paraître dans tous les journaux, ni rappeler comment il fut un précurseur de M. Brieux, dans ses Avariés ; seulement on sait qu’il mourut jeune, en 1850, à quarante-quatre ans. Mourut-il de chagrin amoureux et quel fut l’objet de sa flamme, comme disaient nos grands-pères ? tout est là.

Dans le discours de L. Séché, je retiens ce passage, qui semble éclairer définitivement la question.

Mais le plus curieux point d’histoire littéraire dans la vie d’Arvers est de savoir quelle était l’ inspiratrice du sonnet qualifié « d’adorable » par Sainte-Beuve.

« On ne la connaît pas, cette femme, 1878 Théodore de Banville. Non, on ne la connaît pas, et il ne faut pas qu’on la, connaisse. Ceci est encore l’éternelle justice. Comme elle n’a pas deviné l’amour chaste et résigné du poète, comme elle ne lui a donné ni une consolation ni un sourire, il faut aussi qu’elle ne marche jamais sur le tapis triomphal qu’il avait étendu devant ses pieds dédaigneux. Nul ne peut lui reprendre l’immortalité qu’elle a reçue ; mais, tandis que la lumière des étoiles rit et se joue sur sa robe de fiancée, son visage restera inconnu et voilé d’une ombre éternelle… »

Depuis l’époque où Banville préfaçait ainsi les Heures perdues, des curieux d’anecdotes ont dirigé de ce côté leur effort. On crut d’abord que les vers étaient adressés à Mme Victor Hugo, mais les survivants du romantisme démontrèrent que c’était une légende. On sait maintenant que la dédicataire du sonnet fut Mme Mennessier, née Marie Nodier.

Arvers l’avait aimée jeune fille, il avait même épouser, mais il se laissa devancer, et songé à l’épouser, mais il se laissa devancer, et quand Marie Nodier fut mariée, il se contenta d’écrire sur son album le fameux sonnet.

Arvers subit le charme comme tout le monde et même à un plus haut degré peut-être parce qu’il avait une plaie au cœur que amour seul pouvait guérir. Pour mieux se faire comprendre de la Muse de l’Arsenal, il eut recours à un moyen très ingénieux. Il écrivit son bienheureux sonnet sur l’album de Marie. Le comprit-elle ? Ici, mesdames et messieurs, nous entrons dans le domaine du mystère. Respectons-le. Arvers avait aimé à vingt ans une jeune fille de son âge qui lui avait été ravie par la mort avant qu’il ait pu réaliser son rêve.

Mon père, Théodore Vibert, l’auteur des Girondins qui venaient de paraître en 1860 et qui avaient fait grand bruit dans le monde des poètes, était très lié avec Émile Deschamps, l’ancien jeune protégé de Napoléon 1er, qui lui avait donné une si jolie tabatière. Émile Deschamps avait écrit une lettre enthousiaste à mon père, en autorisant à la publier et à la répandre et nous allions souvent, mon père et moi, passer l’après-midi à Versailles, auprès de ce grand vieillard au nez bourbonnien, dont la bonté était proverbiale dans le monde des lettres.

C’est là où nous rencontrâmes souvent Mme Mennessier-Nodier et lorsqu’en 1867 mon père fut nommé juge de paix à Montfort-sur-Risle, tant il est vrai que les lettres n’enrichissent pas leur homme, notre première visite fut pour Marie Nodier, dont le mari, M. Mennessier, était receveur particulier à Pont-Audemer. Entourée de ses jeunes filles, elle était déjà blanchissante, mais toujours aimable et charmante. Je ne l’ai point connue à l’Arsenal, car j’étais trop jeune, puisqu’à ce moment-là, en 1867, je n’avais encore que seize ans, mais ce que je sais bien, c’est que j’ai gardé d’elle, moi aussi, un souvenir attendri et que c’est toujours avec une espèce de mélancolie, tout à la fois triste et joyeuse, que j’invoque ces heures littéraires et déjà lointaines de ma prime jeunesse.

