Précaution/Chapitre XLIV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 322-331).



CHAPITRE XLIV.


Je veux que mes enfants soient marins comme moi.
Dibdin.


Ce n’était qu’avec beaucoup de peine, et après s’être récrié plus d’une fois, que l’amiral avait consenti à adopter le plan que son ami lui avait proposé pour amener naturellement et sans secousse le mariage de George et d’Isabelle. Il lui promit de le laisser louvoyer tant qu’il le voudrait, puisqu’il ne voulait pas tenter tout d’un coup l’abordage, et le général commença aussitôt ses opérations.

Sir Frédéric Denbigh était de la même école que la douairière, lady Chatterton ; il aimait assez à diriger une intrigue ; mais il connaissait mieux le cœur humain.

En officier prudent, il avait soin que toutes ses attaques fussent masquées ; aussi le succès couronnait-il presque toujours ses entreprises.

Les jeunes gens se rencontrèrent dans le monde comme par hasard ; Isabelle était douce, modeste et sensible ; George était plein d’ardeur et de vivacité ; et l’on pense bien qu’il ne put la voir longtemps impunément. En moins de deux mois il crut être éperdument amoureux d’Isabelle, et en effet il avait quelque raison de le croire.

Le général, qui suivait d’un œil attentif tous les mouvements de son fils, avait soin de temps en temps d’alimenter sa flamme, en lui parlant de projets de mariage, de vues qu’il avait sur lui, des partis brillants qui se présentaient. George, menacé dans ses amours, vit que bientôt sa constance aurait plus d’un assaut à soutenir ; il sentit redoubler sa passion pour Isabelle, et il s’arma d’avance de courage pour refuser obstinément toutes les offres qui lui seraient faites, et résister aux persécutions de son père.

L’amiral compromit plus d’une fois le succès de l’entreprise en prodiguant les encouragements au jeune homme. Heureusement celui-ci ne voyait dans ces espèces d’avances que l’effusion d’un bon cœur qui aimait en lui le fils de son vieil ami.

Sir Frédéric, après avoir sondé avec soin le terrain, et s’être convaincu que son fils s’était laissé prendre au piège qu’il lui avait tendu, crut qu’il était temps de faire feu de l’une de ses batteries couvertes, pensant avec raison qu’il en résulterait un engagement général. Un jour qu’ils se trouvaient seuls après le dîner, le nom de miss Howell vint à être prononcé par hasard ; le général en profita pour dire à George !

— À propos, mon garçon, l’amiral trouve singulier que vous soyez toujours avec sa fille ; il m’en a dit deux mots hier. Faites-y attention, George ; l’amiral est mon ami, et il faut prendre garde de le mécontenter.

— Je ne vois pas ce qu’il a tant à craindre, s’écria George en rougissant d’orgueil et de dépit. Il me semble que je ne suis pas un parti si méprisable pour la fille de sir Peter Howell.

— Oh ! sans doute, mon enfant ; il n’est pas de famille plus ancienne que la nôtre dans le royaume, et il n’en est pas en même temps de plus noble ; mais l’amiral a des idées singulières, et peut-être a-t-il des vues sur quelque officier de marine pour son gendre. De la prudence, c’est tout ce que je vous demande.

Et le général, content de l’effet qu’il avait produit, se leva d’un air d’indifférence, et alla rejoindre lady Margaret dans le salon.

George resta quelques minutes à réfléchir à la demande singulière de son père, et aux alarmes plus surprenantes encore de l’amiral ; puis, se levant tout à coup, il prit son épée et son chapeau, et en moins de dix minutes il était à la porte de sir Howell, dans Grosvenor-Square.

En montant l’escalier, il rencontra l’amiral qui allait sortir. Il n’entendait rien, lui, à toute la finesse du général, et charmé de voir George sur le champ de bataille, il lui montra du doigt d’un air d’intelligence la porte de la chambre où était Isabelle, et il dit avec enjouement en lui frappant sur l’épaule :

— Elle est là, mon garçon ; crois-moi, ne fais pas plusieurs bordées, va droit à l’abordage, et du diable si elle n’est pas obligée d’amener. Point de timidité, George ; les femmes n’aiment point cela. Un cœur, mon garçon, se prend comme un vaisseau. Jetez le grappin, attaquez vivement, ne laissez pas le temps de se reconnaître, et la victoire est à vous.

