Précaution/Chapitre XXXVII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 261-266).



CHAPITRE XXXVII.


Ou je serai comtesse, madame, ou je perdrai la tête.
FordLa Fille à marier.


Depuis départ du marquis d’Eltringham et de sa sœur, Caroline Harris avait perdu l’espoir de voir jamais une couronne sur les panneaux de sa voiture, et, comme dernière ressource, elle avait résolu d’essayer le pouvoir de ses charmes sur le capitaine Jarvis qui venait d’honorer Bath de sa présence.

Elle lui aurait bien préféré, il est vrai, le gentilhomme campagnard que son père lui avait proposé, mais il était trop tard ; le bon gentilhomme avait été blessé au dernier point de la manière hautaine dont elle avait rejeté ses vœux ; et quoiqu’il eût été grand amateur de sa fortune, ce n’était point un homme qu’elle pût renvoyer ou rappeler au gré de son caprice.

Lady Jarvis avait puissamment contribué à faire naître la soudaine résolution de Caroline, en donnant à entendre qu’elle comptait employer une partie de sa fortune à acheter un titre pour son fils, car miss Harris eût volontiers sacrifié la moitié de la sienne pour être appelée mylady. Elle ne s’abusait pas au point de ne pas voir que Jarvis ferait un triste lord ; mais elle, avec quelle dignité ne soutiendrait-elle pas le rang auquel elle aspirait ! Le vieux Jarvis n’était qu’un marchand, il est vrai, mais il était immensément riche, et ce ne serait pas la première fois que quelques mille livres, employées à propos, auraient fait un baron du fils d’un marchand. Elle résolut donc de profiter de la première occasion pour sonder les intentions du capitaine, et de l’aider de tout son pouvoir à s’élever au-dessus de la roture, s’il lui paraissait disposé à lui faire partager la gloire qu’elle aurait contribué à lui procurer. Jarvis vint l’engager un matin à faire une petite excursion avec lui dans le tilbury de son beau-frère, et elle accepta avec empressement, dans l’espoir de mettre à profit pour ses projets les moments qu’ils allaient passer ensemble.

Au commencement de leur promenade ils rencontrèrent les équipages de lady Henriette et de Mrs Wilson. Jarvis salua ces dames d’un air de connaissance ; il n’avait point osé rendre visite à la famille du baronnet ; mais, dans tous les endroits publics, il ne manquait jamais de lui présenter ses hommages, tout fier d’avoir un air d’intimité avec des personnes si distinguées sous tous les rapports.

— Connaissez-vous les Moseley, Caroline ? demanda Jarvis avec une familiarité que l’inconséquence de sa voisine semblait encourager.

— Oui, répondit-elle en se penchant pour apercevoir encore les voitures ; quelles belles armes que celles du duc de Derwent ! Que cette couronne est noble et riche ! Si j’étais homme…, et elle appuya avec emphase sur ce dernier mot, je voudrais devenir un lord.

— Je crois bien que vous le voudriez, mais le moyen d’y parvenir ? reprit le capitaine en riant.

— Le moyen ! Ne peut-on point, par exemple, acheter un titre ? et quel plus noble usage peut-on faire de ses richesses, à moins que, comme de certaines gens, on ne préfère l’argent à l’honneur ?

— Ces certaines gens-là ont parfaitement raison, dit Jarvis étourdiment ; après tout, l’argent est l’âme de la vie, et il en faut beaucoup dans notre état. Devinez un peu ce que nous a coûté notre table d’hôte le mois dernier.

— Oh ! ne me parlez pas de boire et de manger, s’écria miss Harris en détournant la tête d’un air de dégoût ; des soins si vulgaires sont au-dessous de ceux qui se piquent d’avoir quelque noblesse dans les idées ;

— Oh ! dans ce cas, soit lord qui voudra, dit Jarvis brusquement, si pour l’être il ne faut ni boire ni manger… Et pourquoi vivons-nous, si ce n’est pour jouir des plaisirs les plus solides et les plus durables que nous offre ce monde ?

— Un militaire doit vivre pour combattre, et acquérir par sa valeur des honneurs et des distinctions… Caroline eût ajouté pour sa femme, si elle eût dit toute sa pensée.

— Triste moyen pour un homme de passer son temps ! reprit le capitaine ; il y a cependant dans notre régiment un capitaine Jones qu’on assure aimer autant à se battre qu’à manger ; et si cela est vrai, ce doit être un terrible fier-à-bras.

