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SOUVENIRS LITTÉRAIRES D’ANTAN

la vitalité des classiques. — lamartine amoureux. — l’orthographe de l’impératrice. — les trois Dumas. — un sonnet d’un poète coloriste mort jeune.


Il est de mode dans la jeunesse sans talent qui veut cacher sa paresse ou son impuissance, sous un snobisme de mauvais aloi, de mépriser les ancêtres ou simplement les vieilles barbes.

C’est ainsi qu’il était bien porté, il y a quelques années dans ce monde de la fausse bohême, de la bohême en chrysocale de déclarer que Francisque Sarcey encombrait l’horizon !

Cependant, il y en a de ces vieux qui ont la vie dure, parce qu’ils avaient du talent, ou simplement du génie comme Molière.

À ce point de vue, la petite statistique suivante n’est pas sans intérêt, car elle est comme le plus éloquent des hommages rendus à nos grands ancêtres.

La Comédie-Française a repris avec éclat les principales pièces de Corneille. De 1680 à 1900, on relève 919 représentations du Cid ; 950 du Menteur; 619 de Cinna ; 586 d’Horace ; 418  de Polyeucte ; 396  de Rodogune ; 290  de Nicomède ; 265  d’Héraclius ; 165  de Pompée.

De 1900 à 1905, Corneille fut représenté dix, quinze, vingt fois chaque année. C’est à peu près sa moyenne. Il arrive au troisième rang, suivant de très loin Molière qui dépasse souvent le chiffre de cent, et de très près Racine qui franchit quelquefois le chiffre de vingt.

Puisque je parle des grands ancêtres, il est tout naturel que je dise un mot de Lamartine que mon père a connu dans des circonstances singulières qui n’étaient guère à l’honneur de son caractère et que je raconterai, à la première occasion.

Un littérateur italien, M. Gabrielle, vient de découvrir dans les registres de l’église de Mergellina, à Naples, l’extrait de naissance de Graziella, que Lamartine aima et qu’il immortalisa en écrivant le livre touchant que l’on connaît.

C’était la fille d’un pêcheur de Procida qui vint s’établir à Naples ; son nom était Graziella Mucchitiello. Tombée amoureuse d’un officier de marine, elle mourut, comme Virginie, au cours d’un naufrage dans le golfe de Naples.

Le curé actuel de la paroisse de Mergellina est le propre neveu de Graziella et porte le même nom, Mucchitiello. Interrogé par M. Gabrielle, il lui a fait les déclarations suivantes :

— Oui, Graziella a existé : c’était ma tante. Sa sœur, ma mère, avait loué une chambre à un monsieur français, un certain La… La…

— Lamartine ! interrompit M. Gabrielle.

— Oui, Lamartine, répondit le curé. Ce Lamartine disparut de Naples après la mort de Graziella.

Le curé de Mergellina n’a pas su dire si sa tante Graziella Muchitiello avait réellement noué un roman d’amour avec le « monsieur français, un certain Lamartine ».

Lamartine avait été toute sa vie profondément poseur et égoïste et le récit de cette séduction et de cet abandon révèle chez lui un manque de sens moral absolu. Il est évident que Graziella restera toujours comme une tache à sa mémoire et que sa pauvre petite victime aura toujours l’estime et la pitié des honnêtes gens.

Ce gentilhomme amoureux aurait dû se souvenir que ce n’est pas ainsi que se conduit un homme de cœur et un honnête homme.

Mais pour revenir aux questions purement littéraires, il faut bien reconnaître que notre belle langue n’est pas facile à manier et que lorsque l’on arrive à l’écrire comme Renan, c’est que l’on a vraiment du talent. En voici une nouvelle preuve.

Un jour Mérimée proposa cette dictée à la cour de Napoléon III, alors en villégiature à Compiègne. L’empereur trouva moyen de se faire corriger cinquante fautes — l’impératrice, il est vrai, atteignit le chiffre quatre-vingt-dix !

« Pour parler sans ambiguïté, ce dîner à Sainte-Adresse, près du Havre, malgré les effluves embaumées de la mer, malgré les vins de très bons crus, les cuisseaux de veau et les cuissots de chevreuil prodigués par l’amphitryon, fut un vrai guêpier.

Quelles que soient, quelqu’exiguës qu’aient pu paraître, à côté de la somme due les arrhes qu’étaient censées avoir données la douairière et le marguillier, il était infâme d’en vouloir pour cela à ces fusiliers jumeaux et mal bâtis, et de leur infliger une râclée alors qu’ils ne songeaient qu’à prendre des rafraîchissements avec leurs coreligionnaires.

Quoiqu’il en soit, c’est bien à tort que la douairière par un contre-sens exorbitant s’est laissé entraîner à prendre un râteau, et qu’elle s’est crue obligée de frapper l’exigeant marguillier sur son omoplate vieillie.