George aurait eu de la peine à concilier ce discours avec celui que lui avait tenu son père, s’il avait eu le temps de faire des réflexions ; mais l’amiral lui ouvrit lui-même la porte, et, le poussant dans l’appartement, il la referma sur lui pour lui laisser le champ libre, en lui recommandant de nouveau de commencer sur-le-champ l’attaque.

L’amiral, que toutes les tergiversations de son ami impatientaient, avait cru avancer les affaires et préparer les voies à George en faisant son éloge à Isabelle en plusieurs occasions. Il pensait qu’après tout il valait autant qu’elle fut disposée à l’aimer, puisque de toute manière il devait être son époux ; et depuis quelque temps il lui tenait souvent des discours tels que ceux-ci :

— C’est un joli garçon que ce George Denbigh, n’est-ce pas, Isabelle ? Et puis il est brave. Son père est rempli de courage, et je sais que le fils chasse de race. Ce sera là un bon mari ! Il est plein d’attachement pour son roi et pour son pays. Ce n’est pas un de ces novateurs qui voudraient tout bouleverser ; il a de la religion, autant du moins que vous pouvez vous attendre à en trouver dans un capitaine des gardes. Ce n’est pas un méthodiste, j’en suis certain. Quel dommage qu’on n’en ait pas fait un marin ! Ne pensez-vous pas comme moi, mon enfant ? Mais, bah ! tout n’est pas désespéré pour cela ; il peut encore lui prendre fantaisie de jeter les yeux sur vous quelque jour.

Isabelle, à qui ses craintes faisaient deviner le but de ces éloges réitérés du capitaine Denbigh, les écoutait en silence ; elle se livrait à des réflexions qui souvent étaient accompagnées de bien des larmes.

George s’approcha du sopha sur lequel elle était assise ; elle avait les yeux rouges et enflés. Il lui prit doucement la main, et lui dit d’une voix émue :

— D’où peut provenir la tristesse de miss Howell ? Si les consolations de la plus tendre amitié ; si une voix consacrée à son service peuvent apporter quelque adoucissement à la douleur, elle n’a qu’à ordonner ; avec quelle ardeur ne m’empresserai-je pas de lui obéir !

— Il faut peu de chose pour nous affliger, faibles créatures que nous sommes, répondit Isabelle en s’efforçant de sourire ; heureusement il ne faut pas non plus de grands efforts pour nous consoler.

George la regardait fixement pendant qu’elle parlait, et son air d’abattement démentait ses paroles. Jamais elle ne lui avait paru si intéressante ; il se rappelait les exhortations de son père. Entraîné en même temps par ses sentiments, il lui fit, avec autant de franchise que d’éloquence, l’aveu de son amour, et la pria d’accepter son cœur et sa main.

Isabelle l’écouta dans un morne silence. Elle avait pour lui beaucoup d’estime, et elle craignait l’ascendant qu’il paraissait avoir sur l’esprit de son père. Que faire néanmoins ? fallait-il renoncer aux plus chères espérances de son cœur, et voir s’évanouir sans retour les rêves de bonheur dont elle aimait à se bercer ? Non, c’était un effort dont elle ne se sentait pas capable. Denbigh était généreux, sensible ; elle résolut de s’abandonner à sa générosité.

Pendant le dernier voyage de son père, Isabelle avait fait la connaissance d’un jeune ecclésiastique, fils cadet d’un baronnet, à présent le docteur Yves. Ils avaient pris de l’attachement l’un pour l’autre, et lady Hawker, chez qui Isabelle était restée depuis la mort de sa mère, sachant que son frère ne tenait nullement à l’argent, ne vit pas de raison pour s’opposer à cette passion naissante qui s’était formée sous ses yeux.

Lorsque l’amiral fut de retour, Yves avait demandé, la main d’Isabelle, comme nous l’avons déjà dit, et quoique la tante se fût prononcée très-fortement en sa faveur, il avait été rejeté. Yves avait eu la délicatesse de ne point faire entendre qu’Isabelle le payait du plus tendre retour, de sorte que l’amiral, en l’éconduisant, avait cru tenir simplement la promesse qu’il avait faite au général, sans compromettre en aucune manière le bonheur de sa fille. Mais les sentiments qui l’avaient porté à se déclarer continuèrent à régner dans toute leur force dans l’âme des deux amants ; et c’est ce dont Isabelle, après bien de l’hésitation et en rougissant plus d’une fois, se décida à instruire George. Elle lui peignit franchement l’état de son cœur, implora sa compassion, et lui donna à entendre qu’il était le seul obstacle à son bonheur.