— Vous savez combien je suis liée avec votre excellente mère, dit Caroline cherchant à en venir à son but ; elle m’a fait connaître son désir le plus cher :

— Son désir le plus cher ! s’écria Jarvis étonné ; et quel est-il ?… Une nouvelle voiture ? de nouveaux chevaux ?

— Non, non, je veux parler d’un souhait qui nous… qui lui tient bien plus au cœur que toutes les bagatelles dont vous parlez ; elle m’a communiqué son plan.

— Son plan ! dit Jarvis de plus en plus surpris ; de quel plan veut-elle parler ?

— Des moyens et de l’argent qu’elle compte employer pour vous faire parvenir à la pairie. Allons, pourquoi dissimuler avec moi ? Vous pouvez compter sur ma discrétion et sur le vif intérêt que je prends à la réussite de vos projets.

Jarvis jeta sur elle un regard scrutateur, et, clignant de l’œil d’un air significatif, il ajouta :

— Sir William voudrait-il nous aider de son crédit ?

— Oh ! c’est moi qui vous aiderai, si cela est nécessaire, Henry, dit Caroline tendrement ; mes petites économies ne sont pas considérables, mais elles sont à votre disposition.

En s’entendant faire une offre si étonnante, le capitaine chercha d’abord quel pouvait être le motif du désir que montrait miss Harris de le voir devenir haut et puissant seigneur ; puis il se rappela quelques mots échappés à sa mère ; il crut entrevoir un projet tramé contre sa liberté, et résolut de chercher à s’en convaincre.

— Il est possible que ma mère réussisse, dit-il d’une manière évasive, espérant faire parler sa compagne.

— Possible ! s’écria miss Harris ; elle n’y peut manquer… Mais quelle somme croyez-vous qu’il faille pour acheter une baronnie, par exemple ?

— Hem ! vous voulez dire sûrement quelle somme serait nécessaire, outre celle que nous avons déjà ?

— Certainement.

— Mais, dit Jarvis en feignant de calculer, je crois qu’il ne nous manque guère qu’un millier de livres sterling.

— Est-ce là tout ? s’écria Caroline enchantée, et la perspective de voir bientôt le capitaine baronnet le lui fit paraître plus grand au moins de trois pouces, plus noble, plus distingué et plus joli garçon.

Dès ce moment le sort de Jarvis fut fixé… dans l’imagination de miss Harris, qui résolut de devenir sa femme aussitôt qu’elle pourrait l’amener à lui offrir sa main, victoire qui lui paraissait beaucoup moins difficile à remporter que celle qu’elle venait d’obtenir sur son avarice.

Mais le capitaine était bien loin d’en être où elle le croyait. Comme tous les hommes faibles, il n’y avait rien qu’il craignît autant que le ridicule ; vingt fois il avait entendu les jeunes gens de Bath s’amuser aux dépens de miss Harris et de ses manœuvres, et il n’avait pas envie de devenir à son tour le sujet des railleries de ces messieurs. Il ne s’était lié avec Caroline que par une sorte de bravade ; il avait voulu prouver à quelques jeunes gens, amis comme lui de la bouteille, et avec qui il passait les trois quarts de sa vie, qu’il pourrait s’exposer aux artifices les mieux combinés de cette beauté célèbre, et que son adresse saurait les déjouer tous. Ainsi toutes les manœuvres de miss Harris n’avaient abouti qu’à en faire le jouet même d’un Jarvis !

Au retour de la promenade, Caroline, se croyant bien sûre de son fait, fit part à lady Jarvis de la conversation qu’elle venait d’avoir avec le capitaine, et lui offrit sa bourse particulière, pour élever ce fils si cher à la dignité de la pairie.

Lady Jarvis désirait acheter une baronnie, sous la condition que si elle parvenait à faire monter à son fils un degré de plus sur la route des honneurs, il ne lui resterait plus qu’à payer la différence. C’était de cette manière qu’elle lui avait acheté son brevet de capitaine. Elle avait plus d’un obstacle à surmonter, car le cher objet de sa sollicitude, ou plutôt de son orgueil maternel, s’opposait à tous les projets qui auraient pu l’obliger à rendre quelques centaines de livres, qu’il avait obtenues de la faiblesse de sa mère ; et celle-ci était forcée d’attendre qu’elle eût réuni tout l’argent nécessaire pour atteindre le but que se proposait son ambition. Enchantée d’entrevoir dans l’offre de Caroline un moyen plus prompt d’y arriver, elle voulut donner à son fils un avant-goût du bonheur qu’elle lui préparait, et elle lui abandonna un billet de 60 livres qu’elle avait obtenu le matin de son mari. Le soir même Jarvis le perdit d’un coup de dé contre son beau frère.

