Pour qu’on lise Platon/Malgré ses haines

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Boivin et Cie (p. 72-82).

VI

MALGRÉ SES HAINES…



Et cependant, malgré ses haines et comme il arrive à tout homme intelligent et réfléchi, Platon n’est pas sans comprendre, un peu confusément peut-être, ce qu’il y a de juste dans tout ce qui — idées, mœurs et institutions — est le plus contraire à ses idées propres.

C’est à la fois l’embarras et le stimulant et du reste la condition d’être de tout penseur. On ne comprend jamais bien que ce dont on comprend le contraire et cela ne laisse pas d’embarrasser et d’entraver quelques-uns, même jusque-là qu’ils s’arrêtent dans le scepticisme ou dans la neutralité ; et cela aussi est pour les esprits vigoureux un aiguillon, les poussant à résoudre l’antinomie ou à s’en évader par quelque invention heureuse.

Platon déteste les poètes, et il est poète lui-même, et d’ailleurs tellement amoureux de poésie qu’il cite sans cesse les poètes, beaucoup plus que ne font à l’ordinaire les écrivains grecs, du moins de son temps.

Platon déteste les sophistes ; et il est très évident qu’il est si pénétré de leurs leçons, de leur influence et en quelque sorte de leur esprit même, qu’il n’a pas inventé une autre façon de raisonner que la leur ; si l’on ne doit pas dire qu’il a perfectionné la leur et l’a raffinée et aggravée. Ç’a été sa faiblesse auprès de la postérité qu’il a toujours prouvé le vrai à l’aide de tous les artifices dont on se sert à l’ordinaire pour prouver le faux. Il prouve le vrai par des arguments captieux, des pièges tendus, des digressions déconcertantes, des manœuvres stratégiques, des faux-fuyants et des paradoxes. Il est le sophiste de la vérité. Il a, pour parler à peu près le langage de l’école d’alors, il a « l’idée forte », et il semble s’appliquer à la prouver par le « discours faible ». — Avez-vous remarqué que, même quand il met en présence les Sophistes et Socrate, ce sont les Sophistes qui vont plus droit au but et qui ont plus de loyauté dans la discussion ; et que c’est Socrate qui louvoie sans cesse et qui a sans cesse les démarches tournantes et les mouvements obliques ?

Est-ce coquetterie ? On l’a cru, peut-être avec raison. Est-ce regret et, comme on était tenté de dire tout à l’heure : « regrette-t-il assez de n’être pas poète épique ! », doit-on dire maintenant ; « il regrette vraiment de n’être pas un sophiste et il veut l’être au moins dans la forme » ? — C’est plutôt très vaste et souple compréhension et maîtrise intellectuelle ; et ce qu’il y a de bon, à son avis et selon son goût, dans chaque chose, et l’âme de bonté qu’il y a dans les choses mauvaises et l’âme de vérité qu’il y a dans les choses fausses, comme a dit Spencer, il ne voudrait pas quelles lui échappassent et il sentirait un manque à en être privé.

Il n’est personne d’un peu cultivé qui ne soit un peu dans cet état d’esprit et il suffit de ne point s’y complaire trop et de ne s’y point trop arrêter ; mais à la fois on peut trouver que Platon s’y est trop amusé pour rester toujours clair ; et à la fois on serait fort désespéré qu’il n’eût aucunement cédé à cette tendance.

Il a détesté les prêtres et les dieux ; et, non seulement c’est un esprit religieux et un esprit mystique ; mais c’est un prêtre et c’est un mythologue et un mythopoète et comme un démiurge de mythes. Nul doute qu’il n’eût l’esprit sacerdotal, qu’il n’eût voulu être un prêtre, un prêtre très pur, un prêtre à faire rougir et à plonger dans la confusion les prêtres qui l’environnaient ; mais un prêtre. La République tout entière et aussi et surtout les Lois sont d’un Moïse attique, d’un Moïse qui écrit les tables de la loi sur le Cap Sunium.

Et pour ce qui est de mythologie, moitié dernier éditeur des philosophes mythiques qui l’ont précédé, moitié créateur et inventeur, il en fait une tout entière, il en construit une qui est intégrale, à quoi il ne manque rien et qui est à ravir l’imagination. On peut même dire, et on le verra assez par la suite, que Platon est hanté par le mythe comme un voyant par des visions. Je ne crois pas qu’il faille du tout dire que ses mythes sont des ornements dans ses dialogues. Ils sont, sinon la substance même de l’esprit de Platon, du moins un des éléments principaux de sa pensée. Je le crois, sans doute, surtout un esprit abstrait ; mais je le crois en même temps un esprit qui a besoin de voir la métaphysique en tableaux pour se satisfaire pleinement.

