Précaution inutile

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Précaution inutile

roman inédit
par
Marcel Proust

Peu de temps avant sa mort, Marcel Proust avait confié aux Œuvres Libres le magnifique morceau littéraire qu’on va lire.

Gravement malade à l’heure de corriger ses épreuves, Proust nous adressa une lettre exquise, la dernière sans doute de sa correspondance littéraire, où il s’en remettait complétement à nos soins affectueux pour combler telles lacunes, procéder à tels raccords, exécuter enfin le travail de mise au point qu’il se trouvait lui-même dans l’impossibilité absolue de mener à bien. Mais face au texte d’un écrivain à la personnalité si caractéristique, l’idée seule de toucher à une seule ligne, à un mot du manuscrit de Proust nous a paru sacrilège.

Aucune modification n’a été apportée à l’original. Seule a été effectuée, sur notre prière, par M. Jacques Rivière, l’écrivain connu, collaborateur et ami du grand auteur disparu, une collation scrupuleuse du manuscrit de librairie et du manuscrit des Œuvres Libres.

Cette collation de M. Jacques Rivière a été finalement approuvée et définitivement mise au point d’après les manuscrits originaux par le Dr Proust, qui veille sur l’œuvre posthume du grand disparu avec le dévouement le plus pieux, le plus fraternel et le plus éclairé.



Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur, et avant d’avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de quelle nuance était la raie du jour, je savais déjà le temps qu’il faisait. Les premiers bruits de la rue me l’avaient appris, selon qu’ils me parvenaient amortis et déviés par l’humidité ou vibrants comme des flèches dans l’aire résonnante et vide d’un matin spacieux, glacial et pur ; dès le roulement du premier tramway, j’avais entendu s’il était morfondu dans la pluie ou en partance pour l’azur. Et, peut-être, ces bruits avaient-ils été devancés eux-mêmes par quelque émanation plus rapide et plus pénétrante qui, glissée au travers de mon sommeil, y répandait une tristesse annonciatrice de la neige, ou y faisait entonner, à certain petit personnage intermittent, de si nombreux cantiques à la gloire du soleil que ceux-ci finissaient par amener pour moi, qui encore endormi commençais à sourire, et dont les paupières closes se préparaient à être éblouies, un étourdissant réveil en musique. Ce fut, du reste, surtout de ma chambre que je perçus la vie extérieure pendant cette période. Je sais que Bloch raconta que, quand il venait me voir le soir, il entendait comme le bruit d’une conversation ; comme ma mère était à Combray et qu’il ne trouvait jamais personne dans ma chambre, il conclut que je parlais tout seul. Quand, beaucoup plus tard, il apprit qu’Albertine habitait alors avec moi, comprenant que je l’avais cachée à tout le monde, il déclara qu’il voyait enfin la raison pour laquelle, à cette époque de ma vie, je ne voulais jamais sortir. Il se trompa. Il était d’ailleurs fort excusable car la réalité même, si elle est nécessaire, n’est pas complètement prévisible. Ceux qui apprennent sur la vie d’un autre quelque détail exact en tirent aussitôt des conséquences qui ne le sont pas et voient dans le fait nouvellement découvert l’explication de choses qui précisément n’ont aucun rapport avec lui.

Quand je pense maintenant que mon amie était venue, à notre retour de Balbec, habiter à Paris sous le même toit que moi, qu’elle avait renoncé à l’idée d’aller faire une croisière, qu’elle avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dans le cabinet à tapisseries de mon père, et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances, que nous avons endurées à cause d’elle, ont fini par conférer une sorte de douceur morale, ce que j’évoque aussitôt par comparaison, ce n’est pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passer au quartier, par une faveur qui ne guérissait en somme qu’un malaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien. Tant la vie, si elle doit une fois de plus nous délivrer d’une souffrance qui paraissait inévitable, le fait dans des conditions différentes, opposées parfois jusqu’au point qu’il y a presque sacrilège apparent à constater l’identité de la grâce octroyée !

Quand Albertine savait par Françoise que, dans la nuit de ma chambre aux rideaux encore fermés, je ne dormais pas, elle ne se gênait pas pour faire un peu de bruit, en se baignant, dans son cabinet de toilette. Alors, souvent, au lieu d’attendre une heure plus tardive, j’allais dans une salle de bains contiguë à la sienne et qui était agréable. Jadis, un directeur de théâtre dépensait des centaines de mille francs pour consteller de vraies émeraudes le trône où la diva jouait un rôle d’impératrice. Les ballets russes nous ont appris que de simples jeux de lumières prodiguent, dirigés là où il faut, des joyaux aussi somptueux et plus variés. Cette décoration déjà plus immatérielle n’est pas si gracieuse pourtant que celle par quoi, à huit heures du matin, le soleil remplace celle que nous avions l’habitude d’y voir quand nous ne nous levions qu’à midi. Les fenêtres de nos deux salles de bains, pour qu’on ne pût nous voir du dehors, n’étaient pas lisses, mais toutes froncées d’un givre artificiel et démodé. Le soleil tout à coup jaunissait cette mousseline de verre, la dorait et, découvrant doucement en moi un jeune homme plus ancien qu’avait caché longtemps l’habitude, me grisait de souvenirs, comme si j’eusse été en pleine nature devant des feuillages dorés où ne manquait même pas la présence d’un oiseau. Car j’entendais Albertine siffler sans trêve :

Les douleurs sont des folies,
Et qui les écoute est encore plus fou.

Je l’aimais trop pour ne pas joyeusement sourire de son mauvais goût musical. Cette chanson du reste avait ravi, l’été passé, Mme Bontemps, laquelle entendit dire bientôt que c’était une ineptie, de sorte que, au lieu de demander à Albertine de la chanter, quand elle avait du monde, elle y substitua :

Une chanson d’adieu sort des sources troublées.

Qui devint à son tour « une vieille rengaine de Massenet, dont la petite nous rabat les oreilles ».

Une nuée passait, elle éclipsait le soleil, je voyais s’étendre et rentrer dans une grisaille le pudique et feuillu rideau de verre.

Les cloisons, qui séparaient nos deux cabinets de toilette (celui d’Albertine tout pareil était une salle de bains que maman, en ayant une autre dans la partie opposée de l’appartement, n’avait jamais utilisée pour ne pas me faire de bruit), étaient si minces que nous pouvions parler tout en nous lavant chacun dans le nôtre, poursuivant une causerie qu’interrompait seulement le bruit de l’eau, dans cette intimité que permet souvent à l’hôtel l’exiguïté du logement et le rapprochement des pièces mais qui, à Paris, est si rare.

D’autres fois, je restais couché, rêvant aussi longtemps que je le voulais, car on avait ordre de ne jamais entrer dans ma chambre avant que j’eusse sonné, ce qui, à cause de la façon incommode dont avait été posée la poire électrique au-dessus de mon lit, demandait si longtemps, que, souvent, las de chercher à l’atteindre et content d’être seul, je restais quelques instants presque rendormi. Ce n’est pas que je fusse absolument indifférent au séjour d’Albertine chez nous. Sa séparation d’avec ses amies réussissait à épargner à mon cœur de nouvelles souffrances. Elle le maintenait dans un repos, dans une quasi-immobilité qui l’aideraient à guérir. Mais, enfin, ce calme que me procurait mon amie était apaisement de la souffrance plutôt que joie. Non pas qu’il ne me permît d’en goûter de nombreuses, auxquelles la douleur trop vive m’avait fermé, mais ces joies, loin de les devoir à Albertine, que d’ailleurs je ne trouvais plus guère jolie et avec laquelle je m’ennuyais, que j’avais la sensation nette de ne pas aimer, je les goûtais au contraire pendant qu’Albertine n’était pas auprès de moi. Aussi, pour commencer la matinée, je ne la faisais pas tout de suite appeler, surtout s’il faisait beau. Pendant quelques instants, et sachant qu’il me rendait plus heureux qu’Albertine, je restais en tête à tête avec le petit personnage intérieur, salueur chantant du soleil et dont j’ai déjà parlé. De ceux qui composent notre individu, ce ne sont pas les plus apparents qui nous sont le plus essentiels. En moi, quand la maladie aura fini de les jeter l’un après l’autre par terre, il en restera encore deux ou trois qui auront la vie plus dure que les autres, notamment un certain philosophe qui n’est heureux que quand il a découvert, entre deux œuvres, entre deux sensations, une partie commune. Mais le dernier de tous, je me suis quelquefois demandé si ce ne serait pas le petit bonhomme fort semblable à un autre que l’opticien de Combray avait placé derrière sa vitrine pour indiquer le temps qu’il faisait et qui, ôtant son capuchon dès qu’il y avait du soleil, le remettait s’il allait pleuvoir. Ce petit bonhomme-là, je connais son égoïsme ; je peux souffrir d’une crise d’étouffements que la venue seule de la pluie calmerait, lui ne s’en soucie pas et aux premières gouttes si impatiemment attendues, perdant sa gaîté, il rabat son capuchon avec mauvaise humeur. En revanche, je crois bien qu’à mon agonie, quand tous mes autres « moi » seront morts, s’il vient à briller un rayon de soleil, tandis que je pousserai mes derniers soupirs, le petit personnage barométrique se sentira bien aise, et ôtera son capuchon pour chanter : « Ah ! enfin, il fait beau. »

Je sonnais Françoise. J’ouvrais le Figaro. J’y cherchais et constatais que ne s’y trouvait pas un article, ou prétendu tel, que j’avais envoyé à ce journal et qui n’était, un peu arrangée, que la page récemment retrouvée, écrite autrefois dans la voiture du Dr Percepied, en regardant les clochers de Martinville. Puis, je lisais la lettre de maman. Elle trouvait bizarre, choquant, qu’une jeune fille habitât seule avec moi. Le premier jour, au moment de quitter Balbec, quand elle m’avait vu si malheureux et s’était inquiétée de me laisser seul, peut-être ma mère avait-elle été heureuse en apprenant qu’Albertine partait avec nous et en voyant que, côte à côte avec nos propres malles (les malles auprès de qui j’avais passé la nuit à l’Hôtel de Balbec en pleurant), on avait chargé sur le tortillard celles d’Albertine, étroites et noires, qui m’avaient paru avoir la forme de cercueils et dont j’ignorais si elles allaient apporter à la maison la vie ou la mort. Mais je ne me l’étais même pas demandé étant tout à la joie, dans le matin rayonnant après l’effroi de rester à Balbec, d’emmener Albertine. Mais, à ce projet, si au début ma mère n’avait pas été hostile (parlant gentiment à mon amie comme une maman dont le fils vient d’être gravement blessé, et qui est reconnaissante à la jeune maîtresse qui le soigne avec dévouement), elle l’était devenue depuis qu’il s’était trop complètement réalisé et que le séjour de la jeune fille se prolongeait chez nous, et chez nous en l’absence de mes parents. Cette hostilité, je ne peux pourtant pas dire que ma mère me la manifestât jamais. Comme autrefois, quand elle avait cessé d’oser me reprocher ma nervosité, ma paresse, maintenant elle se faisait un scrupule — que je n’ai peut-être pas tout à fait deviné au moment, ou pas voulu deviner — de risquer, en faisant quelques réserves sur la jeune fille avec laquelle je lui avais dit que j’allais me fiancer, d’assombrir ma vie, de me rendre plus tard moins dévoué pour ma femme, de semer peut-être, pour quand elle-même ne serait plus, le remords de l’avoir peinée en épousant Albertine. Maman préférait paraître approuver un choix sur lequel elle avait le sentiment qu’elle ne pourrait pas me faire revenir. Mais tous ceux qui l’ont vue à cette époque m’ont dit qu’à sa douleur d’avoir perdu sa mère, s’ajoutait un air de perpétuelle préoccupation.

Cette contention d’esprit, cette discussion intérieure, donnait à maman une grande chaleur aux tempes et elle ouvrait constamment les fenêtres pour se rafraîchir. Mais, de décision, elle n’arrivait pas à en prendre de peur de « m’influencer » dans un mauvais sens et de gâter ce qu’elle croyait mon bonheur. Elle ne pouvait même pas se résoudre à m’empêcher de garder provisoirement Albertine à la maison. Elle ne voulait pas se montrer plus sévère que Mme Bontemps que cela regardait avant tout et qui ne trouvait pas cela inconvenant, ce qui surprenait beaucoup ma mère. En tous cas, elle regrettait d’avoir été obligée de nous laisser tous les deux seuls, en partant juste à ce moment pour Combray où elle pouvait avoir à rester (et en fait resta) de longs mois, pendant lesquels ma grand’tante eut sans cesse besoin d’elle jour et nuit. Tout là-bas, lui fut rendu facile, grâce à la bonté, au dévouement de Legrandin qui, ne reculant devant aucune peine, ajourna de semaine en semaine son retour à Paris, sans connaître beaucoup ma tante, simplement d’abord parce qu’elle avait été une amie de sa mère, puis parce qu’il sentit que la malade condamnée aimait ses soins et ne pouvait se passer de lui. Le snobisme est une maladie grave de l’âme, mais localisée et qui ne la gâte pas tout entière.

