Pourquoi rougit-on ? Étude sur la cause psychologique de la rougeur

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Pourquoi rougit-on – Etude sur la cause psychologique de la rougeur
Camille Melinand

Revue des Deux Mondes tome 119, 1893


POURQUOI ROUGIT-ON ?

ETUDE SUR LA CAUSE PSYCHOLOIQUE DE LA ROUGEUR.

On a étudié le mécanisme physiologique de la rougeur. Claude Bernard, dans une très jolie étude sur la Physiologie du cœur[1], a décrit ce mécanisme : la courte syncope provoquée par certaines émotions, l’arrêt brusque du cœur qui repart aussitôt avec plus de force, bondit dans la poitrine et envoie le sang à plein calibre dans les artères. — Mais ce qui est moins connu, c’est le mécanisme psychologique de la rougeur. Quelles sont ces émotions qui provoquent ainsi le court arrêt et les bonds joyeux du cœur ? Voilà ce que les physiologistes ne peuvent guère nous dire, ce que les psychologues ne nous ont guère dit, ce que nous voudrions rapidement chercher.


I

On rougit dans des circonstances très diverses. D’abord par modestie ; un éloge qu’on nous adresse, surtout devant témoins, nous fait rougir. — On rougit aussi de pudeur : une parole indécente nous lait rougir comme un éloge ; sans doute, pour beaucoup d’hommes, cette loi n’est plus vraie ; mais c’est que l’habitude a émoussé leur sensibilité ; la loi n’en est pas moins naturelle. Il n’est pas de jeune fille ou d’adolescent qui ne rougisse à une allusion grivoise. La pudeur produit ainsi le même effet que la modestie. Bossuet, dans le sermon sur l’honneur, remarque cette analogie : « La pudeur et la modestie, dit-il, ne s’opposent pas seulement aux actions déshonnêtes, mais encore à la vaine gloire et à l’amour désordonné des louanges. Une personne honnête et bien élevée rougit d’une parole immodeste ; un homme sage et modéré rougit de ses propres louanges. En l’une et l’autre rencontre, la modestie fait baisser les yeux et monter la rougeur au front[2]. »

On rougit encore par timidité, c’est-à-dire par crainte du jugement d’autrui : toutes les fois que nous avons à parler devant plusieurs personnes, nous risquons de rougir. Il y a des écoliers qui rougissent chaque fois qu’on les interroge, des jeunes filles chaque fois qu’on leur parle. L’idée de se présenter dans un salon, dans un cercle, même dans un groupe de camarades, suffit à faire rougir beaucoup d’adolescens. Les jeunes femmes et tous les timides rougissent en rencontrant soudain dans la rue une figure connue. Quand nous entendons qu’on parle de nous, ou simplement quand nous pensons qu’on pourrait parler de nous, nous rougissons. La raillerie est un moyen presque infaillible de faire rougir les enfans et même les hommes.

Enfin on rougit de confusion. Je classe sous cette étiquette tous les cas où nous sommes pris en quelque flagrant délit. — D’abord si l’on est pris en flagrant délit d’un acte ridicule ou bas, par exemple d’un mensonge, d’une calomnie, on rougit. À tout âge un hypocrite qui se sent démasqué rougit ; de même un homme rencontré dans un lieu où il ne voulait pas être vu ; de même aussi un homme surpris dans un costume trop négligé. — Ce qui est plus bizarre, on rougit quand on est pris en flagrant délit de bonnes œuvres ; on est confus du bien qu’on fait comme du mal, quand on croyait le faire secrètement ; rien ne ressemble à un voleur comme un bienfaiteur discret surpris chez ses protégés. — On rougit même d’une action insignifiante, d’un rien, quand on est pris brusquement sur le fait : par exemple, on se croyait seul chez soi ; on lisait ou on songeait ; tout à coup on s’aperçoit qu’on n’était pas seul : on rougit. — Toutes les fois qu’on nous dit quelque vérité plus ou moins désagréable, l’effet est le même : par exemple, si on nous fait remarquer un tic, une manie, un ridicule, que nous en eussions ou non jusqu’alors conscience ; par exemple aussi lorsqu’on nous tire brusquement d’une rêverie en nous demandant à quoi nous pensons ; par exemple encore si nous nous apercevons qu’on a deviné un projet que nous couvions secrètement. — Nous rougissons aussi quand nous nous prenons nous-mêmes sur le fait : je m’aperçois tout à coup que je fais quelque chose d’insolite, par exemple que je parle plus que d’habitude, ou que je me vante, ou que je traite quelqu’un trop familièrement : je rougis.

Tels sont les principaux cas de rougeur. Ils peuvent se ramener à quatre types : modestie, pudeur, timidité, confusion. Quelle est, dans chaque espèce de cas, la cause morale ? Y a-t-il dans tous un élément commun ? Y a-t-il un état d’esprit déterminé qui corresponde toujours au phénomène visible de la rougeur ?


