Pour qu’on lise Platon/Les haines de Platon : Les Sophistes

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Boivin et Cie (p. 37-47).

III

LES HAINES DE PLATON : LES SOPHISTES.



Les sophistes n’étaient pas autre chose que des professeurs d’intelligence. Ils apprenaient à penser et à diriger ses pensées et à exprimer ses pensées Ils étaient très savants en toutes choses, particulièrement en philosophie générale, en métaphysique, en psychologie, en science des mœurs, en art politique et en art oratoire.

Ils étaient assez différents les uns des autres comme on peut croire, puisqu’ils étaient instruits, intelligents et curieux. Mais ils avaient un trait commun, à savoir une certaine indifférence, plus ou moins avouée, au sujet du juste et de l’injuste. Leur but, leur préoccupation, leur idéal, ou, si l’on veut, leur métier, était de faire des hommes forts par l’intelligence, et rien de plus, ou de moins, ou d’autre.

Ils semblaient dire aux hommes : « Le règne de la force brutale est passé. L’homme l’emportera sur l’homme, dorénavant, par son savoir et par son intelligence, c’est-à-dire par sa faculté soit d’invention, soit de persuasion. Pour l’emporter sur les autres, il faudra inventer ou persuader ; le premier sera le meilleur ; le second sera encore une chose fort importante. Confiez-vous à nous comme au professeur de gymnastique : il tire de vos forces physiques tout ce qu’elles contiennent ; il leur fait rendre tout l’effet qu’elles peuvent produire et que l’on était très loin de prévoir qu’elles rendissent jamais. De votre intelligence nous tirerons tout ce qu’elle contient et nous la rendrons comme plus forte en la rendant aussi habile dispensatrice de toutes ses forces qu’il sera possible, bien au delà de tout ce que l’on pouvait prévoir.

— Dans quel but ? — Mais, dans le dessein d’être forts, d’être influents dans la cité, d’être en honneur dans la cité, de gouverner la cité Dans le dessein, aussi, si vous êtes très nombreux qui vous serez ainsi développés et rendus intellectuellement forts et adroits, de constituer une nation supérieure, magnifique, qui dominera toutes les autres.

— « Mais encore ? — C’est tout, et nous ne voyons pas plus loin, ni ne songeons à autre chose. »

Les défauts ordinaires des sophistes, surtout de ceux qui n’étaient pas de premier ordre, étaient, par conséquent, de préférer le brillant au solide, le brillant étant un moyen de persuasion, de conquête, d’influence beaucoup plus rapide et beaucoup plus efficace que l’autre. De là leur goût pour la rhétorique et tous ses prestiges et tous ses procédés, de telle sorte et à tel point que les mots sophiste et rhéteur désignaient presque les mêmes personnages et étaient pris très fréquemment l’un pour l’autre.

Les défauts des sophistes consistaient encore à glisser vers un certain scepticisme, même pratique. « Ils plaidaient le pour et le contre. » Cela leur a été assez reproché sur tous les tons. Cela signifie simplement qu’ils exerçaient les jeunes gens à discuter et, selon leur principe, à tirer de leur intelligence, même dans les cas difficiles et surtout dans les cas difficiles, et c’est-à-dire même dans une mauvaise cause et surtout dans une mauvaise cause, tout ce que leur intelligence contenait et pouvait produire.

Il n’y a rien de plus légitime. Il faut reconnaître pourtant que cette habitude est dangereuse et que l’on peut arriver ainsi assez vite, non seulement à ne pas se préoccuper du juste ou de l’injuste, ce qui était la discipline même des sophistes ; mais à croire qu’ils n’existent pas et à faire pénétrer doucement ou à laisser s’introduire insensiblement cette opinion dans l’esprit de ceux qu’on enseigne ou qu’on entretient.

Tels étaient les deux défauts essentiels des sophistes et les deux dangers que présentaient leur enseignement, leur influence ou simplement leur existence.

Or ils existaient, ils enseignaient et ils étaient très aimés, et de tout le monde à ce qu’il me semble. Ils auraient pu être détestés du bas peuple, à cause de leur distinction ; mais il ne faut jamais oublier qu’à Athènes le bas peuple n’existe pas, les esclaves en tenant lieu. Athènes était une ville composée d’une aristocratie riche, d’une grande bourgeoisie d’armateurs et commerçants et d’une petite bourgeoisie de maîtres artisans et boutiquiers, eux-mêmes beaux parleurs et fins appréciateurs de poésie dramatique et d’éloquence. — Les sophistes plaisaient à tout le monde.