Moi, cependant, au contraire de maman, j’étais fort heureux de son déplacement à Combray, sans lequel j’eusse craint (ne pouvant pas dire à Albertine de la cacher) qu’elle ne découvrît son amitié pour Mlle Vinteuil. C’eût été pour ma mère un obstacle absolu, non seulement à un mariage dont elle m’avait d’ailleurs demandé de ne pas parler encore définitivement à mon amie et dont l’idée m’était de plus en plus intolérable, mais même à ce que celle-ci passât quelque temps à la maison. Sauf une raison si grave et qu’elle ne connaissait pas, maman, par le double effet de l’imitation édifiante et libératrice de ma grand’mère, admiratrice de Georges Sand, et qui faisait consister la vertu dans la noblesse du cœur, et, d’autre part, de ma propre influence corruptrice, était maintenant indulgente à des femmes pour la conduite de qui elle se fût montrée sévère autrefois, ou même aujourd’hui, si elles avaient été de ses amies bourgeoises de Paris ou de Combray, mais dont je lui vantais la grande âme et auxquelles elle pardonnait beaucoup parce qu’elles m’aimaient bien. Malgré tout et même en dehors de la question convenance, je crois qu’Albertine eût insupporté maman qui avait gardé de Combray, de ma tante Léonie, de toutes ses parentes, des habitudes d’ordre, dont mon amie n’avait pas la première notion.

Elle n’aurait pas fermé une porte et, en revanche, ne se serait pas plus gênée d’entrer quand une porte était ouverte que ne fait un chien ou un chat. Son charme un peu incommode était ainsi d’être à la maison moins comme une jeune fille, que comme une bête domestique qui entre dans une pièce, qui en sort, qui se trouve partout où on ne s’y attend pas et qui venait — c’était pour moi un repos profond — se jeter sur mon lit à côté de moi, s’y faire une place d’où elle ne bougeait plus, sans gêner comme l’eût fait une personne. Pourtant, elle finit par se plier à mes heures de sommeil, à ne pas essayer non seulement d’entrer dans ma chambre, mais à ne plus faire de bruit avant que j’eusse sonné. C’est Françoise qui lui imposa ces règles.

Elle était de ces domestiques de Combray sachant la valeur de leur maître et que le moins qu’elles puissent est de lui faire rendre entièrement ce qu’elles jugent qui lui est dû. Quand un visiteur étranger donnait un pourboire à Françoise à partager avec la fille de cuisine, le donateur n’avait pas le temps d’avoir remis sa pièce que Françoise avec une rapidité, une discrétion et une énergie égales, avait passé la leçon à la fille de cuisine qui venait remercier non pas à demi-mot, mais franchement, habilement, comme Françoise lui avait dit qu’il fallait le faire.

Le curé de Combray n’était pas un génie, mais, lui aussi, savait ce qui se devait. Sous sa direction, la fille de cousins protestants de Mme Sazerat s’était convertie au catholicisme et la famille avait été parfaite pour lui : il fut question d’un mariage avec un noble de Méséglise. Les parents du jeune homme écrivirent pour prendre des informations une lettre assez dédaigneuse et où l’origine protestante était méprisée. Le curé de Combray répondit d’un tel ton que le noble de Méséglise, courbé et prosterné, écrivit une lettre bien différente, où il sollicitait comme la plus précieuse faveur de s’unir à la jeune fille.

Françoise n’eut pas de mérite à faire respecter mon sommeil par Albertine. Elle était imbue de la tradition. À un silence qu’elle garda, ou à la réponse péremptoire qu’elle fit à une proposition d’entrer chez moi ou de me faire demander quelque chose, qu’avait dû innocemment formuler Albertine, celle-ci comprit avec stupeur qu’elle se trouvait dans un monde étrange, aux coutumes inconnues, réglé par des lois de vivre qu’on ne pouvait songer à enfreindre. Elle avait déjà eu un premier pressentiment de cela à Balbec, mais, à Paris, n’essaya même pas de résister et attendit patiemment chaque matin mon coup de sonnette pour oser faire du bruit.

L’éducation que lui donna Françoise fut salutaire d’ailleurs à notre vieille servante elle-même, en calmant peu à peu les gémissements que depuis le retour de Balbec elle ne cessait de pousser. Car, au moment de monter dans le train, elle s’était aperçue qu’elle avait oublié de dire adieu à la « gouvernante » de l’Hôtel, personne moustachue qui surveillait les étages, connaissait à peine Françoise, mais avait été relativement polie pour elle. Françoise voulait absolument faire retour en arrière, descendre du train, revenir à l’Hôtel, faire ses adieux à la gouvernante et ne partir que le lendemain. La sagesse, et surtout mon horreur subite de Balbec, m’empêchèrent de lui accorder cette grâce, mais elle en avait contracté une mauvaise humeur maladive et fiévreuse, que le changement d’air n’avait pas suffi à faire disparaître et qui se prolongeait à Paris. Car, selon le code de Françoise, tel qu’il est illustré dans les bas-reliefs de Saint-André-des-Champs, souhaiter la mort d’un ennemi, la lui donner même n’est pas défendu, mais il est horrible de ne pas faire ce qui se doit, de ne pas rendre une politesse, de ne pas faire des adieux avant de partir, comme une vraie malotrue, à une gouvernante d’étage. Pendant tout le voyage, le souvenir à chaque moment renouvelé qu’elle n’avait pas pris congé de cette femme, avait fait monter aux joues de Françoise un vermillon qui pouvait effrayer. Et si elle refusa de boire et de manger jusqu’à Paris, c’est peut-être parce que ce souvenir lui mettait un « poids réel » « sur l’estomac » (chaque classe sociale a sa pathologie) plus encore que pour nous punir.

Parmi les causes qui faisaient que maman m’envoyait tous les jours une lettre, et une lettre d’où n’était jamais absente quelque citation de Mme de Sévigné, il y avait le souvenir de ma grand’mère. Maman m’écrivait : « Mme Sazerat nous a donné un de ces petits déjeuners dont elle a le secret et qui, comme eût dit ta pauvre grand’mère, en citant Mme de Sévigné, nous enlèvent à la solitude sans nous apporter la société. » Dans mes premières réponses, j’eus la bêtise d’écrire à maman : « À ces citations, ta mère te reconnaîtrait tout de suite. » Ce qui me valut, trois jours après, ce mot : « Mon pauvre fils, si c’était pour me parler de ma mère tu invoques bien mal à propos Mme de Sévigné. Elle t’aurait répondu comme elle fit à Mme de Grignan : « Elle ne vous était donc rien ? Je vous croyais parents. »

Cependant, j’entendais les pas de mon amie qui sortait de sa chambre ou y rentrait. Je sonnais car c’était l’heure où Andrée allait venir avec le chauffeur, ami de Morel et prêté par les Verdurin, chercher Albertine. J’avais parlé à celle-ci de la possibilité lointaine de nous marier ; mais, je ne l’avais jamais fait formellement ; elle-même, par discrétion, quand j’avais dit : « Je ne sais pas, mais ce serait peut-être possible », avait secoué la tête avec un mélancolique sourire disant « Mais non ce ne le serait pas », ce qui signifiait « Je suis trop pauvre. » Et, alors, tout en disant « rien n’est moins sûr », quand il s’agissait de projets d’avenir, présentement je faisais tout pour la distraire, lui rendre la vie agréable, cherchant peut-être aussi, inconsciemment, à lui faire par là désirer de m’épouser. Elle riait elle-même de tout ce luxe.

« — C’est la mère d’Andrée qui en ferait une tête de me voir devenue une dame riche comme elle, ce qu’elle appelle une dame qui a « chevaux, voitures, tableaux ». Comment ? Je ne vous avais jamais raconté qu’elle disait cela. Oh ! c’est un type ! Ce qui m’étonne, c’est qu’elle élève les tableaux à la dignité des chevaux et des voitures. »

On verra plus tard que malgré des habitudes de parler stupides qui lui étaient restées, Albertine s’était étonnamment développée, ce qui m’était entièrement égal, les supériorités d’esprit d’une femme m’ayant toujours si peu intéressé, que si je les ai fait remarquer à l’une ou à l’autre, cela a été par pure politesse. Seul, le curieux génie de Françoise m’eût peut-être plu. Malgré moi, je souriais pendant quelques instants, quand, par exemple ayant profité de ce qu’elle avait appris qu’Albertine n’était pas là, elle m’abordait par ces mots :

« — Divinité du ciel déposée sur un lit ! »

Je disais :

— « Mais voyons, Françoise, pourquoi « divinité du ciel » ?

« — Oh, si vous croyez que vous avez quelque chose de ceux qui voyagent sur notre vile terre, vous vous trompez bien ! »

« — Mais pourquoi « déposée » sur un lit, vous voyez bien que je suis couché. »

« — Vous n’êtes jamais couché. A-t-on jamais vu personne couché ainsi ? Vous êtes venu vous poser là. Votre pyjama en ce moment tout blanc, avec vos mouvements de cou, vous donne l’air d’une colombe. »

Albertine, même dans l’ordre des choses bêtes, s’exprimait tout autrement que la petite fille qu’elle était il y avait seulement quelques années à Balbec. Elle allait jusqu’à déclarer, à propos d’un événement politique qu’elle blâmait : « Je trouve ça formidable. » Et je ne sais si ce ne fut vers ce temps-là qu’elle apprit à dire pour signifier qu’elle trouvait un livre mal écrit : « C’est intéressant, mais par exemple c’est écrit comme par un cochon. »

La défense d’entrer chez moi avant que j’eusse sonné, l’amusait beaucoup. Comme elle avait pris notre habitude familiale des citations et utilisait pour elle celles des pièces qu’elle avait jouées au couvent et que je lui avais dit aimer, elle me comparait toujours à Assuérus :

La mort est le prix de tout audacieux
Qui sans être appelé se présente à ses yeux ;
Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal
Ni le rang, ni le sexe ; et le crime est égal
Moi-même…
Je suis à cette loi comme une autre soumise
Et sans le prévenir il faut pour lui parler
Qu’il me cherche ou du moins qu’il me fasse appeler

Physiquement, elle avait changé aussi. Ses longs yeux bleus — plus allongés — n’avaient pas gardé la même forme ; ils avaient bien la même couleur, mais semblaient être passés à l’état liquide. Si bien que, quand elle les fermait, c’était comme quand avec des rideaux on empêche de voir la mer. C’est sans doute de cette partie d’elle-même que je me souvenais surtout, chaque nuit en la quittant. Car, par exemple, tout au contraire chaque matin, le crespelage de ses cheveux me causa longtemps la même surprise, comme une chose nouvelle que je n’aurais jamais vue. Et pourtant, au-dessus du regard souriant d’une jeune fille, qu’y a-t-il de plus beau que cette couronne bouclée de violettes noires. Le sourire propose plus d’amitié ; mais les petits crochets vernis des cheveux en fleurs, plus parents de la chair dont ils semblent la transposition en vaguelettes attrapent davantage le désir.

À peine entrée dans ma chambre, elle sautait sur le lit et quelquefois définissait mon genre d’intelligence, jurait dans un transport sincère qu’elle aimerait mieux mourir que me quitter : c’était les jours où je m’étais rasé avant de la faire venir. Elle était de ces femmes qui ne savent pas démêler la raison de ce qu’elles ressentent. Le plaisir que leur cause un teint frais, elles l’expliquent par les qualités morales de celui qui leur semble pour leur avenir présenter un bonheur, capable du reste de décroître et de devenir moins nécessaire au fur et à mesure qu’on laisse pousser sa barbe.

Je lui demandais où elle comptait aller.

« — Je crois qu’Andrée veut me mener aux Buttes-Chaumont que je ne connais pas. »

Certes, il m’était impossible de deviner entre tant d’autres paroles si sous celle-là un mensonge était caché. D’ailleurs, j’avais confiance en Andrée pour me dire tous les endroits où elle allait avec Albertine.

À Balbec, quand je m’étais senti trop las d’Albertine, j’avais compté dire mensongèrement à Andrée :

« — Ma petite Andrée, si seulement je vous avais revue plus tôt ! C’était vous que j’aurais aimée. Mais, maintenant, mon cœur est fixé ailleurs. Tout de même, nous pouvons nous voir beaucoup, car mon amour pour une autre me cause de grands chagrins et vous m’aiderez à me consoler. »

Or, ces mêmes paroles de mensonge étaient devenues vérité à trois semaines de distance. Peut-être, Andrée avait-elle cru à Paris que c’était en effet un mensonge et que je l’aimais, comme elle l’aurait sans doute cru à Balbec. Car, la vérité change tellement pour nous, que les autres ont peine à s’y reconnaître.

Et comme je savais qu’elle me raconterait tout ce qu’elles auraient fait, Albertine et elle, je lui avais demandé et elle avait accepté de venir la chercher presque chaque jour. Ainsi, je pourrais, sans souci, rester chez moi.

Et ce prestige d’Andrée d’être une des filles de la petite bande me donnait confiance qu’elle obtiendrait tout ce que je voudrais d’Albertine. Vraiment, j’aurais pu lui dire maintenant en toute vérité qu’elle serait capable de me tranquilliser.

D’autre part, mon choix d’Andrée (laquelle se trouvait être à Paris, ayant renoncé à son projet de revenir à Balbec) comme guide de mon amie avait tenu à ce qu’Albertine me raconta de l’affection que son amie avait eue pour moi à Balbec, à un moment au contraire où je craignais de l’ennuyer, et si je l’avais su alors, c’est peut-être Andrée que j’eusse aimée.