II

Un éloge nous fait rougir : que se passe-t-il donc en nous ? Un fait très simple : cet éloge nous fait plaisir ; nous le savourons, nous en voudrions d’autres, nous en avons soif, tout l’être vibre de joie et de désir. — Mais nous ne voulons pas qu’on s’en aperçoive : il ne le faut pas ; il est convenu que nous devons être modestes, être au-dessus de ces vanités ; nous aurions peur qu’on ne se moquât de nous si on devinait cet émoi secret. — Or, il nous semble précisément qu’on le devine ; car nous sentons ou nous imaginons qu’on nous observe ; nous nous figurons l’attention de tous fixée sur nous ; nous avons l’impression que tous les regards convergent sur notre visage. Il nous semble qu’on lit en nous à livre ouvert, qu’on voit dans notre cœur ce qui s’y passe. — Voilà le fait essentiel : nous avons le sentiment qu’on découvre au fond de nous ce que nous voulons cacher.

Que se passe-t-il maintenant dans un cas tout différent, dans le cas de pudeur ; quand une jeune fille, par exemple, entend un mot inconvenant ? Voici, je crois, l’état de son âme : ce mot, elle le comprend ; — sinon, ce qui arrive pour l’innocence absolue, elle ne rougirait pas ; — elle le comprend, et par suite elle en est émue. Elle en est froissée, choquée, — à moins parfois qu’elle n’y trouve du plaisir ; — en tout cas, elle en est troublée. Or, ce trouble, elle est obligée de le cacher : car elle est censée ne pas comprendre, il est convenu qu’elle ne sait rien, qu’elle ne comprend rien. À tout prix, il faut qu’elle ait l’air de ne pas comprendre ; il ne faut pas qu’on s’aperçoive de son émotion. Elle se raidit pour la contenir. — Mais elle a peur de n’y pas réussir, car elle sent l’attention fixée sur elle ; précisément parce que sa présence rend le mot plus inconvenant, elle devine qu’on l’observe à la dérobée ; elle se représente tous les regards braqués sur elle, et il lui semble que ces regards la démasquent. — Ce cas, en dépit des apparences, est donc analogue au précédent : que nous rougissions d’un mot grivois ou d’un éloge, le fait psychologique est le même ; il y a un sentiment que nous voulons cacher, et qui risque d’être découvert ; il nous semble qu’on le voit au fond de nous, malgré nous.

Le cas du timide semblerait aussi très différent. Quel rapport y a-t-il entre un écolier qu’on interroge et une jeune fille troublée d’un mot déplacé ? Pourquoi rougit-il ? — Parfois, c’est de son ignorance, tout simplement, qu’il rougit : il a conscience de ne pas savoir ce qu’il devrait ou voudrait savoir ; il n’est pas en mesure de répondre ; il sent qu’on va découvrir ce qu’il tient à cacher, le vide de son esprit. — Le plus souvent son amour-propre est excité : il désire faire une réponse juste ou brillante, donner de lui-même une idée flatteuse, et il a peur de la donner moins flatteuse qu’il ne le désire. Alors il se produit en lui comme un rapide bouillonnement d’amour-propre. Mais il ne veut pas que ses camarades s’en aperçoivent : il sait qu’on se moquerait de lui si on se doutait de son trouble. Or, il a peur qu’on ne s’en doute : il a l’impression que les regards plongent jusqu’au fond de lui ; il lui semble qu’on lit à livre ouvert ce qui se passe en lui. — Dans les deux cas, le fait psychologique est le même : l’écolier tremble pour quelque chose qu’il veut cacher ; il a le sentiment qu’on voit en lui ce qu’il veut garder secret, son ignorance ou sa vanité. — La jeune fille à qui l’on adresse brusquement la parole est comme l’écolier : désir de répondre juste, crainte de dire quelque chose de déplacé, et sentiment qu’on voit ce qui se passe en elle ; tel est son intérieur d’âme. — Le débutant qui entre dans un salon, lui aussi, est ému : il a peur des gestes qu’il va faire, des attitudes qu’il va prendre, des mouvemens qu’il va exécuter, des mots qu’il va dire ; il voudrait marcher comme d’habitude et ses jambes s’y refusent ; il voudrait parler avec naturel, et sa gorge est sèche et son esprit est confus ; tous ces actes, si aisés d’ordinaire, sont devenus impossibles pour lui. Il souffre horriblement de cette activité rentrée ; mais il ne veut pas qu’on s’en aperçoive, et il tremble qu’on ne s’en aperçoive ; il se figure toutes les attentions fixées sur lui, il prend pour son compte tous les sourires qu’il entrevoit, tous les chuchotemens qu’il croit entendre. Il lui semble qu’on lit au fond de son âme. — Quand une jeune femme rencontre soudain dans la rue une personne connue, sa psychologie est la même : jusque-là elle circulait parmi des étrangers dont elle ne se souciait pas ; soudain, elle voit quelqu’un qui peut s’occuper d’elle, qui va sans doute s’occuper d’elle ; elle est émue ; elle tremble que dans sa démarche, son costume ou sa figure, quelque chose ne prête à la critique. Elle éprouve donc une vive secousse au cœur. En même temps, elle fait effort pour garder un air naturel, pour passer calme et distraite : il faut qu’elle y parvienne. Elle se roidit pour y parvenir. — Mais elle a peur d’être devinée ; elle sent fixée sur elle cette attention qui passe, elle a le sentiment d’être regardée, dévisagée, et voilà pourquoi elle rougit. — Quand nous soupçonnons qu’on parle de nous, même phénomène : émotion à l’idée du jugement qu’on porte sur nous, crainte qu’on ne s’aperçoive de cette émotion, idée qu’on découvre au fond de nous tout ce que nous voulons cacher.