On suppose aisément qu’un pareil aveu surprit George autant qu’il l’affligea. C’était une mortification pénible pour son amour propre, et il lui fallut un instant lutter contre lui-même. Mais sa générosité l’emporta, et il assura Isabelle qu’elle n’avait rien à craindre à l’avenir de ses importunités. La pauvre fille l’accabla de remerciements ; mais il se hâta de se soustraire aux témoignages de sa reconnaissance, car il sentit que, s’il restait un moment de plus, il pourrait se repentir de son généreux dévouement, et peut-être rétracter sa parole.

Miss Howell lui avait fait entendre, dans le cours de son récit, que leurs parents étaient de meilleure intelligence que le malin général ne l’avait laissé croire à son fils, et George résolut d’éclaircir tout d’un coup ce mystère.

Au souper, il dit d’un ton d’indifférence que, docile aux ordres de son père, il avait été prendre congé de miss Howell, puisque ses visites semblaient donner de l’ombrage à l’amiral. Au surplus, ajouta-t-il en étendant les bras pour se donner un air plus dégagé, je crois bien que je n’irai plus dans cette maison.

— Et pourquoi cela, s’il vous plaît ? reprit sir Frédéric un peu alarmé du ton que prenait son fils. Ce n’est pas là ce que je voulais dire. Ni l’amiral, ni moi, nous ne nous opposons à ce que vous alliez voir sa fille de temps en temps. Parbleu ! épousez-la même si vous voulez ; nous y consentons de tout notre cœur, si vous pouvez vous convenir.

— Oui ; mais nous ne nous convenons pas, dit George en regardant le plafond.

— Comment, diable ! que voulez-vous dire ? reprit vivement son père.

— Je veux dire seulement qu’elle ne me plaît pas, dit le fils en vidant d’un trait un verre de vin qui manqua de l’étouffer.

— Elle ne vous plaît pas ! s’écria le général que cette déclaration inattendue avait jeté hors des gonds ; et pourrais-je prendre la liberté de vous demander pourquoi miss Howell ne vous plaît pas, Monsieur ?

— Vous savez, mon père, que ce sont des sentiments qu’il est impossible d’expliquer, dit George avec un sang-froid désespérant.

— Eh bien, Monsieur ! s’écria son père avec une chaleur toujours croissante, permettez-moi de vous dire que je vous conseille de vous débarrasser de ces sentiments-là, et le plus tôt sera le mieux, entendez-vous ? Ah ! miss Howell ne vous plaît pas ! eh bien ! je prétends, moi, qu’elle vous plaise ; je vous ordonne même de l’aimer, Monsieur, et apprenez que j’ai promis à son père que cela serait.

— Si je vous ai bien compris ce matin, il me semble pourtant que l’amiral désapprouvait hautement les visites que je rendais à sa fille.

— Peu vous importe qu’il les approuve ou non, Monsieur ; ce ne sont pas vos affaires. Il est convenu qu’Isabelle sera votre femme, j’en ai donné ma parole, et si vous voulez que je vous regarde encore comme mon fils, vous voudrez bien, Monsieur, ne pas m’y faire manquer.

George s’attendait bien à découvrir que son père avait en quelques vues sur lui, mais non pas qu’il eût disposé de sa main d’une manière aussi formelle, sans même le consulter, et son ressentiment fut égal à la dissimulation qu’on avait montrée à son égard.

Importuner davantage Isabelle, c’eût été manquer à sa promesse ; trahir sa confiance, c’eût été une lâcheté… Il sortit le lendemain de grand matin, et, sans rien dire à son père, il alla trouver le duc de Derwent, son oncle ; il lui témoigna le désir d’être employé à un service actif, mais il lui fit entendre que la tendre sollicitude de lady Margaret ne voulait pas lui permettre d’en faire la demande. C’était la vérité, et George supplia son oncle de vouloir bien employer son crédit pour lui faire obtenir ce qu’il désirait.

Les bourgs appartenant au duc de Derwent étaient représentés au parlement par des membres entièrement dévoués à l’administration. La recommandation d’un homme qui envoyait six membres à la chambre des communes, et qui siégeait lui-même dans celle des pairs, devait être toute puissante. En moins de huit jours, George avait cessé d’être capitaine des gardes, et il avait été nommé lieutenant-colonel d’un régiment qui allait s’embarquer pour l’Amérique.