« — Comment vous ne le saviez pas, me dit Albertine, nous en plaisantions pourtant entre nous. Du reste, vous n’avez pas remarqué qu’elle s’était mise à prendre vos manières de parler, de raisonner. Surtout, quand elle venait de vous quitter, c’était frappant. Elle n’avait pas besoin de nous dire si elle vous avait vu. Quand elle arrivait, si elle venait d’auprès de vous, cela se voyait à la première seconde. Nous nous regardions entre nous et nous riions. Elle était comme un charbonnier qui voudrait faire croire qu’il n’est pas charbonnier. Il est tout noir. Un meunier n’a pas besoin de dire qu’il est meunier, on voit bien toute la farine qu’il a sur lui, il y a encore la place des sacs qu’il a portés. Andrée c’était la même chose, elle tournait ses sourcils comme vous, et puis son grand cou, enfin je ne peux pas vous dire. Quand je prends un livre qui a été dans votre chambre, je peux le lire dehors, on sait tout de même qu’il vient de chez vous parce qu’il garde quelque chose de vos sales fumigations. C’est un rien, je ne peux vous dire, mais c’est un rien au fond qui est assez gentil. Chaque fois que quelqu’un avait parlé de vous gentiment, avait eu l’air de faire grand cas de vous, Andrée était dans le ravissement. »

Malgré tout, pour éviter qu’il y eût quelque chose de préparé à mon insu, je conseillais d’abandonner pour ce jour-là les Buttes-Chaumont et d’aller plutôt à Saint-Cloud, ou ailleurs.

Ce n’est pas certes, je le savais, que j’aimasse Albertine le moins du monde. L’amour n’est peut-être que la propagation de ces remous qui, à la suite d’une émotion, émeuvent l’âme. Certains avaient remué mon âme tout entière quand Albertine m’avait parlé à Balbec de Mlle Vinteuil, mais ils étaient maintenant arrêtés. Je n’aimais plus Albertine car il ne me restait plus rien de la souffrance, guérie maintenant, que j’avais eue dans le train, à Balbec, en apprenant quelle avait été l’adolescence d’Albertine, avec des visites peut-être à Montjouvain. Tout cela, j’y avais trop longtemps pensé, c’était guéri. Mais, par instant, certaines manières de parler d’Albertine me faisaient supposer — je ne sais pourquoi — qu’elle avait dû recevoir dans sa vie encore si courte beaucoup de compliments, de déclarations, et les recevoir avec plaisir, autant dire avec sensualité. Ainsi, elle disait, à propos de n’importe quoi : « C’est vrai ? C’est bien vrai ? » (Certes, si elle avait dit comme une Odette : « C’est bien vrai ce gros mensonge-là ! » je ne m’en fusse pas inquiété, car le ridicule de la formule se fût expliqué par une stupide banalité d’esprit de femme. Mais son air interrogateur : « C’est vrai ? » donnait d’une part l’étrange impression d’une créature qui ne peut se rendre compte des choses par elle-même, qui en appelle à votre témoignage, comme si elle ne possédait pas les mêmes facultés que vous (on lui disait : « Voilà une heure que nous sommes partis », ou « Il pleut », elle demandait : « C’est vrai ? »). Malheureusement, d’autre part, ce manque de facilité à se rendre compte par soi-même des phénomènes extérieurs ne devait être la véritable origine de « C’est vrai ? C’est bien vrai ? ». Il semblait plutôt que ces mots eussent été, dès sa nubilité précoce, des réponses à des « Vous savez que je n’ai jamais trouvé personne si jolie que vous. » « Vous savez que j’ai un grand amour pour vous, que je suis dans un état d’excitation terrible. » Affirmations auxquelles répondaient, avec une modestie coquettement consentante, ces « C’est vrai ? C’est bien vrai ? », lesquels ne servaient plus à Albertine avec moi qu’à répondre par une question à une affirmation telle que : « Vous avez sommeillé plus d’une heure. » « — C’est vrai ? »

Sans me sentir le moins du monde amoureux d’Albertine, sans faire figurer au nombre des plaisirs les moments que nous passions ensemble, j’étais resté préoccupé de l’emploi de son temps ; certes, j’avais fui Balbec pour être certain qu’elle ne pourrait plus voir telle ou telle personne, avec laquelle j’avais tellement peur qu’elle ne fît le mal en riant, peut-être en riant de moi, que j’avais adroitement tenté de rompre d’un seul coup, par mon départ, toutes ses mauvaises relations. Et Albertine avait une telle force de passivité, une si grande faculté d’oublier et de se soumettre, que ces relations avaient été brisées en effet et la phobie qui me hantait guérie. Mais elle peut revêtir autant de formes que le mal incertain qui est son objet. Tant que ma jalousie ne s’était pas réincarnée en des êtres nouveaux, j’avais eu après mes souffrances passées un intervalle de calme. Mais à une maladie chronique, le moindre prétexte sert pour renaître, comme d’ailleurs au vice de l’être qui est cause de cette jalousie, la moindre occasion peut servir pour s’exercer à nouveau (après une trêve de chasteté) avec des êtres différents. J’avais pu séparer Albertine de ses complices et, par là, exorciser mes hallucinations ; si on pouvait lui faire oublier les personnes, rendre brefs ses attachements, son goût du plaisir était, lui aussi, chronique et n’attendait peut-être qu’une occasion pour se donner cours. Or, Paris en fournit autant que Balbec.

Dans quelque ville que ce fût, elle n’avait pas besoin de chercher, car le mal n’était pas en Albertine seule, mais en d’autres pour qui toute occasion de plaisir est bonne. Un regard de l’une aussitôt compris de l’autre rapproche les deux affamées. Et il est facile à une femme adroite d’avoir l’air de ne pas voir, puis cinq minutes après d’aller vers la personne qui a compris et l’a attendue dans une rue de traverse, et, en deux mots, de donner un rendez-vous. Qui saura jamais ? Et il était si simple à Albertine de me dire, afin que cela continuât, qu’elle désirait revoir tel environ de Paris qui lui avait plu. Aussi, suffisait-il qu’elle rentrât trop tard, que sa promenade eût duré un temps inexplicable quoique peut-être très facile à expliquer sans faire intervenir aucune raison sensuelle pour que mon mal renaquît, attaché cette fois à des représentations qui n’étaient pas de Balbec, et que je m’efforcerais, ainsi que les précédentes, de détruire, comme si la destruction d’une cause éphémère pouvait entraîner celle d’un mal congénital. Je ne me rendais pas compte que dans ces destructions où j’avais pour complice en Albertine sa faculté de changer son pouvoir d’oublier, presque de haïr, l’objet récent de son amour, je causais quelquefois une douleur profonde à tel ou tel de ces êtres inconnus avec qui elle avait pris successivement du plaisir, et que cette douleur, je la causais vainement, car ils seraient délaissés, remplacés, et parallèlement au chemin jalonné par tant d’abandons qu’elle commettrait à la légère, s’en poursuivrait pour moi un autre impitoyable à peine interrompu de bien courts répits ; de sorte que ma souffrance ne pouvait, si j’avais réfléchi, finir qu’avec Albertine ou qu’avec moi. Même les premiers temps de notre arrivée à Paris, insatisfait des renseignements qu’Andrée et le chauffeur m’avaient donnés sur les promenades qu’ils faisaient avec mon amie, j’avais senti les environs de Paris aussi cruels que ceux de Balbec et j’étais parti quelques jours en voyage avec Albertine. Mais partout l’incertitude de ce qu’elle faisait était la même ; les possibilités que ce fût le mal aussi nombreuses, la surveillance encore plus difficile, si bien que j’étais revenu avec elle à Paris. En réalité, en quittant Balbec, j’avais cru quitter Gomorrhe, en arracher Albertine ; hélas ! Gomorrhe était dispersé aux quatre coins du monde. Et moitié par ma jalousie, moitié par ignorance de ces joies (cas qui est fort rare), j’avais réglé à mon insu cette partie de cache-cache où Albertine m’échapperait toujours.

Je l’interrogeais à brûle-pourpoint :

« — Ah ! à propos, Albertine, est-ce que je rêve, est-ce que vous ne m’aviez pas dit que vous connaissiez Gilberte Swann ? »

« — Oui, c’est-à-dire qu’elle m’a parlé au cours, parce qu’elle avait les cahiers d’histoire de France, elle a même été très gentille, elle me les a prêtés et je les lui ai rendus aussitôt que je l’ai vue. »

« — Est-ce qu’elle est du genre de femmes que je n’aime pas ? »

« — Oh ! pas du tout, tout le contraire. »

— Mais plutôt que de me livrer à ce genre de causeries investigatrices, je consacrais souvent à imaginer la promenade d’Albertine, les forces que je n’employais pas à la faire, et parlais à mon amie avec cette ardeur que gardent intacte les projets inexécutés. J’exprimais une telle envie d’aller revoir tel vitrail de la Sainte-Chapelle, un tel regret de ne pas pouvoir le faire avec elle seule, que tendrement elle me disait :

« — Mais, mon petit, puisque cela a l’air de vous plaire tant, faites un petit effort, venez avec nous. Nous attendrons aussi tard que vous voudrez, jusqu’à ce que vous soyez prêt. D’ailleurs, si cela vous amuse plus d’être seul avec moi, je n’ai qu’à réexpédier Andrée chez elle, elle viendra une autre fois. »

Mais ces prières même de sortir ajoutaient au calme qui me permettait de rester à la maison.

Je ne songeais pas que l’apathie qu’il y avait à se décharger ainsi sur Andrée ou sur le chauffeur du soin de calmer mon agitation en les laissant surveiller Albertine, ankylosait en moi, rendait inertes tous ces mouvements imaginatifs de l’intelligence, toutes ces inspirations de la volonté qui aident à deviner, à empêcher, ce que va faire une personne ; certes, par nature le monde des possibles m’a toujours été plus ouvert que celui de la contingence réelle. Cela aide à connaître l’âme, mais on se laisse tromper par les individus. Ma jalousie naissait par des images, pour une souffrance, non d’après une probabilité. Or, il peut y avoir dans la vie des hommes et dans celle des peuples (et il devait y avoir un jour dans la mienne) un moment où on a besoin d’avoir en soi un préfet de police, un diplomate à claires vues, un chef de la sûreté, qui au lieu de rêver aux possibles que recèle l’étendue jusqu’aux quatre points cardinaux, raisonne juste, se dit : « Si l’Allemagne déclare ceci, c’est qu’elle veut faire telle autre chose, non pas une autre chose dans le vague, mais bien précisément ceci ou cela qui est même peut-être déjà commencé. » — « Si telle personne s’est enfuie, ce n’est pas vers les buts a, b, d, mais vers le but c, et l’endroit où il faut opérer nos recherches est… etc. » Hélas, cette faculté qui n’était pas très développée chez moi, je la laissais s’engourdir, perdre ses forces, disparaître en m’habituant à être calme du moment que d’autres s’occupaient de surveiller pour moi. Quant à la raison de ce désir, cela m’eût été désagréable de le dire à Albertine. Je lui disais que le médecin m’ordonnait de rester couché. Ce n’était pas de vrai. Et cela l’eût-il été que ses prescriptions n’eussent pu m’empêcher d’accompagner mon amie. Je lui demandais la permission de ne pas venir avec elle et Andrée. Je ne dirai qu’une des raisons qui était une raison de sagesse. Dès que je sortais avec Albertine, pour peu qu’un instant elle fût sans moi, j’étais inquiet, je me figurais que peut-être elle avait parlé à quelqu’un ou seulement regardé quelqu’un. Si elle n’était pas d’excellente humeur, je pensais que je lui faisais manquer ou remettre un projet. La réalité n’est jamais qu’une amorce à un inconnu sur la voie duquel nous ne pouvons aller bien loin. Il vaut mieux ne pas savoir, penser le moins possible, ne pas fournir à la jalousie le moindre détail concret. Malheureusement, à défaut de la vie extérieure, des incidents aussi sont amenés par la vie intérieure, à défaut des promenades d’Albertine, les hasards rencontrés dans les réflexions que je faisais seul me fournissaient parfois de ces petits fragments de réel qui attirent à eux, à la façon d’un aimant, un peu d’inconnu qui, dès lors, devient douloureux. On a beau vivre sous l’équivalent d’une cloche pneumatique, les associations d’idées, les souvenirs continuent à jouer. Mais ces heurts internes ne se produisaient pas tout de suite ; à peine Albertine était-elle partie pour sa promenade que j’étais vivifié, fût-ce pour quelques instants, par les exaltantes vertus de la solitude.

Je prenais ma part des plaisirs de la journée commençante ; le désir arbitraire — la velléité capricieuse et purement mienne — de les goûter, n’eût pas suffi à les mettre à portée de moi si le temps spécial qu’il faisait ne m’en avait non pas seulement évoqué les images passées, mais affirmé la réalité actuelle, immédiatement accessible à tous les hommes qu’une circonstance contingente et par conséquent négligeable ne forçait pas à rester chez eux. Certains beaux jours, il faisait si froid, on était en si large communication avec la rue qu’il semblait qu’on eût disjoint les murs de la maison et, chaque fois que passait le tramway, son timbre résonnait, comme eût fait un couteau d’argent frappant une maison de verre. Mais c’était surtout en moi que j’entendais, avec ivresse, un son nouveau rendu par le violon intérieur. Ses cordes sont serrées ou détendues par de simples différences de la température, de la lumière extérieures. En notre être, instrument que l’uniformité de l’habitude a rendu silencieux, le chant naît de ces écarts, de ces variations, source de toute musique : le temps qu’il fait certains jours nous fait aussitôt passer d’une note à une autre. Nous retrouvons l’air oublié, dont nous aurions pu deviner la nécessité mathématique et que pendant les premiers instants nous chantons sans le connaître. Seules, ces modifications internes, bien que venues du dehors, renouvelaient pour moi le monde extérieur. Des portes de communication, depuis longtemps condamnées, se rouvraient dans mon cerveau. La vie de certaines villes, la gaîté de certaines promenades reprenaient en moi leur place. Frémissant tout entier autour de la corde vibrante, j’aurais sacrifié ma terne vie d’autrefois et ma vie à venir, passée à la gomme à effacer de l’habitude, pour cet état si particulier.

