Précaution/Chapitre VII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 36-42).

CHAPITRE VII.


Les ruses de l’amour sont vieilles comme le monde, et elles trompent toujours, parce qu’elles n’attaquent que les jeunes cœurs.
Gay.


Un mois s’écoula dans les amusements ordinaires de la campagne, et pendant ce temps lady Moseley et Jane manifestèrent l’une et l’autre le désir d’entretenir leurs relations avec les Jarvis. Émilie en fut surprise ; elle avait toujours vu sa mère fuir avec une antipathie prononcée la société des personnes sans éducation, qui souvent faisaient subir à sa délicatesse des assauts qui lui étaient insupportables. Mais ce qu’elle concevait le moins, c’était la conduite de Jane, qui, dès le premier jour, avait déclaré qu’elle ne pouvait souffrir leurs manières grossières. Eh bien ! c’était Jane au contraire qui, à présent, les recherchait la première, et qui même quittait la société de ses sœurs pour celle de miss Jarvis, surtout si le colonel Egerton était auprès d’elle. L’innocence d’Émilie l’empêchait de découvrir les motifs qui pouvaient avoir causé un changement aussi extraordinaire ; mais elle en gémissait et redoublait de tendresse pour celle qui semblait ne plus l’aimer autant.

Pendant quelques jours, le colonel avait paru balancer sur laquelle des jeunes amies il ferait tomber son choix ; mais son irrésolution ne fut que passagère, et bientôt Jane obtint évidemment la préférence. En présence des Jarvis il s’observait davantage, faisait une cour moins assidue ; ses attentions se répartissaient plus également sur toutes les jeunes personnes de la société. D’ailleurs il n’avait pas seul le privilège de paraître aimable ; John, sans s’en douter, faisait aussi des conquêtes ; il devait être baronnet, et c’était déjà une recommandation aux yeux des miss Jarvis.

John, par charité, avait pris en main la direction des parties de chasse du capitaine ; presque tous les matins ils faisaient ensemble des excursions dans la plaine, et depuis ce moment le colonel était devenu tout à coup chasseur intrépide. Les dames les accompagnaient souvent, et le rendez-vous général était à Moseley-Hall.

Un matin que tout était préparé pour une promenade à cheval, au moment où la troupe joyeuse allait partir, Francis Yves arriva dans le cabriolet de son père, et retarda un instant le départ. Francis était adoré de toute la famille Moseley, et il fut reçu à bras ouverts. Il apprit que l’intention des jeunes gens était de faire une halte au presbytère, au milieu de leur excursion champêtre : il dit que, loin de les retenir, il leur demandait la permission de les accompagner. Puis, jetant un regard expressif sur la mère de Clara, il pria sa bien-aimée d’accepter une place à côté de lui ; celle-ci regarda sa mère, et lisant son consentement dans ses yeux, elle monta en rougissant dans la voiture, et toute la troupe se mit en marche.

John, qui avait un excellent cœur, et qui aimait sincèrement Clara et Francis, persuadé que les deux amants avaient des nouvelles importantes à se communiquer, et qu’ils seraient bien aises d’être à l’abri des importuns, se mit à piquer des deux, et appelant le capitaine Jarvis et sa sœur, il sembla les défier à la course. Ceux-ci faisaient les plus grands efforts pour le suivre. — Allons, courage ! capitaine, courage ! s’écria John, et en retournant la tête il s’aperçut qu’ils avaient laissé le cabriolet bien loin derrière eux, et que Jane et le colonel Egerton ne les suivaient aussi qu’à une assez grande distance. — Parbleu ! mon cher, vous n’avez point votre pareil ; je n’ai jamais vu de cavalier de votre force, si ce n’est pourtant votre aimable sœur ; et l’intrépide Amazone, encouragée par ce compliment, mit son cheval au galop, comme pour montrer qu’elle le méritait, et disparut bientôt suivie de son frère.

— Modérons-nous à présent, Émilie, dit John en se rapprochant d’elle ; mon manège a réussi, et je n’ai pas envie de crever mon cheval pour leur bon plaisir. Savez-vous que nous allons être bientôt de noce ?

Émilie le regarda d’un air d’étonnement.

— Oui, ajouta-t-il, Francis vient enfin d’obtenir un bénéfice ; je l’ai lu dans ses yeux au premier abord. Il avait un air de mystère, et en même temps de ravissement. Je suis sûr qu’il a déjà calculé plus de douze fois le produit de la dîme.