Sir Frédéric reconnut bientôt qu’il avait en tort de s’emporter ; il voulut revenir sur ses pas, et il chercha, à force d’indulgence et de caresses, à regagner le terrain que son imprudence lui avait fait perdre. Mais quel fut son courroux lorsque son fils lui annonça qu’il allait partir pour l’Amérique avec son nouveau régiment ! Il l’accabla des reproches les plus amers. Le fils chéri, qui n’était pas habitué à s’entendre traiter de la sorte, répondit un peu vivement, la querelle s’échauffa, et ils se séparèrent également mécontents l’un de l’autre. Les adieux de George avec sa mère furent plus tendres ; et comme lady Margaret avait toujours pensé qu’Isabelle n’était pas un parti qui convint au descendant de plusieurs ducs, elle lui pardonna presque son offense en faveur du motif.

— Qu’est-ce que je vois là ! s’écria sir Peter Howell en parcourant les journaux pendant son déjeuner ; le capitaine des gardes Denbigh vient d’être nommé lieutenant-colonel d’un régiment d’infanterie, et il part demain pour aller rejoindre son régiment qui va s’embarquer pour l’Amérique ! — C’est un mensonge, Isabelle ! c’est un infâme mensonge ! Ce n’est pas que je le blâmerais d’aller servir son roi et son pays ; mais il ne voudrait pas vous jouer un pareil tour, Isabelle.

— Comment ? dit Isabelle qui avait peine à contenir son émotion en voyant que George avait si noblement tenu sa parole, et qu’elle n’avait plus rien à craindre : qu’ai-je de commun avec le départ de M. Denbigh ?

— Parbleu ! s’écria son père étonné, ne devez-vous pas être sa femme ? Tout n’est-il pas convenu entre vous… c’est-à-dire entre sir Frédéric et moi, ce qui revient au même, comme vous savez ?

Il fut interrompu dans ce moment par l’arrivée soudaine du général, qui venait dans le double motif d’instruire le premier son ami de la fatale nouvelle, et de chercher à faire sa paix avec lui. Isabelle se retira dès qu’elle le vit entrer.

— Tenez, Denbigh, lisez ! s’écria l’amiral qui, lui montrant du doigt le paragraphe, entra brusquement en matière : — Que dites-vous de cela ?

— Ce n’est que trop vrai, que trop vrai, mon cher ami, répondit le général en baissant tristement la tête.

— Écoutez, sir Frédéric Denbigh, dit l’amiral avec fierté, ne m’avez-vous pas promis que George épouserait ma fille ?

— Oui, sans doute, Peter, reprit son ami avec douceur ; et j’ai le regret de vous annoncer que, malgré mes prières et mes menaces, il a déserté la maison, et que je suis décidé à ne le revoir jamais.

— Eh bien ! Denbigh, s’écria l’amiral, que cette déclaration adoucit un peu, n’avais-je pas raison de vous dire que vous autres gens de terre vous n’entendiez rien à la discipline ? Moi, Monsieur, si j’avais un fils, il faudrait bien qu’il prît l’épouse que je lui aurais choisie, fût-ce même les yeux bandés. Je voudrais voir que quelqu’un demandât la main de ma fille, et qu’elle osât le refuser !

— Vous oubliez le rat d’église, comme il vous a plu de l’appeler, dit le général que le ton de suffisance de son ami commençait à échauffer.

— Vous croyez plaisanter, Monsieur, mais sachez que si je mettais dans ma tête de lui donner ma fille, elle obéirait à l’instant même.

— Ah ! mon cher ami, dit le général qui cherchait à détourner la conversation, je crains bien qu’il ne nous soit plus difficile à tous deux de diriger les affections de nos enfants que nous ne l’avions pensé d’abord.

— Vous croyez, général ? dit sir Peter avec un sourire ironique ; c’est ce que nous allons voir.

Il tira violemment le cordon de la sonnette, et dit au domestique de lui envoyer sa fille. Dès qu’elle parut, son père lui demanda d’un ton brusque où demeurait le jeune M. Yves. C’était à deux pas, et l’amiral lui envoya dire qu’il le priait de passer chez lui sans perdre un instant.

— Nous verrons, nous verrons, mon vieil ami, qui de nous deux sait le mieux maintenir la discipline, dit-il à voix basse et en se frottant les mains. Et il arpenta la chambre à grands pas, attendant avec impatience le retour de son messager.