Telle est donc la loi pour tous les cas de timidité. Tous présentent un caractère commun, un seul : quelque chose qui doit rester secret risque d’être aperçu, une émotion que nous comprimons risque d’éclater. Nous avons peur qu’elle n’éclate. Il nous semble qu’on la voit en nous malgré nous.

Reste la rougeur par confusion. Un enfant vient de mentir : il rougit, pourquoi ? C’est que tout d’un coup il a peur qu’on ne flaire son mensonge. Peut-être sait-il qu’on le soupçonne, peut-être notre visage a-t-il exprimé un doute : il tremble que sa pensée secrète ne soit démasquée. — Un bienfaiteur est pris en flagrant délit de bonnes œuvres : il rougit : c’est qu’il voulait cacher ses bonnes œuvres, il tenait, par une pudeur de la charité, à les accomplir secrètement, il voit soudain apparaître une personne connue : il craint qu’elle n’ait tout deviné. Il a le sentiment qu’on découvre ce qu’il tenait à cacher.

Voici un cas de confusion plus curieux : on se croyait seul : on s’aperçoit tout à coup qu’on ne l’était pas, on rougit. Rien ne paraît d’abord ressembler ici aux cas précédens : on n’a rien fait de mauvais ni d’excellent, on n’a honte de rien, on n’a sur la conscience ni une mauvaise action, ni une bonne œuvre. Il semble qu’on n’ait rien à cacher. Pourquoi donc rougir ? — C’est qu’en fait, il y a encore une émotion à cacher. Quand je m’aperçois qu’on me regardait, tout de suite et instinctivement je suis troublé, je suis inquiet. J’ai peur d’avoir tait de ces gestes, eu de ces mines, pris de ces attitudes, qui, naturels si l’on est seul, sont ridicules devant témoins. Peut-être avais-je trop d’abandon dans mes poses, ou trop d’expression sur mon visage ; peut-être ai-je trop laissé ma physionomie se mouvoir suivant le caprice de mes pensées. Peut-être ai-je trop laissé mes sentimens monter jusqu’à la surface de mon être. Sans doute je n’ai pas été comme je tiens à être en public : l’homme le plus franc a toujours un masque social ; il n’aime pas à être vu sans ce masque ; peut-être étais-je tout à l’heure trop démasqué. Qui sait même : quand on est seul, on parle parfois sa pensée à voix basse, en tout cas on la mime, on la gesticule. J’ai peut-être fait tout cela. Voilà ce qui m’émeut, j’ai peur d’avoir été ridicule. Or cette peur, je ne veux pas qu’on s’en aperçoive ; je veux paraître calme ; je veux avoir l’air indifférent, naturel ; si on devinait mon émotion, que penserait-on de moi ? — Mais précisément j’ai peur qu’on ne la devine, je sens fixée sur moi l’attention du témoin imprévu et importun, il me semble qu’il lit en moi tout ce que je pense et qu’il pénètre au fond de mon âme : j’ai le sentiment d’être démasqué.

Dans tous les cas de confusion, le mécanisme est le même. Supposons, par exemple, qu’on me lasse brusquement remarquer une incorrection ou une négligence de toilette : il y a beaucoup de chances pour que je rougisse. C’est que l’observation m’a ému et peut-être même un peu vexé ; je suis d’abord très ennuyé d’avoir laissé passer cette incorrection ou cette négligence, puis je suis un peu excité contre celui qui s’est permis de me la signaler. Il y a là un froissement, léger sans doute, passager, mais sensible. — Donc, je suis ému ; mais je veux, à tout prix, qu’on ne s’en aperçoive pas. Je veux avoir l’air aisé, remercier avec bonne grâce celui que j’envoie à tous les diables ; je sais qu’il serait ridicule de paraître gêné ou mécontent. Il faut que j’arrive à dissimuler mes impressions, et justement j’ai peur qu’elles ne soient devinées. — De même, si on me dit quelque vérité sur mon caractère ou sur mon esprit ; au fond, cette vérité m’est désagréable, je la supporte malaisément ; elle touche et blesse en moi des fibres étrangement sensibles, et tout mon être en vibrera quelques instans ; mais en même temps il ne faut pas qu’on s’aperçoive de mes impressions, il faut que j’aie l’air tranquille ou reconnaissant, et j’ai peur de n’y pas réussir. — De même enfin si, brusquement, on m’arrache à une rêverie profonde : car je suis humilié de m’y être laissé aller, j’en veux à mon attention de s’être endormie, et je suis un peu irrité contre le brutal, qui l’a réveillée d’une secousse. Bref, j’éprouve quelque dépit. Mais ce dépit, je ne veux pas le laisser voir, je ne veux pas qu’on le soupçonne, et cependant j’ai peur qu’on ne le lise sur mon visage.

Dans tous les cas précédens, c’était un autre qui me prenait sur le fait ; si c’est moi-même, le phénomène est identique. Par exemple, en présence d’une personne respectée, je m’avise que je viens de parler trop familièrement, aussitôt je suis ému ; je m’en veux de ce que j’ai dit, j’ai peur d’avoir déplu, et cependant je tiens à cacher mon trouble, à continuer d’un air indifférent ; et je crains qu’on ne devine ce qui se passe en moi. Par exemple encore, en causant, je m’aperçois tout d’un coup que je me suis vanté. Aussitôt j’ai peur qu’on ne l’ait remarqué, j’ai peur que ce mot malheureux n’ait trahi mes sentimens secrets, j’ai peur d’avoir moi-même ouvert un jour sur le fond de mon âme, sur ma vanité intime ; il me semble que je suis complètement démasqué.