Si je n’étais pas allé accompagner Albertine dans sa longue course, mon esprit n’en vagabonderait que davantage et pour avoir refusé de goûter avec mes sens cette matinée-là, je jouissais en imagination de toutes les matinées pareilles, passées ou possibles, plus exactement d’un certain type de matinées dont toutes celles du même genre n’étaient que l’intermittente apparition et que j’avais vite reconnu ; car l’air vif tournait de lui-même les pages qu’il fallait, et je trouvais tout indiqué devant moi, pour que je pusse le suivre de mon lit, l’évangile du jour. Cette matinée idéale comblait mon esprit de réalité permanente, identique à toutes les matinées semblables, et me communiquait une allégresse que mon état de débilité ne diminuait pas : le bien-être résultant pour nous beaucoup moins de notre bonne santé que de l’excédent inemployé de nos forces, nous pouvons y atteindre, tout aussi bien qu’en augmentant celles-ci, en restreignant notre activité. Celle dont je débordais et que je maintenais en puissance dans mon lit, me faisait tressauter, intérieurement bondir, comme une machine qui, empêchée de changer de place, tourne sur elle-même.

Françoise venait allumer le feu et pour le faire prendre y jetait quelques brindilles, dont l’odeur, oubliée pendant tout l’été, décrivait autour de la cheminée un cercle magique dans lequel m’apercevant moi-même en train de lire tantôt à Combray, tantôt à Doncières, j’étais aussi joyeux, restant dans ma chambre à Paris, que si j’avais été sur le point de partir en promenade du côté de Méséglise, ou de retrouver Saint-Loup et ses amis faisant du service en campagne. Il arrive souvent que le plaisir qu’ont tous les hommes à revoir les souvenirs que leur mémoire a collectionnés est le plus vif, par exemple, chez ceux que la tyrannie du mal physique et l’espoir quotidien de sa guérison privent, d’une part, d’aller chercher dans la nature des tableaux qui ressemblent à ces souvenirs et, d’autre part, laissent assez confiants qu’ils le pourront bientôt faire, pour rester vis-à-vis d’eux en état de désir, d’appétit et ne pas les considérer seulement comme des souvenirs, comme des tableaux. Mais, eussent-ils pu jamais n’être que cela pour moi et eussé-je pu, en me les rappelant, les revoir seulement que soudain ils refaisaient en moi, de moi tout entier, par la vertu d’une sensation identique, l’enfant, l’adolescent qui les avait vus. Il n’y avait pas eu seulement changement de temps dehors, ou dans la chambre modification d’odeurs, mais en moi différence d’âge, substitution de personne. L’odeur dans l’air glacé des brindilles de bois, c’était comme un morceau du passé, une banquise invisible détachée d’un hiver ancien qui s’avançait dans ma chambre, souvent striée, d’ailleurs, par tel parfum, telle lueur, comme par des années différentes, où je me retrouvais replongé, envahi avant même que je les eusse identifiées par l’allégresse d’espoirs abandonnés depuis longtemps. Le soleil venait jusqu’à mon lit et traversait la cloison transparente de mon corps aminci, me chauffait, me rendait brûlant comme du cristal. Alors, convalescent affamé qui se repaît déjà de tous les mets qu’on lui refuse encore, je me demandais si me marier avec Albertine ne gâcherait pas ma vie, tant en me faisant assumer la tâche trop lourde pour moi de me consacrer à un autre être, qu’en me forçant à vivre absent de moi-même à cause de sa présence continuelle et en me privant, à jamais, des joies de la solitude.

Et pas de celles-là seulement. Même en ne demandant à la journée que des désirs, il en est certains — ceux que provoquent non plus les choses mais les êtres — dont le caractère est d’être individuels. Aussi, sortant de mon lit, j’allais écarter un instant le rideau de ma fenêtre, ce n’était pas seulement comme un musicien ouvre un instant son piano, et pour vérifier si, sur le balcon et dans la rue, la lumière du soleil était exactement au même diapason que dans mon souvenir, c’était aussi pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier bleu, une laitière en bavette et manches de toile blanche, tenant le crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice, une image enfin que les différences de lignes, peut-être quantitativement insignifiantes, suffisaient à faire aussi différente de toute autre que pour une phrase musicale la différence de deux notes, et sans la vision de laquelle j’aurais appauvri la journée des buts qu’elle pouvait proposer à mes désirs de bonheur. Mais, si le surcroît de joie, apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer à priori, me rendait plus désirables, plus dignes d’être explorés, la rue, la ville, le monde, il me donnait par là même la soif de guérir, de sortir et, sans Albertine, d’être libre. Que de fois, au moment où la femme inconnue dont j’allais rêver passait devant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse de son automobile, je souffris que mon corps ne pût suivre mon regard qui la rattrapait et tombant sur elle comme tiré de l’embrasure de ma fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage dans lequel m’attendait l’offre d’un bonheur qu’ainsi cloîtré, je ne goûterais jamais.

D’Albertine, en revanche, je n’avais plus rien à apprendre. Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul, le désir qu’elle excitait chez les autres, quand l’apprenant je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois. Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie. Par la souffrance seule subsistait mon ennuyeux attachement. Dès qu’elle disparaissait, et avec elle le besoin de l’apaiser, requérant toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant qu’elle était pour moi, que je devais être pour elle. J’étais malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais d’apprendre quelque chose d’épouvantable qu’elle aurait fait et qui eût été capable, jusqu’à ce que je fusse guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui nous liait.

En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui procurer auprès de moi l’illusion de ce bonheur que je ne me sentais pas capable de lui donner. J’aurais voulu, dès ma guérison, partir pour Venise, mais comment le faire si j’épousais Albertine, moi, si jaloux d’elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger c’était pour sortir avec elle. Même, quand je restais à la maison toute l’après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j’étais une zone mobile d’incertitude et de vague. « Combien Albertine, me disais-je, m’épargnerait les angoisses de la séparation si, au cours d’une de ces promenades, voyant que je ne lui parlais plus de mariage, elle se décidait à ne pas revenir, et partait chez sa tante, sans que j’eusse à lui dire adieu. » Mon cœur, depuis que sa plaie se cicatrisait, commençait à ne plus adhérer à celui de mon amie, je pouvais par l’imagination la déplacer, l’éloigner de moi, sans souffrir. Sans doute, à défaut de moi-même quelque autre serait son époux, et libre, elle aurait peut-être de ces aventures qui me faisaient horreur. Mais il faisait si beau, j’étais si certain qu’elle rentrerait le soir, que même si cette idée de fautes possibles me venait à l’esprit, je pouvais, par un acte libre, l’emprisonner dans une partie de mon cerveau où elle n’avait pas plus d’importance que n’en auraient eue pour ma vie réelle, les vices d’une personne imaginaire ; faisant jouer les gonds assouplis de ma pensée, j’avais avec une énergie que je sentais, dans ma tête à la fois physique et mentale comme un mouvement musculaire et une initiative spirituelle, dépassé l’état de préoccupation habituelle, où j’avais été confiné jusqu’ici et commençais à me mouvoir à l’air libre, d’où tout sacrifier pour empêcher le mariage d’Albertine avec un autre et faire obstacle à son goût pour les femmes paraissait aussi déraisonnable à mes propres yeux qu’à ceux de quelqu’un qui ne l’eût pas connue.

D’ailleurs, la jalousie est de ces maladies intermittentes, dont la cause est capricieuse, impérative, toujours identique chez le même malade, parfois entièrement différente chez un autre. Il y a des asthmatiques qui ne calment leur crise qu’en ouvrant les fenêtres, en respirant le grand vent, un air pur sur les hauteurs, d’autres en se réfugiant au centre de la ville, dans une chambre enfumée. Il n’est guère de jaloux dont la jalousie n’admette certaines dérogations. Tel consent à être trompé pourvu qu’on le lui dise, tel autre pourvu qu’on le lui cache, en quoi l’un n’est guère moins absurde que l’autre, puisque si le second est plus véritablement trompé en ce qu’on lui dissimule la vérité, le premier réclame, en cette vérité, l’aliment, l’extension, le renouvellement de ses souffrances.

Bien plus, ces deux manies inverses de la jalousie vont souvent au delà des paroles, qu’elles implorent ou refusent les confidences. On voit des jaloux qui ne le sont que des femmes avec qui leur maîtresse a des relations loin d’eux, mais qui permettent qu’elle se donne à un autre homme qu’eux, si c’est avec leur autorisation, près d’eux, et sinon même à leur vue du moins sous leur toit. Ce cas est assez fréquent chez les hommes âgés amoureux d’une jeune femme. Ils sentent la difficulté de lui plaire, parfois l’impuissance de la contenter, et plutôt que d’être trompés, préfèrent laisser venir chez eux, dans une chambre voisine, quelqu’un qu’ils jugent incapable de lui donner de mauvais conseils, mais non du plaisir. Pour d’autres c’est tout le contraire ; ne laissant pas leur maîtresse sortir seule une minute dans une ville qu’ils connaissent, ils la tiennent dans un véritable esclavage, mais ils lui accordent de partir un mois dans un pays qu’ils ne connaissent pas, où ils ne peuvent se représenter ce qu’elle fera. J’avais à l’égard d’Albertine ces deux sortes de manies calmantes. Je n’aurais pas été jaloux si elle avait eu des plaisirs près de moi, encouragés par moi, que j’aurais tenus tout entiers sous ma surveillance, m’épargnant par là la crainte du mensonge ; je ne l’aurais peut-être pas été non plus si elle était partie dans un pays assez inconnu de moi et éloigné pour que je ne puisse imaginer, ni avoir la possibilité et la tentation de connaître son genre de vie. Dans les deux cas, le doute eût été supprimé par une connaissance où une ignorance également complètes.

La décroissance du jour me replongeant par le souvenir dans une atmosphère ancienne et fraiche, je la respirais avec les mêmes délices qu’Orphée l’air subtil, inconnu sur cette terre, des Champs-Élysées.

Mais déjà la journée finissait et j’étais envahi par la désolation du soir. Regardant machinalement à la pendule combien d’heures se passeraient avant qu’Albertine rentrât, je voyais que j’avais encore le temps de m’habiller et de descendre demander à ma propriétaire, Mme de Guermantes, des indications pour certaines jolies choses de toilette que je voulais donner à mon amie. Quelquefois je rencontrais la duchesse dans la cour, sortant pour des courses à pied, même s’il faisait mauvais temps, avec un chapeau plat et une fourrure. Je savais très bien que pour nombre de gens intelligents elle n’était autre chose qu’une dame quelconque, le nom de duchesse de Guermantes ne signifiant rien, maintenant qu’il n’y a plus de duchés ni de principautés, mais j’avais adopté un autre point de vue dans ma façon de jouir des êtres et des pays. Tous les châteaux des terres dont elle était duchesse, princesse, vicomtesse, cette dame en fourrure bravant le mauvais temps me semblait les porter avec elle, comme ces personnages sculptés au linteau d’un portail tiennent dans leur main la cathédrale qu’ils ont construite, ou la cité qu’ils ont défendue. Mais ces châteaux, ces forêts, les yeux de mon esprit seuls pouvaient les voir dans la main gauche de la dame en fourrures, cousine du roi. Ceux de mon corps n’y distinguaient, les jours où le temps menaçait, qu’un parapluie dont la duchesse ne craignait pas de s’armer. « On ne peut jamais savoir, c’est plus prudent, si je me trouve très loin et qu’une voiture me demande des prix trop chers pour moi. » Les mots « trop chers », « dépasser mes moyens », revenaient tout le temps dans la conversation de la duchesse ainsi que ceux : « Je suis trop pauvre », sans qu’on pût bien démêler si elle parlait ainsi parce qu’elle trouvait amusant de dire qu’elle était pauvre, étant si riche, ou parce qu’elle trouvait élégant, étant si aristocratique, c’est-à-dire affectant d’être une paysanne, de ne pas attacher à la richesse l’importance des gens qui ne sont que riches et qui méprisent les pauvres. Peut-être était-ce plutôt une habitude contractée d’une époque de sa vie où déjà riche, mais insuffisamment pourtant eu égard à ce que coûtait l’entretien de tant de propriétés, elle éprouvait une certaine gêne d’argent qu’elle ne voulait pas avoir l’air de dissimuler. Les choses dont on parle le plus souvent en plaisantant, sont généralement, au contraire, celles qui ennuient, mais dont on ne veut pas avoir l’air d’être ennuyé, avec peut-être l’espoir inavoué de cet avantage supplémentaire que justement la personne avec qui on cause, vous entendant plaisanter de cela, croira que cela n’est pas vrai.

Mais le plus souvent, à cette heure-là, je savais trouver la duchesse chez elle, et j’en étais heureux car c’était plus commode pour lui demander longuement les renseignements désirés par Albertine. Et j’y descendais sans presque penser combien il était extraordinaire que chez cette mystérieuse Mme de Guermantes de mon enfance, j’allasse uniquement afin d’user d’elle pour une simple commodité pratique, comme on fait du téléphone, instrument surnaturel devant les miracles duquel on s’émerveillait jadis, et dont on se sert maintenant sans même y penser, pour faire venir son tailleur ou commander une glace.

Je mettrai à part, parmi ces jours où je m’attardai chez Mme de Guermantes, un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle signification m’échappa entièrement et ne fut comprise par moi que longtemps après. Cette fin d’après-midi là, Mme de Guermantes m’avait donné, parce qu’elle savait que je les aimais, des seringas venus du Midi. Quand ayant quitté la duchesse je remontai chez moi, Albertine était rentrée, je croisai dans l’escalier Andrée que l’odeur si violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.