Le général regardait son ami d’un air stupéfait, comme pour s’assurer qu’il parlait sérieusement. Il savait bien qu’il était vif comme la poudre, que former une résolution et l’exécuter, était pour lui l’affaire d’un instant, et que, par-dessus tout, il était d’une obstination sans égale. Mais il ne pouvait croire que sa frénésie, car c’en était une, allât jusqu’à jeter sa fille à la tête du premier venu, parce qu’il lui prenait une boutade. Sir Frédéric ne réfléchissait pas que l’engagement qu’il avait pris lui-même n’était ni plus juste, ni plus raisonnable, quoiqu’il eût agi avec plus de sang-froid et plus de réflexion ; circonstance qui aurait pu le faire paraître plus coupable aux yeux d’un juge impartial.

Isabelle, assise dans un coin, attendait toute tremblante le dénouement de cette scène singulière, et Yves parut au bout de quelques minutes, ni moins tremblant, ni moins alarmé.

Dès qu’il entra, l’amiral alla droit à lui, et lui demanda brusquement s’il désirait encore épouser cette fille, en lui montrant du doigt Isabelle. La réponse ne se fit pas attendre, et l’amant transporté allait se répandre en protestations de reconnaissance, lorsque sir Peter lui ordonna de se taire. Il appela sa fille, qui s’approcha le front couvert d’une vive rougeur ; il lui prit la main, la plaça dans celle de son amant, et de l’air le plus solennel il leur donna sa bénédiction. Il leur dit d’aller renouveler connaissance dans une autre chambre, et se tournant vers son ami, il s’écria ravi du coup d’autorité qu’il venait de faire :

— Voilà, Denbigh, voilà ce qui s’appelle montrer du caractère !

Le général avait assez de pénétration pour voir que ce dénouement était du goût des deux jeunes gens, et que le père d’Isabelle n’avait fait que combler les vœux de sa fille. Charmé du reste de voir se terminer aussi bien une affaire qui lui avait donné quelque inquiétude, et qui avait manqué de le brouiller avec son ancien camarade, il le félicita gravement de sa bonne fortune, et se retira.

— Oui, oui, dit sir Peter en lui-même, en se promenant dans sa chambre, Denbigh est bien mortifié, quoi qu’il en dise. Je lui ai fait voir comment il fallait agir. Ces gens-là ne connaissent pas la discipline. Ah ! s’ils avaient été sur mon bord !… C’est dommage pourtant que ce soit un prêtre… mais, bah ! après tout, un prêtre peut être un homme tout comme un autre… Oui, mais quelques talents qu’il ait, tout ce qu’il a de mieux à espérer c’est de devenir évêque, et voilà tout… Qu’importe ? je pourrai faire des marins de tous mes petits-enfants ; et qui sait si l’un d’eux ne deviendra pas amiral ?

Et il courut retrouver sa fille, voyant déjà en perspective une demi-douzaine de petits amiraux qui sautillaient autour de lui.

Sir Peter ne survécut que dix-huit mois au mariage de sa fille ; mais ce temps lui suffit pour concevoir un tendre attachement pour son gendre. M. Yves sut amener insensiblement l’amiral, pendant sa longue maladie, à envisager la religion sous un point de vue plus véritable qu’il n’avait été dans l’habitude de la regarder ; et le vieillard, après avoir béni ses enfants, rendit le dernier soupir entre leurs bras, prêt à paraître avec confiance devant son juge.

Quelque temps avant sa mort, Isabelle, dont la conscience lui avait toujours reproché d’avoir usé de quelque supercherie avec son père, et qui déplorait surtout que George restât si longtemps exilé de son pays et de la maison paternelle, s’était jetée aux pieds de sir Peter et lui avait avoué franchement sa faute.

L’amiral l’écouta avec surprise, mais sans colère ; sa manière de voir était sensiblement changée, et il aimait trop son gendre pour se repentir de lui avoir donné sa fille. Mais il ne put s’empêcher de plaindre le pauvre George. Son noble dévouement le toucha, et il intercéda pour lui auprès de son père qui, soupirant après le retour de son fils, son unique espoir, était tout disposé à lui pardonner.

L’amiral légua au colonel Denbigh ses pistolets favoris, en souvenir de son amitié, mais il ne vécut pas assez pour être témoin de sa réconciliation avec son fils.

George, transporté sur un théâtre tout nouveau pour lui, eut bientôt oublié une passion qui était sans espoir, et que la présence d’Isabelle n’entretenait plus. Après deux ans d’absence, il revint en Angleterre, brillant de santé, plus aimable, plus sémillant que jamais, enfin ayant su mettre à profit ses voyages, et ayant acquis de l’instruction et de l’expérience en parcourant le monde.