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LA MUSIQUE À DOMICILE

vaste phonographe central à paris. — chants, monologues, musique de tous genres à domicile. — moyen de charmer les repas et les soirées. — tarif raisonnable. — auditions publiques et gratuites sur les places publiques et les squares. — suppression des musiques militaires.


Lettre ouverte à M. Simyan


Mon cher sous-secrétaire d’État,

L’un et l’autre nous nous sommes souvent occupés de ce bon Saint-Antoine de Padoue — pas de la même manière — et c’est ce qui m’incite aujourd’hui à m’adresser directement à vous pour vous exposer un projet dont je me crois l’inventeur et qui aurait du moins pour mérite d’équilibrer en partie le budget de l’État en créant de nouvelles et importantes ressources.

Rien, en effet, dans l’état actuel de la science, ne serait plus facile que de créer à l’administration centrale des Postes ou dans un palais neuf spécial ad hoc qui serait le palais de la Musique, comme l’administration centrale des téléphones, — Gutenberg est le palais de la Pensée, comme je l’ai écrit dans mon Berceau, — un vaste et puissant phonographe central, capable de desservir tout à la fois, tous les particuliers et tous les établissements publics et squares de Paris où l’on jugerait à propos de faire l’éducation artistique du peuple en lui donnant de la musique, du chant et des monologues aux oreilles bien entendu — et à l’œil par-dessus le marché — oh beauté de notre langue imaginée et argotique !

Comme pour le téléphone, vous pourriez faire payer un abonnement avec des prix gradués et relativement bon marché et de la sorte votre administration des Postes et Télégraphes, des Téléphones, des Phonographes, etc., aurait immédiatement la moitié au moins des citoyens parisiens comme abonnés.

Pour avoir les auditions pendant les repas, par exemple, ce serait 100 francs par an. Quand on y joindrait les soirées, ce serait 200 francs et enfin ceux qui ne pourraient pas dormir sans cela et en voudraient nuit et jour, devraient payer 400 francs par an.

Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble qu’au bout d’un an à peu près tout Paris et toute la banlieue seraient abonnés, ce qui ferait rentrer un nombre respectable de millions dans les caisses de l’État.

Naturellement, tout comme pour les téléphones, vous étendriez les installations d’abord à toutes les grandes villes de France, ensuite à tous les réseaux.

Il ne vous serait pas difficile, avec un budget relativement restreint, modeste et raisonnable, d’assurer le service par une double équipe, pour les repos nécessaires, de chanteurs, de diseurs, d’artistes des deux sexes, fonctionnaires à demeure de votre administration et fonctionnaires de grand talent.

Enfin vous pourriez facilement par l’entremise de votre collègue de l’Instruction publique qui est en même temps le ministre des Beaux-Arts, obtenir des théâtres subventionnés, Opéra, Opéra-Comique, théâtre Français et Odéon, qu’ils fassent entendre leurs grands artistes, leurs étoiles tous les vendredis, par exemple, à seule fin de flatter un peu les gens chics et les snobs et tous les dimanches pour le vrai peuple, pour tous les amateurs sincères de musique.

Naturellement on donnerait à ces grands artistes, de bons cachets et les palmes académiques, ce qui serait bien largement couvert ou plutôt ne paraîtrait qu’une goutte d’eau comparée aux millions nombreux que procureraient les abonnements demain à Paris et après-demain dans toute la France, ne vous y trompez pas.

Quant au fonctionnement public et gratuit du grand phonographe central dans les établissements publics, dans les jardins et les squares, dans les bois de Boulogne et de Vincennes à des endroits déterminés et abrités pour les nourrices, les bonnes d’enfants et même les mères de famille et les promeneurs, il n’est pas besoin d’insister, n’est-ce pas, mon cher sous-secrétaire d’État, sur les conséquences aussi variées qu’heureuses, sur les résultats aussi féconds que moralisateurs qui en découleraient immédiatement.

Ce serait en partie la disparition de l’alcoolisme, car, lorsque l’on est sous le charme enchanteur de la musique on ne pense pas à boire, car quand, comme aurait dit Victor Hugo, on écoute une mélodie enjôleuse, on oublie l’heure de l’apéritif !…

Et puis, cela déterminerait des vocations nouvelles chez ce peuple si artiste, chez ces enfants et bientôt, de la sorte, nous ne tarderions pas à être le premier peuple de compositeurs d’Europe, ce qui, j’en suis persuadé, sur un homme de caractère comme vous, est certainement destiné à faire une grande impression !

Je n’insiste pas sur de pareils avantages moraux, car je sens l’émotion me gagner et vous ne pourriez pas y échapper vous-même.

Mais à côté de ces deux énormes avantages : équilibre, en partie du moins, du budget et régénération morale de la nation, il y aurait encore une foule d’autres conséquences heureuses que je ne puis, hélas, qu’indiquer ici d’un mot, faute de place.

C’est ainsi que les batailles, les bagarres et les coups deviendraient à peu près inconnus, étant donné que la musique adoucit les mœurs, comme chacun sait et que les sergents de ville, n’ayant plus rien à faire, ne tarderaient pas à engraisser scandaleusement.

Enfin, vu que le rire est le propre de l’homme, en choisissant des monologues tout à fait spirituels et amusants — ce qui ne serait pas facile à la vérité — pourrait voir dans l’installation du Phonographe central un moyen puissant de thérapeutique, aussi gratuit qu’agréable, contre toutes les neurasthénies contemporaines.

Il est vrai que les apothicaires ne seraient pas contents ; mais, que voulez-vous, il y a un vieux proverbe qui dit que l’on ne peut pas faire plaisir à tout le monde et à son père.

Mais ce n’est pas tout ; de la sorte et ipso facto, toutes les musiques militaires seraient supprimées et ce seraient autant de jeunes gens rendus à la vie civile, dont la caserne ne ferait pas d’avariés et qui n’auraient pas besoin d’y rester, puisqu’ils ne sont soldats que de nom.

Voilà, grosso modo, mon cher Monsieur Simyan, quels sont les nombreux et immenses avantages que vous pourriez retirer de la création d’un phonographe central dans toutes les grandes villes de France, pour commencer.

Sur ce, veuillez me croire toujours, mon cher sous-secrétaire d’État, votre bien dévoué.