Deux alvéoles furent brisées, une dyssenterie se déclara, suivie d’une phtisie.

Par saint Martin, quelle hémorragie s’écria ce bélitre ! À cet événement, saisissant son goupillon, ridicule excédent de bagage, il la poursuit dans l’église tout entière. »

On sait que de tout temps les grands de ce monde ont mis une certaine coquetterie à afficher leur ignorance, et pour cause ; parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement ! Mais il faut avouer que cette dictée était raide et j’avoue que, pour ma part, je ne comprends pas l’accord au féminin pluriel du mot censées.

Maintenant, il est évident que c’est là la science du langage et qu’un écrivain peut avoir beaucoup de talent, sans pour cela posséder à fond, toutes les finesses, tous les idiotismes dudit langage, comme Mérimée, ou tous les mots techniques, comme Théophile Gautier.

À propos des trois Dumas et de leurs statues qui doivent former comme un triangle symbolique sur la place Malesherbes, de telle sorte qu’un mauvais plaisant les a appelés les fils trois points ! il est peut être bon de rappeler que le premier des Dumas, le général, le père de l’auteur des Mousquetaires n’a aucun titre à cet honneur, au contraire.

On parle de lui à cause de son fils et de son petit-fils, c’est insuffisant ou c’est trop plutôt.

Lorsque Charles VII ennoblit Jeanne d’Arc et tous ses ancêtres dans leurs tombeaux, le geste parut peut-être beau sur le moment ; mais aujourd’hui l’histoire s’en gondole encore, rien que d’y penser, et il est trop tard vraiment pour recommencer la même fumisterie avec les trois Dumas.

Alexandre Davy de la Pailleterie, le premier Dumas connu, était un général de Napoléon, né en 1762, à Saint-Domingue, et mort en 1807, âgé de quarante-cinq ans.

Napoléon a usé ainsi des milliers de généraux inconnus qui n’ont point de statue et celui-là, lors de la guerre de l’Indépendance, qui devait se terminer par la proclamation de la République d’Haïti et l’abolition de l’esclavage, au lieu de se mettre du côté de ses compatriotes, est resté du côté du tyran, du côté du mari de cette Joséphine, de cette créole qui avait l’horreur des noirs et des gens de couleur.

En Haïti, aujourd’hui on considère le général Dumas, comme un traître à son pays et sans aller jusque-là, on ferait infiniment mieux, du moins, de jeter le voile de l’oubli sur un général noir qui n’a pas même eu le courage de défendre sa couleur, sa race et son pays contre un tyran qui représentait alors le grand chef des négriers, puisqu’il ne voulait pas abolir l’esclavage.

Puisque je parle de noirs, cela me ramène à la côte d’Afrique. Vers 1885 j’étais attaché un instant au ministère de la Marine et des Colonies pour organiser, entre autres choses, l’exposition d’Anvers, lorsque j’y fis la connaissance d’un bon gros garçon réjoui, très mondain, célibataire, qui faisait de jolis vers amoureux qu’il allait réciter chez la femme de son ministre et dans les salons à la mode. Il avait la manie de collectionner les décorations et c’était — tout le monde latin reconnu — Eugène Bertin.

Je suis entré moi-même au XIXe siècle, avec About et Sarcey et je l’ai perdu de vue, lorsqu’un soir, à un dîner commémoratif de la Nouvelle Gaule, je l’ai retrouvé rayonnant. Il venait d’être nommé gouverneur à la côte Occidentale d’Afrique, à la Nouvelle-Guinée, si j’ai bonne mémoire. À peine arrivé, il tombait malade et mourait en rentrant, à quarante et quelques années à peine.

Tous ces souvenirs me sont revenus à l’esprit en lisant de lui dans un journal le joli sonnet suivant :


LE VIEUX POÈTE

Les grands comédiens de l’hôtel de Bourgogne
Ayant avec Corneille un gain faible et peu sûr.
Car, depuis Pertharite, il est toujours obscur,
Représentent Quinault adoré sans vergogne !

Corneille… À ce nom là tout le parterre grogne ;
Et le marquis répète : — Oh ! ce style est trop dur !
Qu’on nous donne Racine et si tendre et si pur.
Sombre, le vieux lutteur s’épuise à la besogne,

Il appelle Rodrigue, il invoque Cinna,
Et sous ses doigts glacés il n’obtient qu’Attila…
Mais ce soir son visage a pris un air de fête,

Il lève en souriant son vaste front penché,
La flamme a rejailli et le divin poète
Vers le palais d’amour accompagne Psyché.


Pauvre Eugène Bertin ! Que la terre ou la mer — car je crois bien qu’il a été jeté à la mer — lui soit légère, car il a beaucoup aimé et chanté les femmes et il restera comme un des poètes aimables de la fin du XIXe siècle, ce qui est bien déjà quelque chose.