Précaution/Chapitre XIX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 116-122).

CHAPITRE XIX.


L’amour et la reconnaissance furent les premiers peintres.
Darwin


La convalescence de Denbigh fut aussi prompte que ses amis pouvaient l’espérer, et dix jours après l’accident qui avait failli lui être si funeste, il se trouva en état de quitter le lit une ou deux heures dans la journée. Pendant ces moments qu’il trouvait bien courts, Mrs Wilson, accompagnée d’Émilie et quelquefois de Jane, venait lui faire une lecture ; John ne le quittait pas, et le garde-chasse de sir Edward remarqua que les coqs de bruyère étaient devenus si familiers pendant que son jeune maître était au chevet de son ami, que le capitaine Jarvis était venu à bout d’en tuer un.

Le capitaine ne pouvait se dissimuler qu’il ne fût la première cause du malheur qui était arrivé ; il sentit aussi quelque honte d’avoir fui le danger au-devant duquel Denbigh s’était précipité pour sauver Émilie, et il prétexta, pour quitter le Doyenné, qu’il était rappelé à son régiment. Il partit, comme il était arrivé, dans le tilbury du colonel, avec son ami et ses chiens. John les vit passer de la fenêtre de Denbigh, et fit le vœu sincère que le capitaine choisît désormais un autre théâtre de ses exploits sur un gibier d’une nouvelle espèce, et qu’il avait l’avantage de trouver toujours, sinon sous sa main, du moins sur sa tête.

Le colonel avait pris congé de Jane, le soir précédent, avec les plus vives protestations qu’il n’allait plus vivre que dans l’attente de la retrouver à L***, où il se rendrait dès que son régiment aurait été passé en revue.

Pendant quelque temps, Jane n’avait pensé qu’au danger de Denbigh et au chagrin de sa sœur ; mais maintenant qu’ils étaient passés l’un et l’autre, elle se livrait à de mélancoliques rêveries sur l’absence de son amant, et se perdait dans la contemplation de ses vertus et de ses brillantes qualités.

En lui tout était parfait ; son ton, ses manières étaient à l’abri de tout reproche ; on ne pouvait révoquer en doute sa sensibilité : ils s’étaient attendris ensemble sur les malheurs de plusieurs héroïnes de romans ; ses opinions, son goût étaient sûrs, puisqu’ils étaient toujours les mêmes que ceux de Jane. Combien son caractère était aimable ! jamais elle ne l’avait vu en colère. Que sa tournure était gracieuse ! que ses traits étaient nobles ! Son jugement était infaillible : il la trouvait la plus jolie femme qu’il connût ; il était brave puisqu’il était militaire ; enfin le résultat de réflexions aussi justes était, comme Émilie l’avait prédit, que le colonel Egerton était un héros.

Egerton ne s’était point encore expliqué ouvertement. Jane savait, d’après son propre cœur et d’après tous les romans qu’elle avait dévorés depuis son enfance, que le moment d’une séparation est ordinairement celui d’une crise décisive dans une affaire de cœur, et sa modestie lui faisait éviter plutôt que chercher l’occasion de favoriser les vues qu’elle supposait au colonel.

Egerton, de son côté, n’avait point paru très-empressé d’en venir au fait, et les choses en restèrent là. Les deux amants se croyaient sûrs de l’affection l’un de l’autre, et on eût pu dire qu’il existait entre eux un de ces engagements implicites, qu’il y eût eu de la mauvaise foi à rompre, mais auxquels néanmoins on ne se fait pas grand scrupule de manquer lorsqu’ils vous gênent.

L’expérience nous le prouve assez souvent : l’homme est une créature qu’il est nécessaire de tenir attachée à son devoir par des restrictions salutaires ; et il ne serait peut-être pas si mal qu’il y eût un code pour les amants, et qu’injonction fût adressée à tout homme qui fait la cour de s’expliquer clairement, sauf à la femme à lui répondre en termes aussi nets. Que de malheurs arrivent trop souvent pour n’avoir pas su s’entendre ! Mais c’est assez nous occuper de Jane et d’Egerton ; songeons un peu aux autres personnages de notre histoire.

Il y avait à Moseley-Hall un petit parloir, où jamais aucun étranger n’était admis. Les dames y passaient une partie de leurs matinées, occupées de petits ouvrages de leur sexe ; et elles y rentraient avec un nouveau plaisir lorsque quelques visites importunes les avaient forcées de le quitter ; et souvent les deux sœurs se dérobaient quelques instants au monde qui remplissait les grands appartements, pour venir se communiquer à la hâte leurs observations, et respirer un moment en liberté.