« — Comment, vous êtes déjà rentrées, lui dis-je. »

« — Il n’y a qu’un instant, mais Albertine avait à écrire, elle m’a renvoyée. »

« — Vous ne pensez pas qu’elle ait quelque projet blâmable ? »

« — Nullement, elle écrit à sa tante je crois, mais elle qui n’aime pas les odeurs fortes ne sera pas enchantée de vos seringas. »

« — Alors, j’ai eu une mauvaise idée ! Je vais dire à Françoise de les mettre sur le carré de l’escalier de service. »

« — Si vous vous imaginez qu’Albertine ne sentira pas après vous l’odeur de seringa. Avec l’odeur de la tubéreuse, c’est peut-être la plus entêtante ; d’ailleurs je crois que Françoise est allée faire une course. »

« — Mais alors moi qui n’ai pas aujourd’hui ma clef, comment pourrai-je rentrer ? »

« — Oh ! vous n’aurez qu’à sonner, Albertine vous ouvrira. Et puis Françoise sera peut-être remontée dans l’intervalle. »

Je dis adieu à Andrée. Dès mon premier coup Albertine vint m’ouvrir, ce qui fut assez compliqué, car Françoise étant descendue, Albertine ne savait pas où allumer. Enfin elle put me faire entrer, mais les fleurs de seringas la mirent en fuite. Je les posai dans la cuisine, de sorte qu’interrompant sa lettre, je ne compris pas pourquoi, mon amie eut le temps d’aller dans ma chambre d’où elle m’appela et de s’étendre sur mon lit. Encore une fois, au moment même, je ne trouvai à tout cela rien que de très naturel, tout au plus d’un peu confus, en tout cas d’insignifiant. Elle avait failli être surprise avec Andrée et s’était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez moi pour ne pas laisser voir son lit en désordre et avait fait semblant d’être en train d’écrire. Mais on verra tout cela plus tard, tout cela dont je n’ai jamais su si c’était vrai. Après, mais sauf cet incident unique, tout se passait normalement quand je remontais de chez la duchesse, Albertine ignorant si je ne désirais pas sortir avec elle avant le dîner, — je trouvais d’habitude dans l’antichambre son chapeau, son manteau, son ombrelle qu’elle y avait laissés à tout hasard. Dès qu’en entrant je les apercevais, l’atmosphère de la maison devenait respirable. Je sentais qu’au lieu d’un air raréfié, le bonheur la remplissait. J’étais sauvé de ma tristesse, la vue de ces riens me faisait posséder Albertine, je courais vers elle.

Alors tout à coup, je me souvenais ; j’avais connu une première Albertine, puis brusquement elle avait été changée en une autre, l’actuelle. Et le changement, je n’en pouvais rendre responsable que moi-même. Tout ce qu’elle m’eût avoué facilement, puis volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cessé de s’épandre dès qu’elle avait cru que je l’aimais, ou, sans peut-être se dire le nom de l’Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre davantage.

Depuis ce jour-là, elle m’avait tout caché. Elle se détournait de ma chambre si elle pensait que j’étais, non pas même souvent, avec une amie, mais avec un ami, elle dont les yeux s’intéressaient jadis si vivement quand je parlais d’une fille : « Il faut tâcher de la faire venir, ça m’amuserait de la connaître. » « Mais elle a ce que vous appelez mauvais genre. » « Justement, ce sera bien plus drôle. » À ce moment-là, j’aurais peut-être pu tout savoir. Et même quand dans le petit Casino elle avait détaché ses seins de ceux d’Andrée, je ne crois pas que ce fût à cause de ma présence, mais de celle de Cottard, lequel lui aurait fait, pensait-elle sans doute, une mauvaise réputation.

Et pourtant alors, elle avait déjà commencé de se figer, les paroles confiantes n’étaient plus sorties de ses lèvres, ses gestes étaient réservés. Puis elle avait écarté d’elle tout ce qui aurait pu m’émouvoir. Aux parties de sa vie que je ne connaissais pas, elle donnait un caractère dont mon ignorance se faisait complice pour accentuer ce qu’il avait d’inoffensif. Et maintenant, la transformation était accomplie, elle allait droit à sa chambre si je n’étais pas seul, non pas seulement pour ne pas déranger, mais pour me montrer qu’elle était insoucieuse des autres. Il y avait une seule chose qu’elle ne ferait jamais plus pour moi, qu’elle n’aurait faite qu’au temps où cela m’eût été indifférent, qu’elle aurait faite aisément à cause de cela même, c’était précisément avouer. J’en serais réduit pour toujours, comme un juge, à tirer des conclusions incertaines d’imprudences de langage qui n’étaient peut-être pas inexplicables sans avoir recours à la culpabilité. Et toujours elle me sentirait jaloux et juge.

Nos fiançailles prenaient une allure de procès et lui donnaient la timidité d’une coupable. Maintenant elle changeait la conversation quand il s’agissait de personnes, hommes ou femmes, qui ne fussent pas de vieilles gens. C’est quand elle ne soupçonnait pas encore que j’étais jaloux d’elle que j’aurais dû lui demander ce que je voulais savoir. Il faut profiter de ce temps-là. C’est alors que notre amie nous dit ses plaisirs et même les moyens à l’aide desquels elle les dissimule aux autres. Elle ne m’eût plus avoué maintenant comme elle avait fait à Balbec (moitié parce que c’était vrai, moitié pour s’excuser de ne pas laisser voir davantage sa tendresse pour moi, car je la fatiguais déjà alors, et elle avait vu par ma gentillesse pour elle qu’elle n’avait pas besoin de m’en montrer autant qu’aux autres pour en obtenir plus que d’eux). Elle ne m’aurait plus avoué maintenant comme alors : « — Je trouve ça stupide de laisser voir qu’on aime, moi c’est le contraire, dès qu’une personne me plaît, j’ai l’air de ne pas y faire attention. Comme ça personne ne sait rien. »

Comment, c’était la même Albertine d’aujourd’hui, avec ses prétentions à la franchise et d’être indifférente à tous qui m’avait dit cela ! Elle ne m’eût plus énoncé cette règle maintenant ! Elle se contentait quand elle causait avec moi de l’appliquer en me disant de telle ou telle personne qui pouvait m’inquiéter : « — Ah ! je ne sais pas, je ne l’ai pas regardée, elle est trop insignifiante. » Et de temps en temps, pour aller au-devant de choses que je pourrais apprendre, elle faisait de ces aveux que leur accent, avant que l’on connaisse la réalité qu’ils sont chargés de dénaturer, d’innocenter, dénonce déjà comme étant des mensonges.

Tout en écoutant des pas d’Albertine avec le plaisir confortable de penser qu’elle ne ressortirait plus de ce soir, j’admirais que, pour cette jeune fille dont j’avais cru autrefois ne pouvoir jamais faire la connaissance, rentrer chaque jour chez elle ce fût précisément rentrer chez moi. Le plaisir fait de mystère et de sensualité que j’avais éprouvé, fugitif et fragmentaire, à Balbec, le soir où elle était venue coucher à l’Hôtel, s’était complété, stabilisé, remplissait ma demeure jadis vide d’une permanente provision de douceur domestique, presque familiale, rayonnant jusque dans les couloirs et dans laquelle tous mes sens, tantôt effectivement, tantôt dans les moments où j’étais seul, en imagination et par l’attente du retour, se nourrissaient paisiblement. Quand j’avais entendu se refermer la porte de la chambre d’Albertine, si j’avais un ami avec moi, je me hâtais de le faire sortir, ne le lâchant que quand j’étais bien sûr qu’il était dans l’escalier dont je descendais au besoin quelques marches. Il me disait que j’allais prendre mal, me faisant remarquer que notre maison était glaciale, pleine de courants d’air et qu’on le paierait bien cher pour qu’il y habitât.

De ce froid, on se plaignait parce qu’il venait seulement de commencer et qu’on n’y était pas habitué encore, mais pour cette même raison, il déchaînait en moi une joie qu’accompagnait le souvenir inconscient des premiers soirs d’hiver où autrefois revenant de voyage, pour reprendre contact avec les plaisirs oubliés de Paris, j’allais au café-concert. Aussi est-ce en chantant qu’après avoir quitté mon ancien camarade, je remontais l’escalier et rentrais. La belle saison, en s’enfuyant, avait emporté les oiseaux. Mais d’autres musiciens invisibles, intérieurs, les avaient remplacés. Et la bise glacée dénoncée par Bloch, et qui soufflait délicieusement par les portes mal jointes de notre appartement, était, comme les beaux jours de l’été par les oiseaux des bois, éperdument saluée de refrains, inextinguiblement fredonnés, de Fragson, de Mayol ou de Paulus.

Dans le couloir, au-devant de moi venait Albertine.

— Tenez, pendant que j’ôte mes affaires, je vous envoie Andrée, elle est montée une seconde pour vous dire bonsoir.

Et ayant encore autour d’elle le grand voile gris, qui descendait de la toque de chinchilla et que je lui avais donné à Balbec, elle se retirait et rentrait dans sa chambre, comme si elle eût deviné qu’Andrée, chargée par moi de veiller sur elle, allait, en me donnant maint détail, en me faisant mention de la rencontre par elles deux d’une personne de connaissance, apporter quelque détermination aux régions vagues où s’était déroulée la promenade qu’elles avaient faite toute la journée et que je n’avais pu imaginer.

Les défauts d’Andrée s’étaient accusés, elle n’était plus aussi agréable que quand je l’avais connue. Il y avait maintenant chez elle, à fleur de peau, une sorte d’aigre inquiétude, prête à s’amasser comme à la mer un « grain », si seulement je venais à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertine et pour moi. Cela n’empêchait pas qu’Andrée pût être meilleure à mon égard, m’aimer plus — et j’en ai eu souvent la preuve — que des gens plus aimables. Mais le moindre air de bonheur qu’on avait, s’il n’était pas causé par elle, lui produisait une impression nerveuse, désagréable comme le bruit d’une porte qu’on ferme trop fort. Elle admettait les souffrances où elle n’avait point de part, non les plaisirs ; si elle me voyait malade, elle s’affligeait, me plaignait, m’aurait soigné. Mais si j’avais une satisfaction aussi insignifiante que de m’étirer d’un air de béatitude en fermant un livre et en disant : « Ah ! je viens de passer deux heures charmantes à lire tel livre amusant », ces mots qui eussent fait plaisir à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup, excitaient chez Andrée une espèce de réprobation, peut-être simplement de malaise nerveux. Mes satisfactions lui causaient un agacement qu’elle ne pouvait cacher. Ces défauts étaient complétés par de plus graves ; un jour que je parlais de ce jeune homme si savant en choses de course, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste, que j’avais rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à ricaner :

« — Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une instruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d’autant plus, mais je m’amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu’ils m’attaquent en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition je ferais. »

Ses yeux étincelaient. Or, j’appris que le père n’avait rien commis d’indélicat, qu’Andrée le savait aussi bien que quiconque. Mais elle s’était crue méprisée par le fils, avait cherché quelque chose qui pourrait l’embarrasser, lui faire honte, avait inventé tout un roman de dépositions qu’elle était imaginairement appelée à faire et, à force de s’en répéter les détails, ignorait peut-être elle-même s’ils n’étaient pas vrais.

Ainsi telle qu’elle était devenue (et, même sans ses haines courtes et folles), je n’aurais pas désiré la voir, ne fût-ce qu’à cause de cette malveillante susceptibilité qui entourait d’une ceinture aigre et glaciale sa vraie nature plus chaleureuse et meilleure. Mais les renseignements qu’elle seule pouvait me donner sur mon amie m’intéressaient trop pour que je négligeasse une occasion si rare de les apprendre. Andrée entrait, fermait la porte derrière elle ; elles avaient rencontré une amie, et Albertine ne m’avait jamais parlé d’elle.

« — Qu’ont-elles dit ?

« — Je ne sais pas, car j’ai profité de ce qu’Albertine n’était pas seule pour aller acheter de la laine. »

« — Acheter de la laine ? »

« — Oui, c’est Albertine qui me l’avait demandé. »

« — Raison de plus pour ne pas y aller, c’était peut-être pour vous éloigner. »

« — Mais elle me l’avait demandé avant de rencontrer son amie. »

« — Ah ! » répondais-je en retrouvant la respiration.

Aussitôt mon soupçon me reprenait ; mais qui sait si elle n’avait pas donné d’avance rendez-vous à son amie et n’avait pas combiné un prétexte pour être seule quand elle le voudrait. D’ailleurs, étais-je bien certain que ce n’était pas la vieille hypothèse (celle où Andrée ne me disait pas que la vérité) qui était la bonne ? Andrée était peut-être d’accord avec Albertine. De l’amour, me disais-je, à Balbec, on en a pour une personne dont notre jalousie semble plutôt avoir pour objet les actions ; on sent que si elle vous les disait toutes, on guérirait peut-être facilement d’aimer. La jalousie a beau être habilement dissimulée par celui qui l’éprouve, elle est assez vite découverte par celle qui l’inspire et qui use à son tour d’habileté. Elle cherche à nous donner le change sur ce qui pourrait nous rendre malheureux, et elle nous le donne, car à celui qui n’est pas averti, pourquoi une phrase insignifiante révélerait-elle les mensonges qu’elle cache ; nous ne la distinguons pas des autres ; dite avec frayeur, elle est écoutée sans attention. Plus tard quand nous serons seuls, nous reviendrons sur cette phrase, elle ne nous semblera pas tout à fait adéquate à la réalité. Mais cette phrase nous la rappelons-nous bien ? Il semble que naisse spontanément en nous à son égard et quant à l’exactitude de notre souvenir, un doute du genre de ceux qui fait qu’au cours de certains états nerveux qu’on ne peut jamais se rappeler si on a tiré le verrou, et pas plus à la cinquantième fois qu’à la première ; on dirait qu’on peut recommencer indéfiniment l’acte sans qu’il s’accompagne jamais d’un souvenir précis et libérateur. Au moins pouvons-nous refermer une cinquante et unième fois la porte. Tandis que la phrase inquiétante est au passé dans une audition incertaine qu’il ne dépend pas de nous de renouveler. Alors nous exerçons notre attention sur d’autres qui ne cachent rien et le seul remède dont nous ne voulons pas serait de tout ignorer pour n’avoir pas le désir de mieux savoir.

Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle qui en est l’objet comme une défiance qui autorise la tromperie. D’ailleurs pour tâcher d’apprendre quelque chose, c’est nous qui avons pris l’initiative de mentir, de tromper. Andrée, Aimé, nous promettent bien de ne rien dire, mais le feront-ils ? Bloch n’a rien pu promettre puisqu’il ne savait pas et pour peu qu’elle cause avec chacun des trois, Albertine à l’aide de ce que Saint-Loup eût appelé des « recoupements » saura que nous lui mentons quand nous nous prétendons indifférents à ses actes et moralement incapables de la faire surveiller. Ainsi succédant — relativement à ce que faisait Albertine — à mon infini doute habituel, trop indéterminé pour ne pas rester indolore, et qui était à la jalousie ce que sont au chagrin ces commencements de l’oubli où l’apaisement naît du vague — le petit fragment de réponse que venait de m’apporter Andrée posait aussitôt de nouvelles questions ; je n’avais réussi en explorant une parcelle de la grande zone qui s’étendait autour de moi, qu’à y reculer cet inconnaissable qu’est pour nous, quand nous cherchons effectivement à nous la représenter, la vie réelle d’une autre personne. Je continuais à interroger Andrée tandis qu’Albertine par discrétion et pour me laisser (devinait-elle cela ?) tout le loisir de la questionner, prolongeait son déshabillage dans sa chambre.

— Je crois que l’oncle et la tante d’Albertine m’aiment bien, disais-je étourdiment à Andrée, sans penser à son caractère.

Aussitôt je voyais son visage gluant se gâter, comme un sirop qui tourne, il semblait à jamais brouillé. Sa bouche devenait amère. Il ne restait plus rien à Andrée de cette juvénile gaîté que, comme toute la petite bande et malgré sa nature souffreteuse, elle déployait l’année de mon premier séjour à Balbec et qui maintenant (il est vrai qu’Andrée avait pris quelques années depuis lors) s’éclipsait si vite chez elle. Mais j’allais la faire involontairement renaître avant qu’Andrée m’eût quitté pour aller dîner chez elle.

« — Il y a quelqu’un qui m’a fait aujourd’hui un immense éloge de vous, lui disais-je.

Aussitôt un rayon de joie illuminait son regard, elle avait l’air de vraiment m’aimer. Elle évitait de me regarder mais riait dans le vague avec deux yeux devenus soudain tout ronds.

« — Qui ça ? » demandait-elle dans un intérêt naïf et gourmand.

Je le lui disais et qui que ce fût, elle était heureuse. Puis arrivait l’heure de partir, elle me quittait, Albertine revenait auprès de moi ; elle s’était déshabillée, elle portait quelqu’un des jolis peignoirs en crêpe de chine, ou des robes japonaises dont j’avais demandé la description à Mme de Guermantes et pour plusieurs desquelles certaines précisions supplémentaires m’avaient été fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots : « Après votre longue éclipse, j’ai cru en lisant votre lettre relative à mes tea-gown, recevoir des nouvelles d’un revenant ».

Albertine avait aux pieds des souliers noirs ornés de brillants que Françoise appelait rageusement des socques, pareils à ceux que, par la fenêtre du salon, elle avait aperçu que Mme de Guermantes portait chez elle le soir, de même qu’un peu plus tard Albertine eut des mules, certaines en chevreau doré, d’autres en chinchilla et dont la vue m’était douce parce qu’elles étaient les unes et les autres comme les signes (que d’autres souliers n’eussent pas été), qu’elle habitait chez moi. Elle avait aussi des choses qui ne venaient pas de moi, comme une belle bague d’or. J’y admirais les ailes éployées d’un aigle.

« — C’est ma tante qui me l’a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est quelquefois gentille. Cela me vieillit parce qu’elle me l’a donnée pour mes vingt ans. »

Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que la Duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession (telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages si difficiles et si désirables) la pauvreté, plus généreuse que l’opulence, donne aux femmes bien plus que la toilette qu’elles ne peuvent pas acheter, le désir de cette toilette et qui en est la connaissance véritable, détaillée, approfondie. Elle, parce qu’elle n’avait pu s’offrir ces choses, moi, parce qu’en les faisant faire, je cherchais à lui faire plaisir, nous étions comme ces étudiants connaissant tout d’avance des tableaux qu’ils sont avides d’aller voir à Dresde ou à Vienne. Tandis que les femmes riches au milieu de la multitude de leurs chapeaux et de leurs robes, sont comme ces visiteurs à qui, la promenade dans un musée n’étant précédée d’aucun désir, donne seulement une sensation d’étourdissement, de fatigue et d’ennui.

Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet, aux manches doublées de rose, prenaient pour Albertine qui les avait aperçus, convoités et, grâce à l’exclusivisme et à la minutie qui caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du reste dans un vide sur lequel se détachait à merveille la doublure, ou l’écharpe, et comme dans toutes leurs parties — et pour moi qui étais allé chez Mme de Guermantes tâcher de me faire expliquer en quoi consistait la particularité, la supériorité, le chic de la chose, et l’inimitable façon du grand faiseur — une importance, un charme qu’elles n’avaient certes pas pour la Duchesse rassasiée avant même d’être en état d’appétit, ou même pour moi si je les avais vus quelques années auparavant en accompagnant telle ou telle femme élégante en une de ses ennuyeuses tournées chez les couturières.

Certes une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une. Car si chaque chose que je lui faisais faire ainsi était en son genre la plus jolie, avec tous les raffinements qu’y eussent apportés Mme de Guermantes ou Mme Swann, de ces choses elle commençait à avoir beaucoup. Mais peu importait du moment qu’elle les avait aimées d’abord et isolément.

Quand on a été épris d’un peintre, puis d’un autre, on peut à la fin avoir pour tout le musée une admiration qui n’est pas glaciale, car elle est faite d’amours successives, chacune exclusive en son temps et qui à la fin se sont mises bout à bout et conciliées.

Elle n’était pas frivole du reste, lisait beaucoup quand elle était seule et me faisait la lecture quand elle était avec moi. Elle était devenue extrêmement intelligente. Elle disait, en se trompant d’ailleurs :

« — Je suis épouvantée en pensant que sans vous je serais restée stupide. Ne le niez pas. Vous m’avez ouvert un monde d’idées que je ne soupçonnais pas, et le peu que je suis devenue, je ne le dois qu’à vous. »

On sait qu’elle avait parlé semblablement de mon influence sur Andrée. L’une ou l’autre avait-elle un sentiment pour moi ? Et en elles-mêmes, qu’étaient Albertine et Andrée ? Pour le savoir, il faudrait vous immobiliser, ne plus vivre dans cette attente perpétuelle de vous où vous passez toujours autres, il faudrait ne plus vous aimer, pour vous fixer, ne plus connaître votre interminable et toujours déconcertante arrivée, ô jeunes filles, ô rayon successif dans le tourbillon où nous palpitons de vous voir reparaître en ne vous reconnaissant qu’à peine, dans la vitesse vertigineuse de la lumière. Cette vitesse, nous l’ignorerions peut-être et tout nous semblerait immobile si un attrait sexuel ne nous faisait courir vers vous, gouttes d’or toujours dissemblables et qui dépassent toujours notre attente. À chaque fois, une jeune fille ressemble si peu à ce qu’elle était la fois précédente, (mettant en pièces dès que nous l’apercevons le souvenir que nous avions ardé et le désir que nous nous proposions), que la stabilité de nature que nous lui prêtons n’est que fictive et pour la commodité du langage. On nous a dit qu’une belle jeune fille est tendre, aimante, pleine de sentiments les plus délicats. Notre imagination le croit sur parole et quand nous apparaît pour la première fois, sous la ceinture crespelée de ses cheveux blonds, le disque de sa figure rose, nous craignons presque que cette trop vertueuse sœur nous refroidisse par sa vertu même, ne puisse jamais être pour nous l’amante que nous avons souhaitée. Du moins, que de confidences nous lui faisons dès la première heure, sur la foi de cette noblesse de cœur, que de projets convenus ensemble. Mais quelques jours après, nous regrettons de nous être tant confiés, car la rose jeune fille rencontrée nous tient la seconde fois les propos d’une lubrique furie. Dans les faces successives qu’après une pulsation de quelques jours nous présente la rose lumière interceptée, il n’est même pas certain qu’un movimentum extérieur à ces jeunes filles n’ait pas modifié leur aspect, et cela avait pu arriver pour mes jeunes filles de Balbec.

On vous vante la douceur, la pureté d’ure vierge. Mais après cela on sent que quelque chose de plus pimenté vous plairait mieux et on lui conseille de se montrer plus hardie. En soi-même était-elle plutôt l’une ou l’autre ? Peut-être pas, mais capable d’accéder à tant de possibilités diverses dans le courant vertigineux de la vie. Pour une autre dont tout l’attrait résidait dans quelque chose d’implacable (que nous comptions fléchir à notre manière), comme par exemple, pour la terrible sauteuse de Balbec qui effleurait dans ses bonds les crânes des Vieux Messieurs épouvantés, quelle déception quand, dans la nouvelle face offerte par cette figure au moment où nous lui disions des tendresses exaltées par le souvenir de tant de duretés envers les autres, nous l’entendions, comme entrée de jeu, nous dire qu’elle était timide, qu’elle ne savait jamais rien dire de sensé à quelqu’un la première fois, tant elle avait peur et que ce n’est qu’au bout d’une quinzaine de jours qu’elle pourrait causer tranquillement avec nous. L’acier était devenu coton, nous n’aurions plus rien à essayer de briser, puisque d’elle-même, elle perdait toute consistance. D’elle-même, mais par notre faute peut-être, car les tendres paroles que nous avions adressées à la Dureté lui avaient peut-être, même sans qu’elle eût fait de calcul intéressé, suggéré d’être tendre.

Ce qui nous désolait moins n’était qu’à demi maladroit, car la reconnaissance pour tant de douceur allait peut-être nous obliger à plus que le ravissement devant la cruauté fléchie. Je ne dis pas qu’un jour ne viendra pas où, même à ces lumineuses jeunes filles, nous n’assignerons pas des caractères très tranchés, mais c’est qu’elles auront cessé de nous intéresser, que leur entrée ne sera plus pour notre cœur l’apparition qu’il attendait autre et qui le laisse bouleversé chaque fois d’incarnations nouvelles. Leur immobilité viendra de notre indifférence qui les livrera au jugement de l’esprit. Celui-ci ne conclura pas, du reste, d’une façon beaucoup plus catégorique, car après avoir jugé que tel défaut prédominant chez l’une était heureusement absent de l’autre, il verra que le défaut avait pour contre-partie une qualité précieuse. De sorte que du faux jugement de l’intelligence, laquelle n’entre en jeu que quand on cesse de s’intéresser, sortiront définis des caractères stables de jeunes filles, lesquels ne nous apprendront pas plus que les surprenants visages apparus chaque jour quand, dans la vitesse étourdissante de notre attente, nos amies se présentaient tous les jours, toutes les semaines, trop différentes pour nous permettre, la course ne s’arrêtant pas, de classer, de donner des rangs. Pour nos sentiments, nous en avons parlé trop souvent pour le redire que bien souvent un amour n’est que l’association d’une image de « lapin » que la demoiselle nous a posé. Tout cela n’est pas vrai que pour les jeunes gens imaginatifs devant les jeunes filles changeantes.

Dès le temps où notre récit est arrivé, il paraît, je l’ai su depuis, que la nièce de Jupien avait changé d’opinion sur Morel et sur M. de Charlus. Mon mécanicien venant au renfort de l’amour qu’elle avait pour Morel lui avait vanté, comme existant chez le violoniste, des délicatesses infinies auxquelles elle n’était que trop portée à croire. Et d’autre part, Morel ne cessait de lui dire le rôle de bourreau que M. de Charlus exerçait envers lui et qu’elle attribuait à la méchanceté, ne devinant pas l’amour. Elle était du reste bien forcée de constater que M. de Charlus assistait tyranniquement à toutes leurs entrevues. Et venant corroborer tout cela, elle entendait des femmes du monde parler de l’atroce méchanceté du baron. Or, depuis peu, son jugement avait été entièrement renversé. Elle avait découvert chez Morel (sans cesser de l’aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et de perfidie, d’ailleurs compensées par une douceur fréquente et une sensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable et immense bonté, mêlée de duretés qu’elle ne connaissait pas. Ainsi n’avait-elle pas su porter un jugement plus défini sur ce qu’étaient, chacun en soi, le violoniste et son protecteur, que moi sur Andrée que je voyais pourtant tous les jours, et sur Albertine qui vivait avec moi.

Les soirs où cette dernière ne me lisait pas à haute voix, elle me faisait de la musique ou entamait avec moi des parties de dames, ou des causeries que j’interrompais les unes et les autres pour l’embrasser. Nos rapports étaient d’une simplicité qui les rendait reposants.