En cela très grec, et d’une race dont c’est précisément la marque distinctive qu’elle avait l’esprit aussi subtil que plastique et aussi plastique que subtil et qu’il lui était difficile de sacrifier une de ces facultés à l’autre et de faire plier l’une des deux sous la pression de l’autre, quelque forte que fût celle-ci.

Le mythe est donc ce que Platon respire, comme l’abstraction est ce qu’il élabore, et l’abstraction est son travail, qu’il aime, et le mythe sa récréation naturelle, qu’il aime peut-être plus ; à moins, ce qui est probable, qu’il aime autant l’un que l’autre, selon les heures, et qu’une vie partagée entre les deux lui paraisse harmonieuse comme une œuvre d’art et la seule digne d’être vécue.

Et enfin, dernier contraste, ou plutôt dernier complément et chose qui montre plus que tout cette compréhension peut-être volontaire, plus probablement naturelle et instinctive du génie de Platon, il déteste la démocratie ; il déteste l’égalité ; il n’attend rien de bon de l’égalité, et l’égalité ne laisse pas d’exercer sur lui je ne sais quelle séduction qui reste confuse, mais qui est bien significative, puisque, par ce qu’elle a d’indéterminé, elle ressemble à je ne sais quoi comme un vague aveu, ou un vague regret ou un vague retour.

C’est Mme  de Rémusat, je crois, qui a dit : « On n’est jamais uniquement ce qu’on est surtout. » Platon est surtout aristocrate ; c’est bien évident et c’est certain ; mais il ne peut pas s’empêcher, ou de regretter de n’être pas égalitaire, ou de chercher à l’être de quelque façon ; — et l’on est toujours un peu ce qu’on regrette de n’être pas.

Avez-vous lu cette singulière page des Lois ? Je confesse que je ne la comprends pas ; mais comme indication, au moins, de quelque chose qui n’a pas été exprimé et qui peut-être ne pouvait pas l’être, elle est bien curieuse : « Il n’y a d’égalité entre les choses inégales qu’autant que la proportion est gardée, et ce sont les deux extrêmes de l’égalité et de l’inégalité qui remplissent les États de séditions. Rien n’est plus conforme à la vérité, à la droite raison et au bon ordre que l’ancienne maxime qui dit que l’égalité engendre l’amitié. Ce qui nous met dans l’embarras, c’est qu’il n’est pas aisé d’assigner au juste l’espèce d’égalité propre à produire cet effet ; car il y a deux sortes d’égalité qui se ressemblent par le nom, mais qui sont bien différentes en réalité. L’une consiste dans le poids, le nombre et la mesure : il n’est point d’État, point de législateur à qui il ne soit facile de la faire passer dans la distribution des honneurs en les laissant à la disposition du sort. Mais il n’en est pas ainsi de la vraie et parfaite égalité, qu’il n’est pas aisé à tout le monde de connaître. Le discernement en appartient à Jupiter, et elle ne se trouve que bien peu entre les hommes. Mais encore c’est le peu qui s’en trouve, soit dans l’administration publique, ou dans la vie privée, qui produit tout ce qui s’y fait de bien. C’est elle qui donne plus à celui qui est grand, moins à celui qui est moindre, à l’un et à l’autre dans la mesure de sa nature. Proportionnant ainsi les honneurs au mérite, elle donne les plus grands à ceux qui ont plus de vertu et les moindres à ceux qui ont moins de vertu et d’éducation. Voilà en quoi consiste la juste politique, à laquelle nous devons tous tendre, mon cher Clinias, ayant toujours les yeux fixés sur cette égalité dans l’établissement de notre nouvelle colonie. Quiconque pensera à fonder un État doit se proposer le même but dans son plan de législation et non pas l’intérêt d’un ou de plusieurs tyrans ou l’autorité de la multitude ; mais toujours la justice, qui, comme nous venons de le dire, n’est autre chose que légalité établie entre les choses inégales, conformément à leur nature. »