Ainsi il y a là une loi. Toutes les fois que je rougis, que ce soit confusion, timidité, pudeur ou modestie, mon état moral est identique : j’ai le sentiment qu’on voit en moi ce que je veux cacher. Voilà le fait spécial qui est toujours lié à la rougeur, qui fait couple avec elle : la crainte qu’un plaisir, une souffrance, un trouble, une pensée intime ne se dévoilent ; la crainte de ne pas échapper aux regards qui nous observent ou même à l’esprit qui nous sonde ; la crainte d’être deviné, démasqué ; le sentiment qu’on lit au fond de nous à livre ouvert ; le sentiment qu’on pénètre en nous malgré nous ; le sentiment d’une sorte de viol moral. — Le vrai symbole de la rougeur, c’est la vierge dont on écarte les voiles, l’homme dont on arrache le masque, l’anonyme à qui l’on crie son nom. Imaginons un moyen de démasquer réellement l’âme : supposons qu’on puisse, en faisant jouer un ressort, exposer aux regards tous nos sentimens secrets, nos convoitises inavouées, nos rancunes sourdes, nos remords obscurs, nos ambitions furtives ; alors nous rougirions plus qu’aucune vierge n’a jamais rougi, nous ne serions plus que rougeur.


III

Cette loi, nous l’avons trouvée par l’analyse des faits : il nous faut maintenant la prouver. En effet, quelques précautions que nous ayons prises, nous pourrions être dupes d’une pure coïncidence ; si invraisemblable que ce soit, il est possible que le hasard seul ait réuni partout sous nos yeux le même fait moral et le même fait physique, le sentiment d’être démasqué et la rougeur. Il est très peu probable, mais enfin il est possible que ce soit là une rencontre accidentelle ; nous devons établir que c’est une liaison invariable.

Si la peur d’être démasqué est la vraie cause de la rougeur, voici ce qu’on peut prévoir. — Supprimons cette peur, toutes choses restant d’ailleurs identiques, la rougeur doit disparaître. — Provoquons cette peur, les autres circonstances restant toujours identiques, la rougeur doit apparaître. Augmentons ou diminuons cette peur, la rougeur doit augmenter ou diminuer. — C’est précisément ce qui a lieu.

Dans tous les cas où la peur d’être démasqué n’existe plus, la rougeur n’existe plus. L’exemple des amans est frappant : deux amans ne rougissent plus l’un devant l’autre, et pourtant entre eux il est question de désirs et de plaisirs dont on rougit d’ordinaire. Pourquoi donc ne rougissent-ils plus ? C’est qu’ils ne craignent plus de se montrer tels qu’ils sont. Ils ne tiennent plus à cacher leurs sentimens, ils se les sont avoués ; ils ne cherchent plus à faire illusion sur leur être intime : ils s’abandonnent l’un à l’autre. Ce qu’ils voileraient partout ailleurs, ils le dévoilent entre eux. Ils n’ont plus de masque l’un pour l’autre : ils n’ont donc plus peur d’être démasqués. — Cette expérience est décisive : il y a là un cas de non-rougeur, qui est identique aux cas de rougeur, sauf sur un point, qui est précisément le point important ; les circonstances sont les mêmes, sauf une seule, qui est précisément la cause présumée. Toutes choses égales d’ailleurs, la peur que nos sentimens intimes ne se dévoilent disparaît ; la rougeur aussi disparaît : on peut en conclure que cette peur est la vraie cause de la rougeur.

De même, on ne rougit pas quand on est seul, quelles que soient les scènes que l’on imagine, quels que soient les projets que l’on forme, quelles que soient même les fautes qu’on se reproche, ou les ridicules qu’on se découvre ; on ne rougit pas, ou, si l’on rougit, c’est par exception et parce qu’on se figure un instant qu’on n’est pas seul. Et pourquoi ne rougit-on pas ? Simplement parce qu’on n’a, étant seul, aucune peur d’être démasqué. — Ici encore les circonstances peuvent être, — sauf une, — absolument les mêmes que dans les cas de rougeur. Il suffit que la crainte de se trahir soit supprimée, la rougeur est supprimée du même coup.

De même, le tout jeune enfant ne rougit pas, au sens moral du mot. Sans doute, quand il s’échauffe à crier, par exemple, il devient tout rouge ; mais c’est là un phénomène de simple congestion, sans analogie réelle avec ce qu’on pourrait appeler la rougeur morale. Celle-ci n’existe pas dans les deux ou trois premières années. Darwin parle de deux petites filles qui rougissaient à l’âge de deux ou trois ans, et d’un autre enfant très impressionnable, d’un an plus âgé, qui rougissait lorsqu’on le reprenait de quelque faute. Mais il les cite comme de rares exceptions[3]. Règle générale, l’enfant ne rougit que de colère. — Or, il est facile de comprendre pourquoi il ne rougit pas : c’est d’abord qu’il n’a rien à cacher, mais c’est surtout qu’il n’a pas encore l’idée de cacher. Il exprime naturellement tout ce qu’il pense, il n’a pas encore de masque : sa physionomie, c’est son âme visible. Chez lui, toute émotion se traduit naturellement par un fait physique, cri, mimique ou parole ; on peut lire en lui à livre ouvert. Il ne sait pas encore qu’il peut renfermer en lui ses sentimens. — Il commence à rougir le jour où il apprend à dissimuler, le jour où il s’avise qu’il a intérêt à ne pas dire tout ce qu’il a fait, à ne pas raconter tout ce qui lui passe par la tête. La rougeur commence le jour où la transparence s’altère.