Le vide même de sa vie donnait à Albertine une espèce d’empressement et d’obéissance pour les seules chose que je réclamais d’elle.

Derrière cette jeune fille, comme derrière la lumière pourprée qui tombait aux pieds de mes rideaux à Balbec pendant qu’éclatait le concert des musiciens, se nacraient les ondulations bleuâtres de la mer. N’était-elle pas, en effet (elle au fond de qui résidait de façon habituelle une idée de moi si familière qu’après sa tante j’étais peut-être la personne qu’elle distinguait e moins de soi-même) la jeune fille que j’avais vue la première fois à Balbec, sous son polo plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme une silhouette profilée sur le flot. Ces effigies gardées intactes dans la mémoire, quand on les retrouve, on s’étonne de leur dissemblance d’avec l’être qu’on connaît, on comprend quel travail de modelage accomplit quotidiennement l’habitude. Dans le charme qu’avait Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que m’avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le long de la plage, et comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand il le lui eût fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec, d’où je l’avais précipitamment emmenée, subsistaient l’émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bain de mer. Elle était si bien encagée que certains soirs même, je ne faisais pas demander qu’elle quittât sa chambre pour la mienne, elle que jadis tout le monde suivait, que j’avais tant de peine à rattraper filant sur sa bicyclette, et que le liftier même ne pouvait me ramener, ne me laissant guère d’espoir qu’elle vînt et que j’attendais pourtant toute la nuit.

Albertine n’avait-elle pas été devant l’Hôtel comme une grande actrice de la plage en feu, excitant les jalousies quand elle s’avançait dans ce théâtre de nature, ne parlant à personne, bousculant les habitués, dominant ses amies, et cette actrice si convoitée n’était-ce pas elle qui, retirée par moi de la scène, enfermée chez moi, était à l’abri des désirs de tous, qui désormais pouvait la chercher vainement tantôt dans ma chambre, tantôt dans la sienne, où elle s’occupait à quelque travail de dessin et de ciselure.

Sans doute dans les premiers jours de Balbec, Albertine semblait dans un plan parallèle à celui où je vivais, mais qui s’en était rapproché (quand j’avais été chez Elstir), puis l’avait rejoint, au fur et à mesure de mes relations avec elle, à Balbec, à Paris, puis à Balbec encore. D’ailleurs, entre les deux tableaux de Balbec, au premier séjour et au second, composés des mêmes villas d’où sortaient les mêmes jeunes filles devant la même mer, quelle différence ! Dans les amies d’Albertine du second séjour si bien connues de moi, aux qualités et aux défauts si nettement gravés dans leur visage, pouvais-je retrouver ces fraiches et mystérieuses inconnues qui jadis ne pouvaient, sans que battît mon cœur, faire crier sur le sable la porte de leur chalet et en froisser au passage les tamaris frémissants. Leurs grands yeux s’étaient résorbés depuis, sans doute parce qu’elles avaient cessé d’être des enfants, mais aussi parce que ces ravissantes inconnues, ravissantes actrices de la romanesque première année et sur lesquelles je ne cessais de quêter des renseignements, n’avaient plus pour moi de mystère. Elles étaient devenues obéissantes à mes caprices, de simples jeunes filles en fleurs, desquelles je n’étais pas médiocrement fier d’avoir cueilli, dérobé à tous, la plus belle rose.

Entre les deux décors si différents l’un de l’autre, de Balbec, il y avait l’intervalle de plusieurs années à Paris, sur le long parcours desquelles se plaçaient tant de visites d’Albertine. Je la voyais aux différentes années de ma vie occupant par rapport à moi des positions différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces interférés, ce long temps révolu, où j’étais resté sans la voir, et sur la diaphane profondeur desquels la rose personne que j’avais devant moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il était dû d’ailleurs à la superposition non seulement des images successives qu’Albertine avait été pour moi, mais encore des grandes qualités d’intelligence et de cœur, des défauts de caractère, les uns et les autres insoupçonnés de moi qu’Albertine, en une germination, une multiplication d’elle-même, une efflorescence charnue aux sombres couleurs, avait ajoutés à une nature jadis à peu près nulle, maintenant difficile à approfondir. Car les êtres, même ceux auxquels nous avons tant rêvé qu’ils ne nous semblaient qu’une image, une figure de Benozzo Gozzoli se détachant sur un fond verdâtre et dont nous étions disposés à croire que les seules variations tenaient, au point où nous étions placés pour les regarder, à la distance qui nous en éloignait, à l’éclairage. Ces êtres-là, tandis qu’ils changent par rapport à nous, changent aussi en eux-mêmes et il y avait eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la figure jadis si simplement profilée sur la mer. Au reste, ce n’était pas seulement la mer à la fin de la journée qui vivait pour moi en Albertine, mais parfois l’assoupissement de la mer sur la grève par les nuits de clair de lune.

Quelquefois en effet, quand je me levais pour aller chercher un livre dans le cabinet de mon père, mon amie m’ayant demandé la permission de s’étendre pendant ce temps-là, était si fatiguée par la longue randonnée du matin et de l’après-midi au grand air que[1], même si je n’étais resté qu’un instant hors de ma chambre, en y rentrant, je trouvais Albertine endormie et ne la réveillais pas.

Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d’un naturel qu’on n’aurait pu inventer, je lui trouvais l’air d’une longue tige en fleur qu’on aurait disposée là et c’était ainsi en effet : le pouvoir de rêver que je n’avais qu’en son absence, je le retrouvais à ces instants auprès d’elle, comme si en dormant elle était devenue une plante. Par là, son sommeil réalisait dans une certaine mesure, la possibilité de l’amour ; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais j’étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle dormait, je n’avais plus à parler, je savais que je n’étais plus regardé par elle, je n’avais plus besoin de vivre à la surface de moi-même.

En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui m’avaient déçu depuis le jour où j’avais fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange et qui cependant m’appartenait davantage. Son moi ne s’échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d’elle était au dehors, elle s’était réfugiée, enclose, résumée, dans son corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de la posséder tout entière que je n’avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m’était soumise, exhalait vers moi son léger souffle.

J’écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un zéphyr marin, féerique comme ce clair de lune qu’était son sommeil. Tant qu’il persistait, je pouvais rêver à elle, et pourtant la regarder, et quand ce sommeil devenait plus profond, la toucher, l’embrasser. Ce que j’éprouvais alors, c’était un amour devant quelque chose d’aussi pur, d’aussi immatériel dans sa sensibilité, d’aussi mystérieux que si j’avais été devant les créatures inanimées que sont les beautés de la nature. Et en effet, dès qu’elle dormait un peu profondément, elle cessait d’être seulement la plante qu’elle avait été, son sommeil au bord duquel je rêvais, avec une fraîche volupté dont je ne me fusse jamais lassé et que j’eusse pu goûter indéfiniment, c’était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à mes côtés quelque chose d’aussi calme, d’aussi sensuellement délicieux que ces nuits de pleine lune, dans la baie de Balbec devenue douce comme un lac, où des branches bougent à peine où, étendu sur le sable, l’on écouterait sans fin se briser le reflux.

En entrant dans la chambre, j’étais resté debout sur le seuil n’osant pas faire de bruit, et je n’en entendais pas d’autre que celui de son haleine venant expirer sur ses lèvres à intervalles intermittents et réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi et plus doux. Et au moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que c’était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son souffle aussi léger réduit à la plus simple expiration de l’air nécessaire. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, je m’avançais prudemment, je m’asseyais sur la chaise qui était à côté du lit, puis sur le lit même.

J’ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Albertine, mais jamais d’aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau avoir, en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturel qu’une actrice n’eût pu imiter, c’était un naturel au deuxième degré que m’offrait son sommeil. Sa chevelure descendue le long de son visage rose était posée à côté d’elle sur le lit et parfois une mèche isolée et droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires grêles et pâles qu’on aperçoit tout droits au fond des tableaux raphaélesques d’Elstir. Si les lèvres d’Albertine étaient closes, en revanche, de la façon dont j’étais placé, ses paupières paraissaient si peu jointes que j’aurais presque pu me demander si elle dormait vraiment. Tout de même ces paupières abaissées mettaient dans son visage cette continuité parfaite que les yeux n’interrompent pas. Il y a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté inaccoutumées pour peu qu’ils n’aient plus de regard.

Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Par instants, elle était parcourue d’une agitation légère et inexplicable comme les feuillages qu’une brise inattendue convulse pendant quelques instants. Elle touchait à sa chevelure puis, ne l’ayant pas fait comme elle le voulait, elle y portait la main encore par des mouvements si suivis, si volontaires, que j’étais convaincu qu’elle allait s’éveiller. Nullement, elle redevenait calme dans le sommeil qu’elle n’avait pas quitté. Elle restait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur sa poitrine en un abandon du bras si naïvement puéril que j’étais obligé, en la regardant, d’étouffer le sourire que par leur sérieux, leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants.

Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule, il me semblait en voir bien d’autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses paupières comme un doux nid d’alcyon. Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder non pas une, mais d’innombrables jeunes filles. Sa respiration peu à peu plus profonde maintenant soulevait régulièrement sa poitrine et par-dessus elle, ses mains croisées, ses perles, déplacées d’une manière différente par le même mouvement, comme ces barques, ces chaînes d’amarre que fait osciller le mouvement du flot. Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément, je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur, puis, sur toutes les parties de son corps, posais ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi, comme les perles, par la respiration d’Albertine ; moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier, je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine. Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n’avais besoin pour cela de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu’on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre une oscillation légère pareille au battement intermittent de l’aile qu’ont les oiseaux qui dorment en l’air. Je choisissais pour la regarder cette face de son visage qu’on ne voyait jamais et qui était si belle.

On comprend à la rigueur que les lettres que vous écrit quelqu’un soient à peu près semblables entre elles et dessinent une image assez différente de la personne qu’on connaît pour qu’elles constituent une deuxième personnalité. Mais combien il est plus étrange qu’une femme soit accolée, comme Rosita et Doodica à une autre femme dont la beauté différente fait induire un autre caractère et que pour voir l’une il faille se placer de profil, pour l’autre de face. Le bruit de sa respiration devenant plus fort pouvait donner l’illusion de l’essoufflement du plaisir et quand le mien était à son terme, je pouvais l’embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à ces moments-là que je venais de la posséder plus complètement, comme une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Je ne m’inquiétais pas des mots qu’elle laissait parfois échapper en dormant, leur signification m’échappait, et d’ailleurs quelque personne inconnue qu’ils eussent désignée, c’était sur ma main, sur ma joue, que sa main parfois animée d’un léger frisson se crispait un instant. Je goûtais son sommeil d’un amour désintéressé, apaisant, comme je restais des heures à écouter le déferlement du flot.

Peut-être faut-il que les êtres soient capables de vous faire beaucoup souffrir pour que dans les heures de rémission ils vous procurent ce même calme apaisant que la nature. Je n’avais pas à lui répondre comme quand nous causions, et même eussé-je pu me taire comme je faisais aussi, quand elle parlait, qu’en l’entendant parler je ne descendais pas tout de même aussi avant en elle. Continuant à entendre, à recueillir d’instant en instant, le murmure apaisant comme une imperceptible brise, de sa pure haleine, c’était toute une existence physiologique qui était devant moi, à moi, aussi longtemps que je restais jadis couché sur la plage, au clair de lune, je serais resté là à la regarder, à l’écouter.

Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que la tempête se faisait sentir jusque dans la baie et je me mettais comme elle à écouter le grondement de son souffle qui ronflait. Quelquefois quand elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjà presque, son kimono qu’elle jetait sur mon fauteuil. Pendant qu’elle dormait, je me disais que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieure de ce kimono où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eût suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais le sommeil d’Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je faisais un pas, pris d’une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie offert, floche et sans défense, dans ce fauteuil. Peut-être faisais-je ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir fatiguant. Et ainsi à pas de loup, me retournant sans cesse pour voir si Albertine ne s’éveillait pas, j’allais jusqu’au fauteuil. Là, je m’arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j’étais resté longtemps à regarder Albertine. Mais — et peut-être j’ai eu tort — jamais je n’ai touché au kimono, mis ma main dans la poche, regardé les lettres. À la fin voyant que je ne me déciderais pas, je repartais, à pas de loup, revenais près du lit d’Albertine et me remettais à la regarder dormir, elle qui ne me dirait rien alors que je voyais sur un bras du fauteuil ce kimono qui peut-être m’eût dit bien des choses. Et de même que les gens louent cent francs par jour une chambre à l’Hôtel de Balbec pour respirer l’air de la mer, je trouvais tout naturel de dépenser plus que cela pour elle, puisque j’avais son souffle près de ma joue, dans sa bouche que j’entrouvrais sur la mienne, où contre ma langue passait sa vie.

Mais ce plaisir de la voir dormir et qui était aussi doux que la sentir vivre, un autre y mettait fin et qui était celui de la voir s’éveiller. Il était à un degré plus profond et plus mystérieux, le plaisir même qu’elle habitât chez moi. Sans doute il m’était doux l’après-midi, quand elle descendait de voiture, que ce fût dans mon appartement qu’elle rentrât. Il me l’était plus encore que, quand du fond du sommeil, elle remontait les derniers degrés de l’escalier des songes, ce fût dans ma chambre qu’elle renaquît à la conscience et à la vie, qu’elle se demandât un instant « Où suis-je » et voyant les objets dont elle était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait à peine cligner des yeux, pût se répondre qu’elle était chez elle en constatant qu’elle s’éveillait chez moi. Dans ce premier moment délicieux d’incertitude il me semblait que je prenais à nouveau plus complètement possession d’elle, puisque au lieu que après être sortie elle entrât dans sa chambre, c’était ma chambre dès qu’elle serait reconnue par Albertine qui allait l’enserrer, la contenir sans que les yeux de mon amie manifestassent aucun trouble, restant aussi calmes que si elle n’avait pas dormi.

