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FÉMINISME PRATIQUE

quelques réformes urgentes. — appel à la justice des hommes. — un peu d’égalité s. v. p.


Il est bien évident qu’entre les deux sexes il aura toujours des divergences profondes, des goûts, des besoins et des aptitudes qui ne sauraient être identiques ; c’est archi entendu.

Il est non moins évident que sous prétexte de Féminisme, je n’ai point la prétention de réduire tous les humains des deux sexes à la même taille en faisant comme Tarquin — pourquoi cet r ? — qui abattait toutes les têtes de pavot qui dépassaient les autres, ou comme Procuste, dont le lit est resté célèbre à travers les âges.

Mais enfin sans avoir cette manie égalitaire et sans même vouloir que toutes les femmes soit soldates ou marines — pardon pour ces féminins rares — tout comme nous, ce qui ne serait, à tout prendre que justice et même sergentes de ville ou gardiennes de la paix, ce qui serait tout à fait dans leur rôle, je pense que nous pouvons commencer immédiatement par une foule de petites réformes — oh ! combien petites ! — qui amèneront vraiment plus de justice et d’égalité entre les sexes.

Si je ne trouvais d’un goût tout à fait douteux de se décerner à soi-même des compliments, je dirais que c’est là parler d’argent, sinon d’or et que cette conception modérée de la question féminine est bien le comble de la sagesse ; mais j’aime mieux laisser le soin de formuler ce jugement flatteur aux femmes qui me feront l’honneur de me lire.

Or donc la matière étant immense et inépuisable, je vais me contenter pour aujourd’hui et à seule fin de bien faire saisir toute ma pensée, de donner seulement deux ou trois exemples qui me paraissent assez topiques pour rallier les suffrages des divers sexes.

Ainsi un homme marié vient-il à dévisser son billard ou à lâcher la rampe, comme disent les gens du grand monde au courant des belles tournures protocolaires, immédiatement sa femme devient Madame veuve un tel. Je sais bien que ce n’est pas encore si pénible que de se jeter vivante sur le bûcher où se consument les cendres de l’époux, du pauvre défunt et de passer ainsi l’arme à gauche avec lui.

Pardon, la femme n’étant pas soldate, ne peut pas passer l’arme à gauche et, jusqu’à nouvel ordre, cette figure de rhétorique un peu démodée doit rester le monopole du sexe fort. Mais ne chicanons pas sur les mots et poursuivons.

Je dis que ça a beau ne pas être aussi terrible que de suivre son cher maître dans le royaume des taupes, il n’en est pas moins humiliant de s’appeler tout de suite ainsi la veuve n’importe qui et qu’il y a là un servage posthume, imposé par l’homme à la femme tout à fait révoltant. Je propose donc tout uniment l’une des deux petites réformes suivantes :

1o Ou la femme qui perd son conjoint à l’avenir continuera à s’appeler madame un tel, comme du vivant de cette étiquette désagréable de veuve qui la fait tout de suite passer à l’état de rossignol ayant perdu son capital ;

2o Ou si l’habitude, la routine, les mœurs ancestrales sont si fortes que l’on continue à indiquer ainsi l’état de viduité par le mot veuve pour les femmes, je demande, par esprit de justice et d’égalité, que l’on force aussi les hommes veufs à l’indiquer devant leur nom, leur signature, partout et que l’on dise toujours : M. Veuf un Tel, tout comme l’on dit Mme Veuve Machin.

Je crois qu’il y a là une réforme très simple et qui vraiment, au nom de la justice immanente des choses, doit s’imposer de plus en plus aux légitimes préoccupations de nos contemporains, épris d’égalité et de liberté semblables, réciproques entre les sexes.

Ce n’est pas tout et je veux encore indiquer une toute petite réforme, cependant tout aussi facile à réaliser et quand on y réfléchit bien, tout aussi importante et capitale dans ses conséquences fécondes. Chacun sait que si les Romains formaient un grand peuple, ils représentaient également une terrible et implacable aristocratie et que le père de famille avait le droit de vie et de mort sur sa femme, ses enfants, ses serviteurs, ses esclaves. Or donc, de là à conclure qu’il n’y avait pas de féminisme chez eux, et qu’ils n’ont connu et appliqué que la terrible « loi de l’homme », comme dit Hervieu, il n’y a qu’un pas. Or c’est la malheureuse vérité, connue de tout le monde, et cette néfaste loi de l’homme, cette immorale loi du plus fort, ils l’ont introduite partout, jusque dans le génie de leur langue et c’est là ce qui est un peu trop scandaleux et c’est là ce qu’il ne faut pas tolérer plus longtemps dans notre belle langue française.