Il y a d’autres êtres chez qui le souci de dissimuler, la crainte d’être démasqués, n’existe pas : ce sont les pauvres d’esprit, les simples, les idiots. L’idée de cacher leurs émotions, la crainte qu’on ne les devine, sont évidemment hors de leur portée : donc ils ne doivent pas rougir ; c’est ce qu’établit l’expérience. Darwin rapporte les observations faites sur les idiots par le docteur Crichton Browne : « Il ne les a jamais vus rougir à proprement parler ; il a seulement vu leur visage se colorer, de joie apparemment, à l’aspect de leurs alimens, et parfois aussi de colère. » — « Néanmoins, — ajoute Darwin, — ceux qui ne sont pas entièrement abrutis sont capables de rougir. C’est ainsi qu’un idiot microcéphale, âgé de treize ans, dont le regard s’éclairait un peu, lorsqu’il était content ou qu’il s’amusait, se mit à rougir et détourna le visage, au dire du docteur Behn, lorsqu’on le déshabilla pour lui faire subir un examen médical. » — Ces faits sont nets. L’idiot vraiment idiot ne rougit pas. La rougeur n’apparaît pas sans un certain développement moral.

Ainsi, dans les cas où la crainte qu’on ne devine nos sentimens intimes est supprimée, la rougeur est supprimée chez les amans, cette crainte est supprimée par le fait de 1 abandon réciproque, — dans la solitude, cette crainte est supprimée par la solitude même ; — chez l’enfant, elle est supprimée par l’innocence et l’ignorance ; — chez l’idiot, par la misère morale. Mais partout sa suppression entraîne celle de la rougeur.

Faisons maintenant l’expérience inverse : provoquons brusquement la cause présumée, l’effet doit apparaître ; donnons à quelqu’un le sentiment que nous devinons ses desseins secrets, nous devons provoquer la rougeur. C’est ce qui a lieu. — Voici, par exemple, une expérience que tous les parens ont faite : un enfant médite un projet ; pour lui, c’est une grosse affaire, c’est en ce moment l’objet essentiel de sa vie. Ce projet, il ne veut pas nous le dévoiler tout de suite : il a trop peur d’un échec. Alors, presque toujours, il vient nous demander une permission quelconque, n’ayant qu’un rapport très lointain avec le plan cher et secret ; il se réserve ensuite de nous amener peu à peu à ce plan. Si nous flairons la ruse, si nous marquons un soupçon, l’enfant rougit jusqu’aux oreilles. Que s’est-il donc passé ? Tout à l’heure, l’enfant avait déjà son secret, il caressait déjà obscurément son espoir : cependant, il ne rougissait pas. Qu’y a-t-il de nouveau maintenant ? Une seule chose : la crainte d’être démasqué. Il a suffi de provoquer cette crainte, toutes choses égales d’ailleurs, pour provoquer la rougeur. Cette crainte est donc la cause de la rougeur.

L’expérience vérifie ainsi nos prévisions : nous pouvions prévoir qu’en supprimant la cause présumée, nous supprimerions l’effet ; c’est ce qui a lieu. Nous pouvions prévoir qu’en provoquant la cause présumée, nous provoquerions l’effet ; c’est ce qui a lieu. — Voici maintenant une autre prévision : l’effet doit varier avec la cause ; plus la cause grandira, plus il doit grandir ; plus la cause diminuera, plus il doit diminuer. En d’autres termes, plus on craindra d’être démasqué, plus on aura sujet de redouter la pénétration ou l’indiscrétion d’autrui, plus on rougira. Par conséquent, l’être le plus impur, le plus défiant, le moins maître de lui, sera celui qui rougira le plus ; car il aura beaucoup à cacher, il cherchera toujours à cacher et il sera peu habile à cacher. L’innocence absolue, la confiance absolue, la possession de soi absolue, rougiront aussi peu que possible : l’une, parce qu’elle n’a rien à cacher ; l’autre, parce qu’elle ne songe pas à cacher ; la troisième, parce qu’elle est sûre de cacher. L’expérience confirme-t-elle ces prévisions !

Il se trouve qu’elle les confirme : par exemple, les femmes rougissent beaucoup plus facilement que nous ; c’est qu’elles ont plus que nous à craindre d’être démasquées. D’abord, elles ont plus à cacher. Il leur est moins permis qu’à nous d’exprimer tout ce qu’elles pensent et sentent. Elles sont tenues à plus de réserve, à plus de circonspection. Il y a une multitude de choses qu’elles sont censées ne pas comprendre et ne pas connaître : il ne faut pas qu’on s’aperçoive qu’elles les connaissent et les comprennent. Il y a des impressions, des sympathies, des enthousiasmes qu’elles ne doivent pas manifester, sous peine de passer pour légères ; il y a certaines idées qu’elles doivent garder pour elles sous peine d’être accusées de pédantisme. Elles sont ainsi forcées de se surveiller sans cesse ; elles ne peuvent presque rien livrer de leur cœur ou de leur esprit ; il faut qu’elles atténuent, il faut qu’elles voilent, qu’elles mettent perpétuellement la sourdine. Elles tremblent sans cesse qu’on ne lise trop bien ce qui se passe en elles. Non-seulement elles ont plus à cacher, mais elles se sentent moins que nous capables de cacher. Elles n’ont que très rarement notre volonté, notre empire sur nous-mêmes. Elles sont sensibles et impressionnables, souvent jusqu’à en être littéralement impulsives. Par suite, elles craignent doublement pour tout ce qu’il y a en elles d’intime, de secret, de délicat, de vierge. Elles ont doublement peur de se trahir, elles redoutent doublement l’inquisition des regards et de l’esprit. Et voilà pourquoi elles rougissent beaucoup plus que nous.