John ne se trompait pas dans ses conjectures. Le comte de Bolton lui avait donné la cure de sa paroisse sans qu’il l’eût sollicitée ; et dans ce moment même Francis pressait la timide Clara de fixer le jour où elle récompenserait enfin sa constance et son amour. Clara, trop peu coquette pour se faire prier, lui promit d’être à lui aussitôt après son installation, qui devait avoir lieu la semaine suivante. Ce point important une fois réglé, les amants se mirent à former mille projets délicieux, mille petits arrangements par lesquels la jeunesse aime tant à combler le vide de l’avenir.

— Docteur, dit John, qui, arrivé le premier au presbytère, attendait sur la porte, avec M. Yves, l’arrivée du cabriolet, savez vous que votre fils pousse la prudence à l’excès ? Voyez comme il va au pas, comme il ménage son cheval ! Ah ! vous voilà donc enfin, dit-il l’instant d’après en les aidant à descendre ; puis posant ses lèvres sur les joues brûlantes de sa sœur, il lui dit à l’oreille d’un air d’importance : — Vous n’avez besoin de me rien dire, ma chère, je sais tout et je vous donne mon consentement.

Mrs Yves accourut pour serrer dans ses bras sa future belle-fille ; et à l’air de satisfaction qui régnait dans ses yeux, au regard de bienveillance que le bon ministre jeta sur elle, Clara vit bien que son mariage était décidé.

Le colonel Egerton félicita Francis sur sa nomination à la cure de Bolton avec une chaleur et un empressement qui paraissaient sincères ; et dans ce moment, Émilie trouva pour la première fois qu’il était aussi aimable qu’on le disait généralement. Les dames firent aussi chacune leur compliment, et John poussa le bras du capitaine comme pour lui dire de ne pas rester en arrière.

— Parbleu ! Monsieur, s’écria le capitaine, il faut convenir que vous avez du bonheur d’obtenir une si belle cure avec aussi peu de peine ; quant à moi, je vous en félicite de tout mon cœur. On dit que la dîme sera bonne, et tant mieux ! Tout ce que je vous souhaite, c’est qu’elle devienne encore meilleure.

Francis le remercia en souriant, et bientôt John donna le signal du départ.

Dès qu’ils furent de retour et que le baronnet eut appris l’état des choses, il promit à Francis de ne pas retarder plus longtemps son bonheur, et il fixa lui-même le mariage à la semaine suivante.

Après le dîner, lady Moseley, se trouvant seule au salon avec sa sœur et ses filles, se mit à parler des apprêts de la cérémonie et des invitations qu’il fallait faire. Elle avait aussi son faible ; c’était d’aimer à briller dans l’occasion, et elle voulait que le mariage de sa fille fît du bruit dans les environs. Elle commençait à peine à développer les plans magnifiques qu’elle méditait, lorsque Clara l’interrompit en lui disant : — Ah ! de grâce, ma chère maman, permettez que notre union se célèbre sans pompe ; c’est le désir de M. Yves, c’est aussi le mien, et souffrez qu’aussitôt après la cérémonie nous allions prendre tranquillement possession de notre modeste presbytère.

Sa mère essaya de faire quelques objections ; mais Clara l’embrassa tendrement, la supplia, presque les larmes aux yeux, de ne pas lui refuser la dernière grâce qu’elle lui demandait, et lady Moseley sacrifia son amour pour l’apparat à sa tendresse pour sa fille.

Clara, ivre de joie, l’embrassa de nouveau, et, accompagnée d’Émilie, elle quitta l’appartement.

Jane s’était levée pour les suivre ; mais, apercevant par la fenêtre le tilbury du colonel Egerton, elle reprit sa place et attendit son arrivée avec impatience. — Il était envoyé, dit-il, par Mrs Jarvis pour prier miss Jane de lui faire l’amitié de venir passer une partie de la soirée avec ses filles. Elles avaient quelques projets en tête, pour lesquels elle leur était absolument indispensable.

Mrs Wilson regarda gravement sa sœur, qui exprimait son consentement au colonel par un doux sourire ; et sa fille, qui l’instant auparavant avait oublié qu’il existât au monde d’autre personne que Clara, courut chercher son châle et son chapeau, afin, disait-elle, de ne pas faire attendre trop longtemps le colonel.

Lady Moseley la suivit des yeux par la fenêtre, jusqu’à ce qu’elle l’eût vue prendre place dans le tilbury, et elle revint ensuite s’asseoir auprès de sa sœur d’un air de contentement et de satisfaction.

Pendant quelque temps les deux sœurs gardèrent le silence, chacune leur ouvrage à la main, car elles n’avaient ni l’une ni l’autre assez de déférence pour la mode pour rougir de travailler elles-mêmes. Elles semblaient livrées toutes deux à leurs réflexions, lorsque enfin Mrs Wilson lui demanda tout à coup :

— Quel est donc ce colonel Egerton ?