Ils n’inquiétaient pas les politiciens et les chefs du gouvernement, quels qu’ils fussent, ne s’occupant guère de politique, et les politiciens voyant plutôt leurs maîtres, mais des maîtres qui n’étaient ni impérieux ni gênants, des maîtres amis, dans des hommes qui enseignaient l’art de persuader n’importe quoi et qui considéraient cet art comme l’art suprême ; et il y avait comme une sorte de parenté morale et de consanguinité entre les politiciens d’Athènes et les sophistes.

Ils n’inquiétaient pas l’aristocratie conservatrice, ne s’occupant guère de politique, et si, comme on peut le supposer par la considération d’Aristophane, les conservateurs flairaient peut-être et pressentaient dans ces philosophes des novateurs ou des pères de novateurs, d’autre part ils étaient attirés et séduits par le talent et l’élégance, très aristocratiques dans un certain sens du mot, de ces très brillants artistes de la parole.

Il est probable encore, quoique je n’en sache rien, que les prêtres et le « parti clérical », qui a parfaitement existé à Athènes, comme on s’en assure par l’examen du procès de Socrate, n’avaient aucune prévention contre les sophistes et, tout au contraire, les voyaient d’un œil assez bon. Ce qui déteste un parti, c’est ce qui peut ou ce qui veut le remplacer. Ce que les prêtres athéniens pouvaient détester ou craindre, c’étaient les philosophes, les vrais philosophes, un Socrate ou un Platon, apportant soit une doctrine morale, soit une doctrine métaphysique et une doctrine morale destinées à remplacer la religion ou capables d’en prendre la place. Les sophistes, non seulement ne se piquaient point d’apporter rien de pareil, mais encore, par leur abstention presque absolue et presque systématique à cet égard, ils faisaient hommage, du seul fait de laisser le champ libre. Ils semblaient dire : « Comme vous le savez, nous faisons des hommes forts. S’agit-il de faire des hommes vertueux, pieux, connaissant du juste et de l’injuste et agissant en raison de cette connaissance, ce n’est point notre affaire ; c’est une affaire qui n’est point la nôtre. » Si elle n’était point la leur, elle était donc celle des prêtres. Les sophistes n’inquiétaient pas le parti clérical et semblaient s’incliner devant lui par le respect des limites et des frontières et pouvaient être considérés par ce parti, pour peu qu’il ne fût pas très intelligent, sinon comme des collaborateurs, du moins comme des auxiliaires.

On voit très bien par l’Apologie de Socrate qu’il y eut partie liée, pour accuser Socrate, entre les sophistes, les politiciens et le parti clérical. Derrière Mélitus, « qui prend fait et cause pour les poètes », Anytus, qui prend fait et cause « pour les politiques et les artistes », et Lycon, qui prend fait et cause « pour les orateurs », Socrate, comme le fait parler Platon, montre ces hommes de diverses classes qui croient posséder la sagesse et à qui il a montré qu’ils ne la possédaient nullement. Il est assez probable que les sophistes sont parmi ces hommes-là, quoi qu’ils ne soient pas nommés formellement dans l’Apologie.

D’ailleurs sous ce nom vague « d’orateurs », les politiques étant nommés à part, il est assez difficile de ne pas comprendre les sophistes.

Je reconnais du reste que Socrate eut contre lui, comme l’Apologie l’indique assez, la coalition de tous ceux dont Socrate s’était moqué, c’est-à-dire de tout le monde ; mais précisément, et Platon l’indique, il avait raillé tout particulièrement les sophistes.

Toujours est-il que les sophistes, qu’ils aient contribué plus ou moins à la mort de Socrate, sont l’objet de la haine de Platon d’une façon toute singulière. Ce que Platon voit en eux de dangereux, c’est l’immoralisme déclaré, latent ou inconscient. Ils ne songent qu’à faire des hommes habiles par la parole, sans se soucier de l’objet auquel cette habileté de parole s’appliquera et du but qu’elle devra poursuivre, et il n’y a d’important que cet objet et que ce but. Il ne s agit pas de faire des hommes habiles à persuader, mais de faire des hommes habiles à persuader le bien. C’est à quoi les sophistes sont ou semblent absolument indifférents.