De même les adolescens rougissent plus facilement que les adultes : c’est qu’ils ont, comme les femmes, plus à cacher. Le tout jeune homme, en effet, précisément parce qu’il n’est pas encore formé, recèle beaucoup de sentimens vagues et inavoués ; il est hanté par des désirs confus ou précis, dont il a plus ou moins honte ; il couve des ambitions bizarres, qu’il lui en coûterait de dévoiler, parce qu’elles sont disproportionnées ou parce qu’elles sont ridicules ; il a des prétentions qu’il ne voudrait à aucun prix déclarer : l’un est content de son esprit, l’autre de sa figure ; l’un se flatte d’être artiste, l’autre d’être écrivain : heureux encore ceux qui ne placent pas leur amour-propre ailleurs. Rien de varié et d’étrange comme les aspirations et les vanités de l’adolescent. Il y a là tout un monde de sentimens obscurs, souvent profonds et durables, que trop peu d’écrivains ont essayé d’explorer. Mais ces désirs, ces prétentions, ces ambitions, l’adolescent ne veut pas qu’on les devine, et souvent il a peur qu’on ne les devine ; une parole qu’on lui adresse par hasard l’inquiète : l’aurait-on pénétré ? — Il se surprend parlant avec trop de chaleur du sujet habituel de ses rêveries intimes : n’a-t-on pas deviné sa passion ? — Il est ainsi très souvent sur le qui-vive, il a souvent à craindre pour les secrets qu’il renferme en lui. Bref, l’adolescent cherche presque toujours à paraître un peu autre qu’il n’est : de là une peur constante qu’on ne voie au fond de lui. De là rougeur fréquente.

C’est pour la même raison qu’on rougit surtout en public : en effet, plus il y a de témoins, plus il y a lieu de craindre qu’on ne lise en nous. Plus il y a d’attentions attachées sur nous, moins nous avons de chances de les dépister. C’est le sentiment de ce danger plus grand qui nous fait rougir davantage.

Au contraire, les personnes qui auront le moins à cacher, ou qui auront le moins l’idée de cacher, ou qui ne craindront pas qu’on arrive à les pénétrer, seront celles qui rougiront le moins. Les vieillards, par exemple, rougissent peu. Le fait a été souvent remarqué ; je l’explique par deux raisons. D’abord ils ont peu à cacher : il n’y a plus chez eux de ces désirs inavoués, de ces prétentions timides qui s’agitent ou couvent chez les adolescens ; ils ont vécu, ils sont ce que la vie les a faits, la réalité s’impose à eux et les rêves chimériques, sauf exception, leur sont interdits. Ils n’ont plus de vagues et craintives aspirations ; ils ont des idées si arrêtées, des habitudes si enracinées, un caractère si consolidé qu’ils ne songent même plus à dissimuler. Le désir de paraître autres qu’ils ne sont ne leur vient plus. Ils sont forcés de se donner pour ce qu’ils sont, qu’ils aient conscience ou non de leurs défauts, qu’ils en souffrent ou qu’ils s’en fassent gloire. — Non-seulement ils ont peu à cacher, mais ils sont plus capables de cacher ; ils sont devenus plus maîtres d’eux-mêmes, plus sûrs de ne pas dire ce qu’ils veulent faire ; leur masque social, comme tout en eux, s’est épaissi et s’est consolidé. Ils savent qu’on ne peut pas lire sur leur visage les rares sentimens qu’ils tiennent à garder secrets. — Voilà pourquoi ils rougissent si peu ; ils ont moins sujet que nous de redouter la pénétration d’autrui.

Les aveugles nous fourniront une preuve encore plus précise. Si notre théorie est vraie, que doit-il se passer chez les aveugles ? D’abord ils doivent moins rougir que nous ; car l’idée qu’on les observe, qu’on les voit, qu’on peut lire sur leur visage, ne leur est pas naturelle ; ils doivent donc avoir moins que nous peur qu’on ne pénètre leurs secrètes pensées. — Et surtout la rougeur ne doit être fréquente chez eux qu’assez tard, lorsque l’éducation leur a appris qu’on peut les regarder. — De plus ils doivent peu rougir devant les autres aveugles ; car alors ils savent que nul œil ne les épie ; ils sont en presque parfaite sécurité ; des témoins aveugles sont des témoins peu dangereux ; on a moins à craindre d’être démasqué par eux. — Et enfin, ce qui est très important à noter, les aveugles, tout en rougissant moins que nous, doivent cependant rougir, même devant les autres aveugles ; car ils peuvent toujours craindre pour leurs pensées intimes : des témoins aveugles n’équivalent pas à la solitude ; ce n’est pas seulement le regard qui menace nos secrets, c’est aussi et surtout l’esprit. L’aveugle, même s’il ne songe pas qu’un œil puisse l’épier, sait qu’il y a d’autres moyens de lire en lui : sa voix, sa parole peuvent dévoiler ses impressions aussi sûrement que ses gestes et que sa physionomie. — Il est donc naturel qu’il rougisse, et il est à prévoir qu’il rougira moins que nous. C’est ce que confirme l’expérience ;