Lady Moseley la regarda de l’air du plus grand étonnement, et il lui fallut quelques minutes avant qu’elle pût répondre : — Mais sans doute, le neveu et l’héritier de sir Edgard Egerton, ma sœur.

Ces paroles furent prononcées d’un ton positif, comme s’il n’y avait plus rien à dire. Mrs Wilson n’en continua pas moins :

— Ne croyez-vous point qu’il fasse la cour à Jane ?

Le plaisir étincela dans les yeux brillants de lady Moseley, et elle répondit :

— Le croyez-vous, ma sœur ?

— Oui, sans doute, et pardonnez-moi si je vous parle avec franchise, mais il me semble que vous avez eu tort de permettre à Jane de l’accompagner sans vous.

— Et pourquoi donc, Charlotte ? Quand le colonel Egerton se donne la peine de venir chercher ma fille de la part d’une amie, n’y aurait-il pas une sorte de grossièreté à le refuser ? ne serait-ce pas montrer une méfiance coupable, lorsqu’il a pour elle des attentions si distinguées ?

— Le refus d’une demande inconvenante est une offense très vénielle, selon moi, reprit Mrs Wilson avec un sourire. Comme vous le dites, ma sœur, les attentions du colonel deviennent de jour en jour plus marquées. Je veux croire que ses vues sont honorables ; mais il me semble qu’il n’est pas moins important de s’assurer s’il est digne d’être l’époux de Jane, que de savoir s’il songe sérieusement à le devenir.

— Et que pouvons-nous désirer de plus que ce que nous savons déjà ? vous connaissez son rang, sa fortune, nous sommes à même d’apprécier son caractère ; et d’ailleurs cette étude regarde particulièrement Jane : c’est elle qui doit vivre avec lui, c’est à elle de voir s’il lui convient sous ce rapport.

— Je ne lui conteste point sa fortune ; mais je me plains que nous lui supposions les qualités les plus essentielles, sans avoir la certitude qu’il les possède. Ses principes, ses habitudes, son caractère même, nous sont-ils bien connus ? Je dis nous, car vous savez, ma sœur, que vos enfants me sont aussi chers que s’ils étaient les miens.

— J’en suis persuadée, dit lady Moseley ; mais je vous le répète, ces choses-là regardent Jane : si elle est contente, je n’ai pas le droit de me plaindre. Je ne chercherai jamais à exercer la moindre influence sur les affections de mes enfants.

— Si vous disiez que vous ne les contraindrez jamais, je serais de votre avis ; mais influencer ou plutôt diriger les affections de son enfant, et surtout de sa fille, c’est un devoir aussi impérieux que de détourner d’elle tous les malheurs qui peuvent la menacer.

— J’ai rarement vu cette entremise des parents produire de bons effets.

— Vous avez raison ; car, pour être utile, il faut qu’elle ne se voie pas, à moins de circonstances extraordinaires. Excusez-moi, ma sœur, mais j’ai remarqué plus d’une fois que les parents donnent presque toujours dans les extrêmes, se faisant un système ou de choisir eux-mêmes pour leurs enfants, ou d’abandonner tout à fait ce choix à leur vanité flattée et à leur inexpérience.

— Eh bien ! si vous étiez à ma place, que feriez-vous donc pour détruire l’influence que j’avoue que le colonel gagne tous les jours sur l’esprit de ma fille ?

— Je ne vous cacherai pas que le caractère de Jane rend cette tâche plus difficile. Elle donne tellement carrière à son imagination, qu’elle est plus qu’une autre accessible à la flatterie. L’homme qui saura la flatter adroitement est sûr d’obtenir son estime. Elle ne manquera pas de lui prêter les qualités les plus brillantes ; elle ne les verra plus qu’à travers le prisme le plus flatteur, et son cœur se sera donné sans retour avant que l’illusion soit détruite.

— Mais enfin que feriez-vous ? dit lady Moseley, qui ne se sentait pas convaincue.

— Peut-être est-il déjà un peu tard pour prévenir le mal ; mais du moins je ne négligerais rien pour l’arrêter dès son principe. Je redoublerais de vigilance et d’attention ; je chercherais à tracer à ma fille des règles de conduite dont elle reconnût la justice, dont elle pût faire aisément l’application ; je m’efforcerais de rendre insensiblement les relations moins fréquentes, pour prévenir l’intimité qui pourrait en résulter ; et surtout, ajouta-t-elle avec un sourire, tandis qu’elle se levait pour se retirer, je me garderais bien de leur fournir moi-même l’occasion de se trouver ensemble ; et je ne voudrais pas, au risque de paraître impolie, exposer moi-même ma fille au danger, et compromettre ainsi son bonheur.