Il m’est certes impossible d’expliquer ce que Platon veut dire ici. Cette égalité introduite entre des choses inégales, cette égalité proportionnelle qui ne peut être que l’inégalité, ce partage des honneurs selon les mérites et en considération de la vertu et de l’éducation qui est à peu près la formule de la Déclaration des Droits de l’homme : « la République ne connaît d’autres motifs de préférence que les vertus et les talents », mais qui reste bien vague et qui en tout cas est si peu l’égalité que précisément elle l’exclut ; cet essai, en vérité sophistique, de donner le mot en retenant la chose et d’arriver péniblement, en quelque sorte, à pouvoir prononcer le mot tout en se gardant bien de le définir et de le faire correspondre à une chose définissable ; cet emploi plaisant du mot « vrai », que nous avons retrouvé si souvent et qui est le signe qu’on n’accepte point la chose que l’on préconise sans doute, mais que l’on ne préconise qu’à la condition qu’elle soit « véritable », c’est-à-dire conforme à notre goût, en telle sorte que tout homme qui vous parle de « vraie » justice, c’est qu’il ne veut point de la justice, et que tout homme qui vous parle de « vraie » liberté, c’est qu’il est despotiste, et que tout homme qui vous parle de « vraie » propriété individuelle, c’est qu’il est collectiviste ; — tout cela évidemment montre surtout l’embarras de Platon dans cette affaire ; embarras qu’avec son eutrapélie habituelle il avoue lui-même ; mais tout cela montre aussi qu’en vérité, il voudrait bien trouver un moyen d’être égalitaire.

Vous avez remarqué cette pensée profonde : « c’est l’égalité qui engendre l’amitié ». Elle est en parfaite contradiction, ce me semble, avec cette autre, toute voisine : « Ce sont les deux extrêmes de l’égalité et de l’inégalité qui remplissent les États de séditions » ; et du reste elle est fausse, et si l’amitié entre inégaux est à peu près impossible, il est vrai aussi que l’amitié entre égaux est parfaitement rare. Cette pensée est donc contredite par Platon lui-même et d’ailleurs très contestable ; mais elle contient une âme de vérité, parce que, prise à l’inverse, elle est assez vraie, parce que ce n’est pas de l’égalité que naît l’amitié, mais de l’amitié que naît l’égalité ou une sorte d’égalité.

Sont égaux de cœur, pour ainsi parler, et se sentent égaux de cœur les citoyens, les concitoyens, les compatriotes qui s’aiment. On est des égaux quand on est des frères. La « vraie » égalité est la fraternité. La « vraie » égalité, et je ne veux pas dire que l’autre soit fausse, mais j’entends que celle-ci est bonne et qu’elle est féconde, la vraie égalité existe quand des citoyens très inégaux en forces, en intelligence, par l’éducation, par la fortune, sont convaincus cordialement que cependant, d’une certaine façon, ils sont égaux encore, soit comme fils d’un même père, et c’est l’égalité à base de sentiment religieux, soit comme fils de la même mère, et c’est l’égalité à base de sentiment patriotique. La vraie égalité consiste à croire que, malgré tant d’inégalités, on aime également quelque chose ou l’on est aimé également par quelqu’un.

Cette égalité de fond, si on la sent comme par dessous tant d’inégalités nécessaires, à savoir naturelles ou imposées par l’histoire, si on la sent, elle existe ; si on ne la sent pas, elle n’existe point.

Mais si on la sent très fortement, non seulement elle existe, mais elle est féconde. Elle crée. Elle se crée elle-même, et je veux dire qu’elle se développe et elle crée une foule d’actes de solidarité, de dévouement des uns envers les autres qui aboutissent à une égalité générale, non seulement très réelle, mais très sensible.

Il me semble que c’est cela qu’a entrevu Platon, et je ne me ferai pas prier pour dire que non seulement il l’a entrevu, mais qu’il l’a très bien vu ; et que c’est moi qui par ma faute ne fais que l’entrevoir dans sa rédaction.

Il me semble donc que c’est cela que Platon a vu et a cherché à démêler. Il sentait bien que la démocratie, quoi qu’en eût dit Thucydide et quoi que, tout compte fait, il en pensât lui-même, ne pouvait pas être tout simplement « une bêtise ».

Et d’ailleurs ce sont les simplistes, c’est-à-dire les gens grossiers, qui décident ainsi et qui s’expriment de la sorte. Il sentait bien qu’il devait être vrai et qu’en tout cas il était élégant de croire que la démocratie contenait en son fond quelque chose qui était moins bête qu’elle.

Et c’est pour cela qu’il cherchait et que peut-être il trouvait ce qui est la beauté cachée de l’idée égalitaire ou ce qui peut en excuser le goût.

Toujours est-il que Platon est assez « complexe » pour que, même en politique, même sur le point où il était le plus séparé de ses adversaires, il fût encore au moins disposé à leur accorder quelque chose et c’est à savoir la faveur flatteuse de pousser la condescendance jusqu’à affecter de les comprendre, et mieux qu’ils ne se comprenaient eux-mêmes. — L’égalité ? Je leur en donnerai leçon quand il me plaira.