D’abord il est incontestable que les aveugles rougissent. Darwin le remarque lui-même : « La pauvre Laura Bridgman, aveugle de naissance et complètement sourde, rougit. Le révérend R.-H. Blair, principal du collège de Worcester, m’informe que parmi les sept ou huit enfans aveugles-nés qui se trouvent dans cet asile, trois rougissent très facilement[4]. »

Le directeur actuel de l’institution nationale des jeunes aveugles me confirme dans cette opinion : « Un premier point incontestable, m’écrit-il, c’est que les aveugles sont susceptibles de rougir lorsqu’ils sont en présence des voyans, et qu’ils éprouvent une impression vive, agréable ou désagréable. » Et il ajoute : « Je crois bien que cette impression produit les mêmes effets, même si l’aveugle a la conviction qu’il n’est en présence que d’autres aveugles. » — Ainsi ce que nous avions pu prévoir se réalise : les aveugles rougissent ; ils rougissent même devant d’autres aveugles, quoique le fait soit moins net et moins certain.

En même temps ils rougissent moins facilement que nous. Le directeur des jeunes aveugles ajoute les lignes suivantes : « Votre troisième question doit être résolue par l’affirmative ; les aveugles rougissent moins facilement que les clairvoyans et l’on retrouve beaucoup plus de physionomies impassibles chez eux que chez les personnes qui voient clair. »

Ainsi l’expérience est d’accord avec notre théorie.


IV

Nous sommes en mesure maintenant d’apprécier la théorie très ingénieuse, mais incomplète de Darwin. Voici quelle est l’idée de Darwin. D’après lui, la cause qui nous tait rougir, c’est notre propre attention portée sur nous-mêmes ; si je rougis, c’est que, par crainte du jugement d’autrui, ou pour une autre raison, je porte fortement mon attention sur ma personne physique, sur mon visage. « À toutes les époques, hommes et femmes ont attaché, surtout pendant leur jeunesse, une grande importance à l’aspect extérieur de leurs personnes ; ils ont également porté une attention toute spéciale sur l’apparence de leurs semblables. Le visage a été le principal objet de cet examen, bien que, à l’époque où l’homme allait tout nu, la surface entière du corps fût exposée aux regards. Or, toutes les fois que nous savons ou que nous soupçonnons que l’on critique notre personne, notre attention se porte fortement sur nous-mêmes, et surtout sur notre visage. Cela doit avoir très probablement pour effet de mettre en jeu la portion du sensorium qui reçoit les nerfs sensitifs de la face[5]. »

Darwin explique même très habilement cette influence de l’attention sur la rougeur. D’après lui, l’attention portée sur une région quelconque du corps modifie, dans cette région, la circulation capillaire. Par exemple, on modifie les mouvemens involontaires du cœur en fixant sur eux l’attention. La sécrétion salivaire est surexcitée quand nous imaginons fortement un fruit acide. « Les mouvemens péristaltiques de l’intestin sont influencés par l’attention qu’on porte sur eux. » C’est ce qui a lieu pour le visage : sous l’influence de l’attention, les vaisseaux se relâchent plus ou moins et se gorgent de sang artériel ; alors on rougit. — De plus, ajoute Darwin, grâce à l’habitude et à l’hérédité, les capillaires de la face sont devenus extrêmement sensibles : l’habitude ancestrale de porter sur eux l’attention a modifié leur tonicité. Voilà pourquoi nous rougissons aujourd’hui à la première alerte ; nous n’avons même plus conscience de porter notre attention sur notre visage : là est pourtant la vraie cause.

Cette théorie est intéressante et spécieuse ; est-elle exacte ? — Laissons de côté l’influence de l’attention sur les vaisseaux capillaires ; c’est là une question de psycho-physiologie qui est ici accessoire ; notons simplement qu’il y a peut-être quelque désaccord entre cette idée de Darwin et l’idée de Claude Bernard que nous rappelions au début. — Ce qui nous intéresse, c’est cette loi proposée par Darwin : l’attention portée sur notre personne physique est la cause de la rougeur. Cette loi nous paraît très contestable. — En effet, il nous arrive de porter fortement notre attention sur notre visage sans que nous rougissions pour cela. Quand nous nous regardons dans une glace, nous sommes attentifs à notre personne physique ; pourtant nous ne rougissons pas. Si je ressens une douleur à la face, je fixe mon attention sur la région endolorie ; pourtant je ne rougis pas. Peut-être se produit-il une légère dilatation des capillaires, mais qui ne ressemble en rien au phénomène de la rougeur.