J’en dirai volontiers autant en parlant d’Ernest Reyer, le grand et illustre compositeur, le continuateur tout à la fois de Félicien David et de Berlioz, et pour la couleur, et pour la science. De 1863 à 1866 environ, si mes souvenirs sont exacts, Ernest Rey et non pas Reyer, qui n’est qu’un nom de guerre, rentrait d’Algérie et venait de donner sa Statue, si curieusement écrite. Sa femme tenait une modeste boutique de mercerie rue Bréa, presque à la place Vavin ; sa fille, Ernestine Rey, une grande et superbe fille un peu plus âgée que moi de deux ou trois ans, était élève du Conservatoire et comme nous habitions alors au 130 du boulevard Montparnasse, tous les jours j’allais à cinq heures, avant dîner, prendre une leçon de piano d’une heure avec Mlle Ernestine Rey, qui me faisait très bien et très sérieusement travailler dans la modeste arrière-boutique de sa mère.

C’est là où j’ai vu souvent moi-même Ernest Reyer, et si ces lignes tombent aujourd’hui sous les yeux du nouveau Grand-Croix de la Légion d’honneur, ça le reportera presque au début de sa belle carrière artistique, à plus de quarante ans en arrière ! Comme le temps passe tout de même !

Et, ma foi, si j’ai appris le piano, tant bien que mal dans ma jeunesse, comme tous les jeunes gens qui n’ont que peu de temps à y consacrer, c’est pour moi un vrai plaisir de penser que je le dois au savoir et aux bons soins de la fille de l’illustre compositeur.

Après ces grandes et ces admirables figures des amis de mon enfance que je viens d’évoquer, je suis presque embarrassé de dire un mot du fameux marquis de Sade, et cependant je crois qu’il est de mon devoir d’homme de lettres de le faire aujourd’hui, car ne doit-on pas parler toutes les fois que l’on se figure détenir une parcelle de vérité ! Et s’il en était autrement on ne serait pas un écrivain sérieux et probe. Or, aujourd’hui M. H. d’Alméras vient de publier un gros volume sur le Marquis de Sade ; l’homme et l’écrivain, qui me paraît bien être, je ne dirai pas encore sa réhabilitation, mais du moins un acheminement vers cette réhabilitation partielle.

Et, en admettant que nous n’en soyons encore qu’aux plaidoyers, il faut bien admettre que l’on en arrive à se demander si le divin marquis n’a pas tout simplement été victime des haines et des jalousies féroces de certains personnages de son temps.

Je n’ai ni la place ni le loisir de suivre ici, pas à pas, M. d’Almeras dans sa curieuse étude ; mais, enfin, il est certain qu’il a commencé par être victime de parents imbéciles qui n’ont pas voulu lui laisser épouser la jeune fille qu’il aimait. L’Aurore résume très bien la question :

« Il a la réputation d’un « mauvais sujet », mais jusqu’à son mariage aucun scandale ne l’a signalé. C’est de ce mariage malheureux que datent toutes ses extravagances. Assidu de la famille de Montreuil, il aime Louise, mais les Montreuil le destinent à Renée-Pélagie, qu’il épouse. Alors, dit M. d’Adméras, « il se rejeta avec une sorte de fureur dans cette vie de plaisirs qui lui semblait, dans la détresse morale où il se trouvait, une vengeance très légitime et une revanche. Il se remit à faire des dettes.

« Il eut non seulement comme les autres du mépris, mais une véritable haine pour ces femmes vulgaires, niaisement vicieuses, incapables de guérir la plaie qu’il avait au cœur, courtisanes et actrices qui étaient souvent jolies, quelquefois aimables, mais à qui ne pardonna jamais de n’être pas Louise de Montreuil. »

Pour moi, voilà tout le secret de sa vie, secret touchant entre tous, et il y a loin de là à la légende absurde que l’on a créée autour de la vie et de la mémoire même du pauvre marquis.