Je m’explique.

En vertu de quel saint, je vous le demande un peu, s’est-on permis de déclarer que le genre masculin était le plus noble ? Si, comme chez les Romains, nous avions les trois genres, on pourrait encore déclarer le neutre le plus noble pour mettre tout le monde d’accord. Mais comme il n’en est pas ainsi, il faut, en toute équité, déclarer maintenant pendant une période équivalente de quatre mille ans que dorénavant le genre féminin sera le plus noble.

Et si les hommes protestent et si les femmes, bonnes personnes, en tiennent pour la conciliation, il n’y a purement et simplement qu’à supprimer le genre le plus noble et à permettre l’accord, ad libitum, sur le masculin ou le féminin, ou, si l’on veut encore, on peut déclarer — j’allais dire décréter — par exemple, que le masculin sera le genre le plus noble les jours pairs de la semaine : mardi, jeudi, samedi, le féminin le genre le plus noble les jours impairs : lundi, mercredi, vendredi, le dimanche étant réservé de droit aux Auvergnats !

Je crois que ce serait là de la vraie justice.

Enfin, n’est-il pas encore absurde et lamentable de voir qu’il n’y a que le mot Monsieur pour désigner l’homme et ceux de Madame ou Mademoiselle pour désigner la femme ; le mot de Madame est donc bien encore pour elle le signe du servage dans le mariage. Il n’y a pas à hésiter : que l’on trouve deux mots pour désigner l’homme célibataire ou marié ; jeune homme ou Monsieur, si vous voulez, ou bien que l’on supprime le vocable de Mademoiselle et que l’on ne garde que le mot Madame pour désigner toutes les femmes. La justice et l’égalité le veulent encore ainsi.

La voilà, la voilà bien la vraie question féminine ou féministe et je pourrais ainsi poursuivre ces exemples horrifiques pendant des colonnes, mais j’aime mieux encore m’en tenir là pour aujourd’hui. Et si, par hasard, il y a des esprits superficiels qui viennent dire que je prends la dite question féminine… ou féministe, toujours si palpitante par le petit bout de la lorgnette, je leur répondrai tout uniment que c’est eux qui n’y connaissent absolument rien.

Commencez par mettre l’homme et la femme sur un pied d’égalité devant la loi et devant la grammaire et vous aurez fait avancer l’humanité de dix-huit mille ans d’un seul coup, je dirai mieux, d’un seul bond.

Croyez-moi, tout est là ; c’est là où gît le nœud de la question féminine et c’est parce qu’on l’oublie trop qu’elle avance si lentement.



La chronique ci-dessus paraissait dans l’Ouest Républicain le 21 mai 1903 et dès le 5 juin 1904 je pouvais y ajouter dans le même journal la prescription suivante :

On se souvient comment en ma qualité de féministe et au nom de la justice et de l’égalité des sexes, j’ai demandé ici même que toutes les femmes soient appelées Madame comme Monsieur et non pas Mademoiselle quand elles sont jeunes et que les hommes soient forcés d’indiquer M. veuf Huntel, tout comme pour les femmes qui s’appellent Mme veuve Huntel, quand elles ont perdu leur mari.

Eh bien, nos amis Scandinaves m’écrivent pour me dire qu’ils ont repris l’idée pour leur compte et me remercient très vivement et ce qui prouve que l’idée est pratiquement excellente, c’est qu’un journal réactionnaire et nationaliste l’attaque en ces termes :

« Il n’y a pas longtemps, les féministes norvégiennes avaient proposé de supprimer le titre de « Mademoiselle » et d’appeler « Madame » tous les représentants du beau sexe, qu’elles soient mariées ou non.

Il fallait cependant consulter les personnes intéressées et la Norske Kvindesags forening (Fédération des droits de la femme) a soumis la question à un plébiscite féminin.

Hélas le résultat du scrutin n’a guère répondu à ses espérances : l’immense majorité des votantes s’est prononcée contre la réforme.

Mais la Fédération ne s’est point tenue pour battue. Elle a repris sa proposition sous une forme modifiée et elle recommande de faire ressusciter le mot de « Freya » — nom d’une déesse scandinave et vieux terme de déférence tombé en désuétude — pour en faire appellation commune de toutes les personnes du sexe féminin.

L’idée est bizarre et a peu de chance de plaire ».

Pour moi, ces attaques sont la plus glorieuse des consécrations et je remercie vivement mes amis norvégiens d’avoir bien voulu écouter les conseils de justice et d’égalité que j’ai si souvent donnés ici-même en faveur des femmes — ces éternelles esclaves des hommes !