C’était une retraite inabordable pour les fâcheux, et consacrée tout entière au bonheur domestique. Sir Edward venait s’y reposer de ses fatigues, sûr d’y trouver toujours quelqu’un qu’il aimait et avec qui il pût se distraire des soins plus importants de la vie

Lady Moseley, même au milieu des embarras agréables que lui donnait sa splendeur renaissante, passait rarement devant la porte sans l’entrouvrir et adresser un sourire aux amies qu’elle y trouvait rassemblées.

Cet appartement était le plus voisin de celui qu’occupait Denbigh ; on l’invita à s’y réunir à la famille dès que ses forces lui permirent de marcher. D’ailleurs il était impossible qu’on le regardât plus longtemps comme étranger, après le service signalé qu’il avait rendu.

Un jour de grande chaleur, Denbigh, soutenu par John, y entra dans l’espoir de trouver les dames ; mais elles étaient allées se promener sous le trop célèbre berceau. À peine étaient-ils dans le parloir qu’on vint dire à John qu’un de ses meilleurs chiens était malade ; il courut le visiter ; et, la chaleur provoquant le sommeil, Denbigh se jeta sur un sopha, et mit son mouchoir sur sa figure pour diminuer l’éclat du jour.

Au moment où il allait s’endormir, le bruit de quelqu’un, qui approchait doucement, attira son attention. Croyant que c’était quelque domestique qui craignait de l’éveiller, il ne regarda point ; mais bientôt une respiration précipitée, qu’on cherchait à retenir, éveilla sa curiosité. Il eut assez d’empire sur lui-même pour rester immobile ; le store d’une croisée fut descendu doucement ; un paravent fut placé de manière à rompre le courant d’air dans lequel il s’était mis pour se rafraîchir ; et tous ces arrangements furent faits avec tant de précaution, qu’il pouvait à peine suivre les mouvements de l’ami qui prenait de lui un soin si obligeant. On se rapprocha de lui, une main toucha le mouchoir qui lui cachait la figure, et se retira plus vite encore ; une seconde tentative eut plus de succès, et Denbigh, jetant un coup d’œil à la dérobée, aperçut Émilie, plus séduisante encore par l’émotion et le vif intérêt qui se peignaient sur sa physionomie expressive. Jamais Denbigh n’avait été aussi heureux.

Sa main reposait sur le bras du sopha ; Émilie se pencha, il sentit la douce chaleur de son haleine ; mais les lèvres de la jeune fille ne touchèrent point la main de son sauveur.

Si Denbigh eût été présomptueux, ou seulement porté à juger légèrement Émilie, il n’eût pu se méprendre sur le sentiment dont elle avait suivi l’impulsion ; mais toute sa contenance respirait tellement l’innocence et la modestie, qu’elle aurait imposé silence au plus suffisant. Il attendit tranquillement le résultat des préparatifs qu’il lui voyait faire sur un petit secrétaire placé près de lui.

Mrs Wilson n’avait jamais aimé que les jeunes personnes consacrassent beaucoup de temps à étudier ce qu’on appelle les arts d’agrément ; cependant Émilie, depuis son enfance, avait montré un goût si vif et de si heureuses dispositions pour le dessin, que sa tante n’avait pu lui refuser de cultiver un talent naturel que l’art avait bientôt rendu très-remarquable.

Émilie était assise devant le secrétaire, et Denbigh immobile la contemplait avec admiration.

Elle était entrée dans le parloir, très échauffée par la promenade ; ses beaux cheveux tombaient en grosses boucles sur ses épaules, dont elles faisaient ressortir la blancheur ; ses joues, animées par l’exercice qu’elle venait de faire et par l’émotion, brillaient des plus vives couleurs ; une robe de mousseline dessinait sa taille élégante, et son doux regard se portait à chaque instant sur celui qu’elle croyait assoupi, et qui eût voulu dormir ainsi toute sa vie.

Une grande glace était devant Denbigh ; tout à coup Émilie, pour mieux voir l’effet du dessin auquel elle travaillait, le prit dans ses mains, et s’approcha d’une fenêtre. Elle était placée de manière que le dessin se réfléchissait tout entier dans la glace. Du premier coup d’œil Denbigh reconnut la scène qu’elle avait voulu reproduire ; le berceau, le fusil lui-même, tout y était ; son portrait seul n’était pas tout à fait fini, et Émilie avait voulu profiter de son sommeil pour en rendre la ressemblance plus frappante.

Après un quart d’heure de travail, elle considéra de nouveau son ouvrage, et Denbigh put l’observer encore pendant quelques minutes. Émilie avait complètement réussi ; Denbigh était parlant, ses yeux étaient fixés sur elle ; mais il lui sembla que l’artiste ne s’était pas rendu assez de justice. L’homme qui tenait le fusil n’avait de John que son costume ; quant au capitaine Jarvis, il était si ressemblant, que Denbigh l’eût reconnu partout.