Plus tard, il arrive à enlever sa belle-sœur Louise et à s’enfuir avec elle en Italie ; mais bientôt il est incarcéré à Milan, et c’est sa femme qui prépare son évasion et c’est alors qu’il envoie au gouverneur une lettre célèbre qui est un véritable chef-d’œuvre d’esprit.

Encore une fois je ne puis pas écrire ici l’histoire du marquis de Sade ; mais ce qui est bien certain, c’est que l’amour et le dévoûment de sa femme et de sa belle-sœur n’auraient pas été si profonds, si entiers, si nobles, s’il avait été le monstre de la légende ; c’est que la plupart des écarts qui lui sont reprochés, à Arcueil ou ailleurs, sont loin d’être prouvés ; c’est que l’on a trouvé le moyen de le maintenir en prison une partie de sa vie sans motifs, par pure haine ou par vengeance et jalousie c’est enfin qu’il avait un certain talent littéraire, surtout pour son temps, quoi que l’on en ait dit.

Enfin il mourut en prison, sans l’ombre d’un motif sérieux, comme toujours.

On prit, pour arrêter Sade, prétexte de la réimpression de Juliette, et il passa de Sainte-Pélagie à Bicêtre, de Bicêtre à Charenton. Il mourut là, le 3 décembre 1814, à soixante-quinze ans. Son testament contenait les prescriptions suivantes :

« Je défends que mon corps soit ouvert, sous quelque prétexte que ce puisse être. Je demande, avec la plus vive instance, qu’il soit gardé 48 heures dans la chambre où je décéderai, placé dans une bière en bois qui ne sera clouée qu’au bout des 48 heures prescrites ci-dessus, à l’expiration desquelles ladite bière sera clouée ; pendant cet intervalle, il sera envoyé un exprès au sieur Lenormand, marchand de bois, boulevard de l’Égalité, 101, à Versailles, pour le prier de venir lui-même, suivi d’une charrette, chercher mon corps pour être transporté sous son escorte au bois de ma terre de la Malmaison, commune de Mancé, près d’Épernon, où je veux qu’il soit placé sans aucune espèce de cérémonie dans le premier taillis fourré qui se trouve à droite dans ledit bois en y entrant, du côté de l’ancien château par la grande allée qui le partage. Ma fosse sera pratiquée dans ce taillis par le fermier de la Malmaison, sous l’inspection de M. Lenormand, qui ne quittera mon corps qu’après l’avoir placé dans ladite fosse ; il pourra se faire accompagner dans cette cérémonie s’il le veut par ceux de mes parents ou amis qui, sans aucune espèce d’appareil, auront bien voulu me donner cette dernière marque d’attachement. La fosse, une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que par la suite le terrain de ladite fosse se trouvant regarni et le taillis se trouvant fourré comme il était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent, de dessus la surface de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s’effacera de l’esprit des hommes.

« Fait à Charenton-Saint-Maurice en état de raison et de santé, le 30 janvier 1806.

(Signé :) D. A. F. SADE. »

Il est évident que ces lignes sont vraiment fort belles, et il faudrait rechercher s’il n’a pas été, comme tant d’autres, victime des haines imbéciles de Joséphine, vers la fin de sa vie.

Maintenant, on lui reproche ses romans légers ; mais à ce compte-là, Paul de Kock et bien d’autres auraient dû passer leur vie également en prison !

La vérité, c’est que le procès du marquis de Sade se pose de nouveau, impérieusement, devant l’opinion, et qu’au nom de la vérité et de la justice il faut le reviser impartialement, ne fût-ce que pour démasquer la lamentable et trop longue théorie de ses bourreaux s’acharnant après lui toute sa vie et inventant une légende absurde pour avoir le droit de le maintenir en prison.

L’ouvrage de M. d’Alméras est fort bien fait, mais timide ; et maintenant, au nom de la vérité et de la justice, c’est l’œuvre de recherches, d’enquêtes minutieuses et de logique implacable d’un juge d’instruction que nous demandons. Et nous la demandons non pas pour le vain plaisir de réhabiliter le marquis de Sade, mais pour l’honneur même des lettres, pour l’honneur de notre rude métier.