Pour se damner/Le Secret de Thérèse

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(p. 165-172).


LE SECRET DE THÉRÈSE


Elle était orpheline et muette ; ses parents avaient péri dans un incendie, et la petite Thérèse, âgée de quatre ans, se voyant entourée de flammes, avait eu une peur effroyable et ne recouvra plus jamais la parole.

Cela ne l’empêcha pas de grandir, et d’être à seize ans un joli fruit bon à mordre. Des yeux couleur noisette, un sourire de bacchante sur les lèvres purpurines d’une vierge de Murillo, de petits pieds qui eussent chaussé les pantoufles de la marquise de Musset, un corps serpentin et souple se ployant en lignes onduleuses sous l’étoffe ; et avec tout cela des gestes mignons et câlins, une physionomie parlante, des colères exquises quand on ne saisissait pas sa pensée tout de suite, une mimique adorable, des yeux bavardant tant et tant… enfin une gamine charmante et pure qui devait inquiéter le diable, toujours pressé d’entraîner à mal les anges du bon Dieu !

Son tuteur l’avait mise au couvent, et elle n’avait d’autre distraction, la pauvre muette, que les visites d’un vieux banquier, ancien associé de son père. M. Marcel aimait beaucoup la petite orpheline, et chaque jour il lui apportait des friandises ; aussi chérissait-elle son vieil ami, et attendait-elle ses visites avec joie.

Un jour, elle se présenta au parloir toute sanglotante, les traits bouleversés, sa pélerine de travers.

— Mon Dieu ! qu’y a-t-il, ma chérie, demanda le bonhomme inquiet ?

Incapable de faire un geste tant sa douleur était grande, Thérèse tendit une lettre.

La lettre, écrite par elle, racontait la visite de son tuteur : cet homme barbare voulait la forcer à prendre le voile, le couvent étant encore le plus sûr abri pour les filles sans fortune.

— Avec ce joli minois, ces yeux destinés à allumer tous les cœurs ! s’écria le banquier qui se servait volontiers des formules galantes du premier empire ; mais ce serait un crime, d’ailleurs, je m’y oppose !

Les yeux de Thérèse brillèrent d’espérance. M. Marcel réfléchit un moment.

— Écoute-moi, petite, lui dit-il, et ne t’effraye pas ! Veux-tu que je devienne ton mari ? Je suis riche, je t’aime comme si tu étais ma fille et je ne serai jamais en effet que ton père. J’ai soixante-quinze ans, je ne vivrai pas toujours, tu me promettras d’être une honnête femme, et après moi, tu épouseras celui que tu voudras. Tu n’as pas dix-sept ans, rien ne presse ; le projet te va-t-il ?

Je crois bien qu’il lui allait ! elle sauta au cou de son ami, et quinze jours après, on les mariait dans la chapelle du couvent.

Alors commença pour Thérèse une existence enchantée. L’enfant, qui n’avait vu que les murs d’un cloître, qui n’avait porté que des robes de bure, habitait un fastueux hôtel, possédait les plus beaux chevaux de Paris et des toilettes de princesses de contes de fées ; elle nageait dans la joie, la petite Thérèse, et elle adorait son barbon qui la faisait heureuse.

Lui s’attachait chaque jour davantage à la chère abandonnée ; il jouissait des succès de sa femme avec une fierté paternelle. Pourtant, il arriva un moment où la pauvre muette, au milieu de son luxe, sentit qu’on la plaignait : les femmes l’accueillaient sans jalousie, elles avaient pitié de son infirmité ! Thérèse ne sut plus être heureuse ; elle s’aperçut qu’elle excitait la pitié.

Et la plaie qui rongeait son cœur allait s’élargissant !

M. Marcel la conduisait chez tous les médecins, tous déclaraient leur science impuissante. On lui conseilla d’aller voir un docteur allemand qui venait de faire des cures merveilleuses à l’Institution des Sourds et Muets.

Le lendemain, Thérèse se faisait interroger par le célèbre spécialiste.

— Mademoiselle, lui dit-il, après l’avoir bien examinée, la guérison est facile.

Et comme M. Marcel poussait une exclamation de joie :

— Oui, Monsieur, mariez promptement votre fille, le lendemain de ses noces, Mademoiselle parlera !

Le banquier, qui n’avait pas songé à présenter sa femme au docteur, pâlit affreusement, mais ne répondit pas ; il venait de surprendre le regard de Thérèse attaché sur lui avec un sombre désespoir.

Alors ils furent très malheureux tous les deux, ces époux mal assortis, ayant l’un pour l’autre une affection si tendre. « Un moment d’amour, se disait Thérèse, et je ne serai plus muette ; l’ivresse d’une minute, et je me vengerai de ceux qui m’accablent de leur insultante compassion. »

Le banquier avait été profondément atteint ; l’idée que son enfant bien-aimée désirait peut-être sa mort pour cesser d’être infirme le poursuivait sans relâche ; le remords le déchirait, il était le seul obstacle au bonheur de Thérèse. Enfin, une fièvre ardente se déclara, et le vieillard fut condamné sans retour.


Trois mois après, par un beau soir d’automne, on avait laissé la fenêtre ouverte ; le malade s’éteignait doucement, la main posée sur les beaux cheveux de sa femme, agenouillée à son chevet. Les hirondelles voletaient avec de petits cris inquiets, et dans le jardin, les dernières marguerites mauves tachaient d’un ton clair le gazon jauni.

On n’entendait que les sanglots de la pauvre muette, et la respiration de M. Marcel qui diminuait de moment en moment.

— Merci pour tant d’affection, Thérèse, murmura-t-il en se soulevant avec effort, sois bénie ; grâce à toi, j’ai passé en paradis les derniers jours si moroses et si douloureux d’un vieillard ; pardonne-moi le mal que je t’ai fait ; un signe, un geste, et je mourrai content ; dans cette minute suprême, aie pitié de moi, ne me laisse pas partir ainsi.

Alors elle se releva, la petite Thérèse, et d’une geste mignon, étendant le bras vers son mari :

— Allez en paix, mon ami, dit-elle avec une voix d’or, je n’ai rien à vous pardonner !