Au bruit que fit quelqu’un en approchant, Émilie ferma précipitamment son carton de dessin ; ce n’était qu’un domestique ; mais elle n’osa se remettre à l’ouvrage. Denbigh épiait tous ses mouvements ; elle renferma son dessin dans un tiroir particulier du secrétaire, rouvrit le store, et vint replacer le mouchoir comme il était auparavant.

— Il est plus tard que je ne pensais, dit Denbigh en paraissant s’éveiller et en regardant à sa montre ; combien d’excuses ne vous dois-je pas, miss Moseley, pour m’être ainsi oublié dans votre parloir ? Mais j’étais si fatigué…

— Des excuses ? monsieur Denbigh, dit Émilie en rougissant et en pensant combien elle avait été près d’être découverte, vous n’en avez point à faire dans l’état de faiblesse où vous êtes encore, et certainement… moins à moi qu’à tout autre.

— J’ai su par votre frère, continua Denbigh avec un doux sourire, que nos obligations sont au moins mutuelles ; j’ai appris que, lorsque les médecins m’avaient pour ainsi dire condamné, vos soins et votre persévérance m’ont rappelé à la vie.

Émilie n’était point vaine ; jamais elle n’avait cherché à faire parade de ses talents ; très-peu de personnes savaient qu’elle eût quelquefois touché un crayon ; cependant, pour échapper à l’embarras de sa position, elle ouvrit son portefeuille, et offrit ses dessins à l’admiration de Denbigh ; mais ce ne fut pas sans qu’une vive rougeur colorât ses joues, sans que l’émotion fît palpiter son cœur ; enfin elle était presque aussi troublée que Grace lorsque sa mère cherchait à la mettre en avant.

Quelque désir qu’eût Denbigh de ne pas abandonner la conversation, qui prenait un tour si intéressant, il eût été malhonnête de refuser d’examiner le carton de dessin d’une dame.

Tous ces dessins portaient le cachet d’un véritable talent, et Émilie paraissait maintenant aussi impatiente de les remettre à leur place, qu’elle avait mis d’empressement à attirer sur eux l’attention de Denbigh.

Le pauvre convalescent aurait donné tout au monde pour voir de plus près le dessin caché dans la case secrète ; mais sa propre délicatesse, comme principal acteur de la scène le désir évident d’Émilie de le cacher à tous les yeux, l’empêchèrent d’en faire la demande.

— Docteur Yves ! combien je suis heureuse de vous voir, s’écria Émilie en se hâtant de refermer son carton, dont Denbigh n’avait pas encore visité la moitié ; vous êtes devenu presque un étranger pour nous, depuis que Clara nous a quittés.

— Non, non, ma petite amie, j’espère ne jamais être un étranger à Moseley-Hall, répondit le ministre en riant. Je suis enchanté, George, de vous voir aussi bien… ; vous avez des couleurs !… À propos, voici une lettre de Marianne pour vous.

Denbigh prit la lettre avec le plus vif empressement, et se retira, pour la parcourir, dans l’embrasure d’une croisée. Sa main tremblait en rompant le cachet, et l’intérêt que lui inspirait cette épître n’eût pu échapper à l’observateur le plus indifférent.

— Maintenant, miss Émilie, si vous voulez avoir la bonté de me faire donner un verre d’eau et de vin, dit le bon ministre en s’asseyant sur le sopha, vous exercerez un véritable acte de charité : la promenade et la chaleur m’ont donné une soif… !

Émilie était debout près de la petite table, ses yeux étaient fixés sur son carton, comme si elle eût pu en voir le contenu au travers de la couverture.

— Miss Émilie Moseley, reprit le docteur avec une gravité plaisante, voulez-vous me condamner à mourir de soif par une pareille chaleur ?

— Désirez-vous quelque chose, docteur Yves ? demanda Émilie en voyant qu’il se disposait à tirer lui-même le cordon de la sonnette.

— Je voulais seulement prier un domestique de m’apporter un verre d’eau et de vin.

— Que ne me le demandiez-vous, mon cher monsieur ? dit-elle en ouvrant un buffet et en lui présentant ce qu’il désirait.

— Là, là, ma chère, vous m’en donnez beaucoup. Je croyais vous l’avoir demandé trois fois, dit le docteur avec un sourire malin ; mais je vois que vous étiez occupée à étudier quelque chose dans ce carton. Émilie en rougissant essaya de rire de sa distraction ; mais elle eût donné tout au monde pour savoir quelle était cette Marianne.