Sans doute, dans la plupart des cas de rougeur, nous portons notre attention sur notre visage, mais ce n’est pas la circonstance vraiment essentielle. — Un enfant pris en flagrant délit de mensonge est, sans doute, un peu préoccupé de son visage, mais ce qui le préoccupe bien autrement, c’est la pensée secrète qu’il voulait à tout prix dissimuler, et qui risque de paraître au grand jour. — De même, lorsqu’on nous dit une vérité qui nous pique : sans doute, alors nous songeons à notre visage qui peut trahir notre émotion ; mais ce n’est pas là le fait important : le fait important, c’est le sentiment qu’on aperçoit en nous ce que nous voulions cacher, qu’on viole les retraites intimes de notre âme. — Quand j’avoue une faute, peut-être fais-je quelque attention à mon maintien et à mon air ; mais ce n’est pas là l’essentiel : l’essentiel, c’est le sentiment que quelque chose de secret va être dévoilé. Même dans les cas de timidité, l’attention que nous portons sur nous n’est que secondaire ; l’écolier qu’on interpelle brusquement est bien un peu gêné dans les entournures et inquiet de la mine qu’il peut faire ; mais ce qui le tourmente, c’est la révélation possible de son amour-propre dans certains cas, de son ignorance dans d’autres. Le timide qui rougit en entrant dans un salon est, sans doute, fort préoccupé de son attitude physique, mais au fond, ce qui le paralyse, c’est surtout l’idée qu’on devine son émotion qu’il voudrait secrète. La jeune fille qui entend un mot inconvenant se soucie, sans doute, un peu de son visage qu’elle veut garder calme et naturel ; mais ce qui est dominant en elle, c’est la crainte qu’on ne voie au fond de son âme ce qu’elle tient à cacher. L’homme qui reçoit des éloges cherche, sans doute, à garder une physionomie impassible ; mais ce qui le gêne au-dessus de tout, c’est l’idée que sa vanité secrète peut être devinée. — L’attention portée sur soi est donc peut-être un fait fréquent, peut-être même un fait constant : à coup sûr, ce n’est pas le fait essentiel, le fait influent, la cause.

Ce n’est donc pas parce que nous portons notre attention sur nous que nous rougissons. Ce n’est même pas parce que l’attention des autres se porte sur nous. Darwin, en deux ou trois endroits, semblerait pencher vers cette hypothèse. Au fond, elle n’est pas plus juste que l’autre. Sans doute, dans presque tous les cas de rougeur, nous sommes préoccupés de l’attention d’autrui. Mais ce n’est pas là l’essentiel. Si l’attention d’autrui nous fait rougir, c’est que nous avons quelque chose à cacher ; c’est que nous craignons pour nos pensées ou nos émotions secrètes. Sinon, peu nous importerait. — Le fait extérieur est secondaire ; ce qui est capital, c’est le fait intérieur, le souci de ce que nous cachons, la crainte qu’on ne le découvre. Quand je rougis, j’ai le sentiment qu’on pénètre au fond de mon âme : voilà le point.

Telle est donc la solution à laquelle nous nous arrêterons. Toutes les fois que nous rougissons, nous craignons pour ce qu’il y a de secret en nous. Nous avons peur qu’on ne voie au fond de nous : modestes, nous avons peur qu’on ne voie au fond de nous une joie de vanité ; pudiques, qu’on ne voie au fond de nous une pensée interdite ; timides, qu’on ne voie au fond de nous une émotion ridicule ; coupables, qu’on ne voie au fond de nous un souvenir inavouable.

Dans tous ces cas, la rougeur va directement contre notre intérêt. Nous tremblons qu’on ne devine en nous une joie secrète, et la rougeur trahit cette joie. Nous tremblons qu’on ne soupçonne en nous une pensée secrète, et la rougeur trahit cette pensée. Nous tremblons qu’on n’aperçoive en nous un trouble secret, et la rougeur trahit ce trouble. On rougit parce qu’on craint le regard, et la rougeur l’attire. La rougeur ne sert donc à rien. À moins de dire, comme Darwin, qu’elle sert à embellir la joue des jeunes filles ; à moins d’y voir une marque de la justice divine qui a voulu que les coupables se trahissent eux-mêmes, il faut reconnaître qu’elle n’a aucun but. Elle semble déplacée dans le concert des phénomènes utiles à notre existence. Elle est un luxe inutile et dangereux.


Cette relation constante entre la rougeur, fait physique, et le sentiment d’être démasqué, lait moral, il faudrait maintenant l’expliquer. Pourquoi le sentiment qu’on voit nos pensées secrètes nous fait-il rougir ? D’où vient que ces deux faits forment un couple ? — La tentation de chercher une réponse est forte ; mais je crois que nous devons résister. Nous n’en savons pas encore assez long sur la nature pour résoudre un tel problème avec précision. Tout ce que nous pouvons faire, à l’heure qu’il est, c’est dire : toutes les fois que tel phénomène physique se produit, tel phénomène moral se produit ; il y a entre eux une liaison invariable. Quant à comprendre pourquoi l’un entraîne l’autre à sa suite, nous ne le pouvons guère. Il y aurait peut-être place pour quelques hypothèses plus ou moins vraisemblables ; mais aucune ne pourrait être établie scientifiquement : mieux vaut donc se les interdire. Contentons-nous de constater et de prouver ; plus tard nous comprendrons.


CAMILLE MELINAND.


  1. Voyez la Revue du 1er mars 1865.
  2. Bossuet, Sermon sur l’honneur, 3e point.
  3. Darwin, Expression des émotions, trad. S. Pozzi et R. Benoit, p. 336.
  4. Darwin, Expression des émotions, loc. cit., p. 337.
  5. Id., ibid., p. 373.