Ou ils sont immoralistes déclarés comme Thrasymaque et assurent que le juste et l’injuste n’existent pas et qu’il ne s’agit que d’être forts et qu’il n’y a dans le monde que la force ; — ou, ce qui est plus grave ils sentent assez bien que leurs pratiques mènent à une grande indifférence à l’égard du bien et du mal, mais ils n’en conviennent pas et affectent une modestie qui consiste à dire qu’ils se renferment dans les limites de leur profession, laquelle n’a pour but que d’enseigner à parler et se refusent les hautes spéculations ou les austères apostolats ; se rendant bien compte pourtant qu’on ne sépare pas ainsi impunément les unes des autres les choses qui ont un rapport nécessaire et qu’à ne jamais parler morale, on enseigne tacitement, il est vrai, mais on enseigne très efficacement à n’y pas croire ; — ou enfin ce sont de simples artisans et manouvriers qui montrent leur art comme une routine ; qui sont professeurs de beau langage comme on est coiffeur ou cuisinier ; qui ne voient pas plus loin ; qui ne se doutent même pas qu’entre la rhétorique et la morale il y ait quelque rapport et qu’on étonne en leur disant qu’il y en a ; et dans ce dernier cas les sophistes sont les plus immoralistes des hommes, quoique inconscients et certainement non coupables, parce qu’il leur est comme impossible de ne pas enseigner l’immoralité par leur manière non seulement amorale, mais antimorale, dans le sens que le mot anti a dans « antipodes », d’enseigner la rhétorique.

Tout au fond et sans tant de distinctions, les sophistes sont nés sophistes, c’est-à-dire nés ingénieux et peu scrupuleux, pleins de talents et sans conscience ; et ils se sont développés dans le sens de leur nature, plus ou moins cyniquement, tous s’enivrant et enivrant et éblouissant les autres de prestiges littéraires et ne tenant aucun compte de la morale ou n’y songeant point.

Or ceci est très grave, parce qu’ils sont les éducateurs de la jeunesse et les maîtres de l’esprit public et parce que les Athéniens n’ont que trop de tendance à faire entrer peu de préoccupations morales dans leur conduite tant privée que publique.

Et c’est Socrate qui a été accusé formellement de « corrompre les jeunes gens » et qui a été condamné et exécuté pour cela ! Et il n’y a rien de plus naturel, ou, du moins, ce n’est pas trop paradoxal. Les sophistes ont habitué les Athéniens à vivre sans préoccupations morales et en très grande estime d’eux-mêmes, malgré cette lacune. Un homme qui est venu dire à leurs fils ou à leurs jeunes frères : « Vous oubliez le plus important ; vous oubliez l’essentiel », d’abord choquait l’esprit public général, et choquer l’esprit public cela paraît toujours faire acte de corrupteur, les hommes estimant toujours sain tout simplement l’état où ils vivent ; et ensuite cet homme mettait les jeunes gens en état de révolte ou de mépris contre leurs pères ou leurs frères aînés, et il n’y a rien sans doute qui soit plus corrupteur que cela.

Il est donc assez naturel et presque légitime que Socrate ait été convaincu de corrompre la jeune Athènes.

En attendant, ce sont les sophistes qui étaient les corrupteurs et les pervertisseurs de la cité et amputaient la nation du sens moral. Il faut poursuivre les sophistes d’une haine inextinguible. C’est à quoi au moins Platon n’a pas manqué. De tout ce que Platon a détesté, c’est le sophiste qu’il a combattu le plus énergiquement et comme avec une obstination passionnée et comme avec une «suite enragée ».

Je suis très porté à croire que cela tient à ce qu’en les combattant il sentait un peu qu’il se combattait lui-même. Il était sophiste par son amour du beau style, de la forme, de tous les beaux vêtements, de toutes les parures, de tous les ornements, de tous les bijoux dont on peut parer une pensée qui n’en aurait pas besoin ; par son infini désir de plaire ; aussi par son amour de la discussion subtile, des détours captieux, des pièges oratoires, des voies détournées et obliques, des mille chemins pour un seul but, avec mépris de celui qui va tout droit ; par son goût du paradoxe, de l’argument qui étonne, de la gageure dialectique et du beau triomphe qu’il y a à la gagner ; il était sophiste à devenir le roi des sophistes, et il sentait que c’était là son défaut intime qu’il fallait réprimer en lui-même, en son fort et en son essence, tout en lui donnant mille satisfactions de détail.

Et l’homme de conscience ne combattant jamais plus passionnément que quand il se combat lui-même, Platon s’est criblé de coups en pugiliste acharné et du reste savant, sur la personne de Thrasymaque, de Gorgias et de Calliclès.