Pendant le séjour à Bath de la famille Moseley, soit qu’Egerton eût été véritablement occupé, ou qu’il eût évité avec soin les endroits où il eût pu la rencontrer, l’entrevue que redoutaient les amis de Jane (car à peine l’avaient-ils aperçu le premier jour de leur arrivée) n’eut heureusement pas lieu.

Le baronnet n’eût pu le voir sans que sa conscience lui fît quelques reproches, et lady Moseley remerciait le Ciel de ce qu’Egerton avait du moins le sentiment de son indignité.

Un mois après le départ de lady Chatterton, sir Edward retourna à B*** avec sa famille, et ils commencèrent les apprêts de leur départ pour Londres.

La veille du jour où ils devaient quitter Bath, lady Henriette leur annonça son prochain mariage avec Chatterton ; il devait se célébrer à Derwent-Castle avant que le duc quittât cet antique séjour de ses aïeux pour se rendre dans la capitale.

Émilie éprouva un sentiment de joie auquel elle était étrangère depuis longtemps, en apercevant la tour bien connue de l’église du village de B***. Plus de quatre mois s’étaient écoulés depuis qu’elle avait quitté l’asile où elle avait passé son heureuse enfance ; et combien tout était changé, tout jusqu’aux sentiments de ceux qui juraient de s’aimer toujours ; tout, jusqu’à l’opinion qu’elle avait du genre humain, et, ce qui était le plus affreux, jusqu’à celle qu’elle avait conçue de l’homme qu’elle aimait !

Les sourires bienveillants, les saluts respectueux qui les accueillirent lorsqu’ils passèrent devant le petit groupe de maisons auquel on voulait bien donner le nom de village, chassèrent pour un moment de tous les cœurs les pensées mélancoliques, et la joie que firent éclater tous les bons serviteurs de Moseley-Hall en les voyant arriver faisait en même temps leur éloge et celui de leurs maîtres.

Francis et Clara les attendaient au château, et bientôt le docteur Yves et sa femme y arrivèrent aussi pour embrasser leurs amis.

En entrant dans le salon où ils étaient rassemblés, le bon ministre jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et tressaillit en voyant à quel point Émilie était changée. En effet, la pauvre enfant avait perdu, avec le bonheur, les belles couleurs qui donnaient un éclat si vif à sa beauté ; et Mrs Wilson remarqua avec peine qu’en revoyant l’ami de Denbigh, ses joues se couvrirent d’une nouvelle pâleur.

— Où avez-vous vu pour la dernière fois mon cher George ? dit le docteur à Mrs Wilson de manière à n’être entendu que d’elle seule.

— À L***, répondit Mrs Wilson gravement.

— À L*** ! s’écria le docteur étonné ; eh ! quoi ! ne vous a-t-il pas suivie à Bath ?

— Non, j’ai appris qu’il était auprès d’un parent malade, dit Mrs Wilson surprise que son vieil ami choisît un sujet de conversation qu’il devait savoir lui être pénible. Il ne connaissait pas certainement les torts de Denbigh envers Mrs Fitzgerald, mais il ne pouvait ignorer son mariage.

— Il y a quelque temps que je n’ai eu de ses nouvelles, reprit le docteur en la regardant d’un air expressif. Il semblait attendre que Mrs Wilson ajoutât quelque chose ; mais elle ne dit rien, et il continua :

— J’espère que vous ne m’accuserez point d’indiscrétion, si je prends la liberté de vous demander si George a jamais exprimé le désir d’être uni à Émilie par des liens plus doux et plus étroits que ceux de l’amitié.

La veuve hésita quelques instants, et répondit à voix basse : — Oui, il a demandé sa main.

— Eh bien ! et Émilie ?…

— Émilie l’a refusé, répondit Mrs Wilson en levant la tête avec dignité.

Le docteur Yves ne dit rien, mais toute sa contenance exprimait assez le chagrin que lui causait cette nouvelle. Mrs Wilson avait témoigné trop de répugnance à traiter ce sujet pour qu’il osât l’entamer de nouveau ; mais elle remarqua que lorsque le baronnet ou lady Moseley prononçaient le nom de Denbigh, les yeux du bon docteur étaient à l’instant fixés sur eux avec l’expression du plus vif intérêt.