L’hésitation du réveil révélée par son silence, ne l’était pas par son regard. Dès qu’elle retrouvait la parole elle disait : « Mon » ou « Mon chéri » suivis l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui en donnant au narrateur le même nom qu’à l’auteur de ce livre eût fait : « Mon Marcel », « Mon chéri Marcel ». Je ne permettais plus dès lors qu’en famille nos parents en m’appelant aussi chéri ôtassent leur prix d’être unique aux mots délicieux que me disait Albertine. Tout en me les disant elle faisait une petite moue qu’elle changeait d’elle-même en baiser. Aussi vite qu’elle s’était tout à l’heure endormie, aussi vite elle s’était réveillée[2].

Pas plus que mon déplacement dans le temps, pas plus que le fait de regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui l’éclaire autrement que le soleil quand debout elle s’avançait le long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome d’Albertine, n’étaient la cause importante, la différence qu’il y avait entre la façon de la voir maintenant, et ma façon de la voir au début à Balbec. Des années plus nombreuses auraient pu séparer les deux images sans amener un changement aussi complet ; il s’était produit essentiel et soudain quand j’avais appris que mon amie avait été presque élevée par l’amie de Mlle Vinteuil. Si jadis je m’étais exalté en croyant voir du mystère dans les yeux d’Albertine, maintenant je n’étais heureux que dans les moments où de ces yeux, de ces joues mêmes, réfléchissantes comme des yeux, tantôt si douces mais vite bourrues, je parvenais à expulser tout mystère.

L’image que je cherchais, où je me reposais, contre laquelle j’aurais voulu mourir, ce n’était plus d’Albertine ayant une vie inconnue, c’était une Albertine aussi connue de moi qu’il était possible (et c’est pour cela que cet amour ne pouvait être durable à moins de rester malheureux, car par définition il ne contentait pas le besoin de mystère) — c’était une Albertine ne reflétant pas un monde lointain, mais ne désirant rien d’autre — il y avait des instants où en effet cela semblait ainsi — qu’être avec moi, toute pareille à moi, une Albertine image de ce qui précisément était mien et non de l’inconnu. Quand c’est ainsi d’une heure angoissée relative à un être, quand c’est de l’incertitude si on pourra le retenir ou s’il s’échappera, qu’est né un amour, cet amour porte la marque de cette révolution qui l’a créé, il rappelle bien peu ce que nous avions vu jusque-là quand nous pensions à ce même être. Et mes premières impressions devant Albertine, au bord des flots, pouvaient pour une petite part subsister dans mon amour pour elle : en réalité, ces impressions antérieures ne tiennent qu’une petite place dans un amour de ce genre, dans sa force, dans sa souffrance, dans son besoin de douceur et son refuge vers un souvenir paisible, apaisant, où l’on voudrait se tenir et ne plus rien apprendre de celle qu’on aime, même s’il y avait quelque chose d’odieux à savoir — bien plus même à ne consulter que ces impressions antérieures, un tel amour est fait de bien autre chose ! Quelquefois j’éteignais la lumière avant qu’elle entrât. C’était dans l’obscurité, à peine guidée par la lumière d’un tison, qu’elle se couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules la reconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souvent avaient peur de la trouver changée. De sorte qu’à la faveur de cet amour aveugle, elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse que d’habitude.

L’ami congédié, je me déshabillais, je me couchais et, Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions notre partie ou notre conversation interrompue de baisers, et dans le désir qui seul nous fait trouver de l’intérêt dans l’existence et le caractère d’une personne, nous restons si fidèles à notre nature, si en revanche nous abandonnons successivement les différents êtres aimés tour à tour par nous, qu’une fois m’apercevant dans la glace au moment où j’embrassais Albertine en l’appelant ma petite fille, l’expression triste et passionnée de mon propre visage, pareil à ce qu’il eût été autrefois auprès de Gilberte dont je ne me souvenais plus, à ce qu’il serait peut-être un jour auprès d’une autre si jamais je devais oublier Albertine, me fit penser qu’au-dessus des considérations de personne (l’instinct voulant que nous considérions l’actuelle comme seule véritable) je remplissais les devoirs d’une dévotion ardente et douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté de la femme. Et pourtant à ce désir honorant d’un « ex-voto » la jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec, se mêlait dans le besoin que j’avais de garder ainsi tous les soirs Albertine auprès de moi, quelque chose qui avait été étranger jusqu’ici à ma vie au moins amoureuse, s’il n’était pas entièrement nouveau dans ma vie.

C’était un pouvoir d’apaisement tel que je n’en avais pas éprouvé de pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur mon lit venait m’apporter le repos dans un baiser. Certes, j’eusse été bien étonné dans ce temps-là si l’on m’avait dit que je n’étais pas entièrement bon et surtout que je chercherais jamais à priver quelqu’un d’un plaisir. Je me connaissais sans doute bien mal alors, car mon plaisir d’avoir Albertine à demeure chez moi était beaucoup moins un plaisir positif que celui d’avoir retiré du monde où chacun pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleur qui si, du moins, elle ne me donnait pas de grande joie, en privait les autres. L’ambition, la gloire m’eussent laissé indifférent. Encore plus étais-je incapable d’éprouver la haine. Et cependant chez moi aimer charnellement c’était tout de même pour moi jouir d’un triomphe sur tant de concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c’était un apaisement plus que tout.

J’avais beau, avant qu’Albertine fût rentrée, avoir douté d’elle, l’avoir imaginée dans la chambre de Montjouvain, une fois qu’en peignoir elle s’était assise en face de mon fauteuil ou si, comme c’était le plus fréquent, j’étais resté couché au pied de mon lit, je déposais mes doutes en elle, je les lui remettais pour qu’elle m’en déchargeât, dans l’abdication d’un croyant qui fait sa prière. Toute la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon lit, jouer avec moi comme une grosse chatte ; son petit nez rose qu’elle diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la finesse de certaines personnes un peu grosses, avait pu lui donner une mine mutine et enflammée, elle avait pu laisser tomber une mèche de ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée et fermant à demi les yeux, décroisant les bras, avoir eu l’air de me dire : « Fais de moi ce que tu veux », quand, au moment de me quitter, elle s’approchait pour me dire bonsoir, c’était leur douceur devenue quasi familiale que je baisais des deux côtés de son cou puissant qu’alors je ne trouvais jamais assez brun ni assez gros grains, comme si ces solides qualités eussent été en rapport avec quelque bonté loyale chez Albertine.

« — Viendrez-vous avec nous demain, grand méchant ? » me demandait-elle avant de me quitter.

« — Où irez-vous ? »

« — Cela dépendra du temps et de vous. Avez-vous seulement écrit quelque chose tantôt, mon petit chéri ? Non ? Alors, c’était bien la peine de ne pas venir vous promener. Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez reconnu mon pas, vous avez deviné que c’était moi ? »

« — Naturellement. Est-ce qu’on pourrait se tromper, est-ce qu’on ne reconnaîtrait pas entre mille les pas de sa petite bécasse. Qu’elle me permette de la déchausser avant qu’elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir. Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de dentelles. »

C’était le tour d’Albertine de me dire bonsoir en m’embrassant de chaque côté du cou, sa chevelure me caressait comme une aile aux plumes aiguës et douces. Si incomparables l’un à l’autre que fussent ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans ma bouche en me faisant le don de sa langue comme un don du Saint-Esprit, me remettait un viatique, me laissait une provision de calme presque aussi doux que ma mère imposant le soir à Combray ses lèvres sur mon front.

Telle était ma réponse : au milieu des expressions charnelles, on en reconnaîtra d’autres qui étaient propres à ma mère et à ma grand’mère, car peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon père qui — de toute autre façon que moi sans doute, car si les choses se répètent, c’est avec de grandes variations — s’intéressait si fort au temps qu’il faisait, et pas seulement à mon père, mais de plus en plus à ma tante Léonie. Sans cela, Albertine n’eût pu être pour moi qu’une raison de sortir pour ne pas la laisser seule, sans mon contrôle. Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui j’aurais bien juré que je n’avais pas un seul point commun, moi si passionné de plaisir, tout différent en apparence de cette maniaque qui n’en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence littéraire alors qu’elle avait été la seule personne de la famille qui n’eût pu encore comprendre que lire c’était autre chose que de passer son temps et « s’amuser », ce qui rendait, même au temps pascal, la lecture permise, le dimanche où toute occupation sérieuse est défendue, afin qu’il soit uniquement sanctifié par la prière. Or, bien que chaque jour j’en trouvasse la cause dans un malaise particulier qui me faisait si souvent rester couché, un être (non pas Albertine, non pas un être que j’aimais) mais un être plus puissant sur moi qu’un être aimé, s’était transmigré en moi, despotique au point de faire taire parfois mes soupçons jaloux ou du moins d’aller vérifier s’ils étaient fondés ou non, c’était ma tante Léonie. C’était assez que je ressemblasse avec exagération à mon père jusqu’à ne pas me contenter de consulter comme lui le baromètre, mais à devenir moi-même un baromètre vivant, c’était assez que je me laissasse commander par ma tante Léonie pour rester à observer le temps, mais de ma chambre ou de mon lit. Voici de même que je parlais maintenant à Albertine, tantôt comme l’enfant que j’avais été à Combray parlant à ma mère, tantôt comme ma grand’mère me parlait.

Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création originale. Tel tout mon passé depuis mes années les plus anciennes, et par delà celles-ci le passé de mes parents mêlait à mon impur amour pour Albertine la douceur d’une tendresse à la fois filiale et maternelle. Nous devons recevoir dès une certaine heure tous nos parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous.

Avant qu’Albertine n’eût obéi et eût enlevé ses souliers, j’entr’ouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient si ronds qu’ils avaient moins l’air de faire partie intégrale de son corps que d’y avoir mûri comme deux fruits ; et son ventre (dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, comme l’horizon, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses souliers, se couchait près de moi.

Ô grandes attitudes de l’Homme et de la Femme où cherchent à se joindre, dans l’innocence des premiers jours et avec l’humilité de l’argile, ce que la création a séparé, où Ève est étonnée et soumise devant l’Homme au côté de qui elle s’éveille comme lui-même, encore seul, devant Dieu qui l’a formé. Albertine nouait ses bras derrière ses cheveux noirs, la hanche renflée, la jambe tombante en une inflexion de col de cygne qui s’allonge et se recourbe pour revenir sur lui-même. Il n’y avait que quand elle était tout à fait sur le côté qu’on voyait un certain aspect de sa figure (si bonne et si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l’âpreté au gain, la fourberie d’une espionne dont la présence chez moi m’eût fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt je prenais la figure d’Albertine dans mes mains et je la replaçais de face.

« — Soyez gentil, promettez-moi que si vous ne venez pas demain, vous travaillerez », disait mon amie en remettant sa chemise.

« — Oui, mais ne mettez pas encore votre peignoir. »

Quelquefois je finissais par m’endormir à côté d’elle. La chambre s’était refroidie, il fallait du bois. J’essayais de trouver la sonnette dans mon dos, je n’y arrivais pas, tâtant tous les barreaux de cuivre qui n’étaient pas ceux entre lesquels elle pendait et à Albertine qui avait sauté du lit pour que Françoise ne nous vît pas l’un à côté de l’autre, je disais :

« — Non, remontez une seconde, je ne peux pas trouver la sonnette. »

Instants doux, gais, innocents en apparence et où s’accumule pourtant la possibilité du désastre. Ce qui fait de la vie amoureuse celle où la pluie imprévisible de soufre et de poix tombe après les moments les plus riants et où ensuite, sans avoir le courage de tirer la leçon du malheur, nous rebâtissons immédiatement sur les flancs du cratère d’où ne pourra sortir que la catastrophe. J’avais l’insouciance de ceux qui croient leur bonheur durable.

C’est justement parce que cette douceur a été nécessaire pour enfanter la douleur — et reviendra du reste la calmer par intermittences — que les hommes peuvent être sincères avec autrui, et même avec eux-mêmes, quand ils se glorifient de la bonté d’une femme envers eux. Quoique à tout prendre au sein de leur liaison circule constamment d’une façon secrète, inavouée aux autres, ou révélée involontairement par des questions, des enquêtes, une inquiétude douloureuse. Mais, comme celle-ci n’aurait pu naître sans la douceur préalable, que même ensuite la douceur intermittente est nécessaire pour rendre la souffrance supportable et éviter les ruptures, la dissimulation de l’enfer secret qu’est la vie commune avec cette femme, jusqu’à l’ostentation d’une intimité qu’on prétend douce, exprime un point de vue vrai, un lien général de l’effet à la cause, un des modes selon lesquels la production de la douleur est rendue possible.

Je ne m’étonnais plus qu’Albertinc fût là et dût ne sortir le lendemain qu’avec moi ou sous la protection d’Andrée. Ces habitudes de vie en commun, ces grandes lignes qui délimitaient mon existence et à l’intérieur desquelles ne pouvait pénétrer personne excepté Albertine, aussi (dans le plan futur encore inconnu de moi, de ma vie ultérieure, comme celui qui est tracé par un architecte pour des monuments qui ne s’élèveront que bien plus tard), les lignes lointaines, parallèles à celles-ci et plus vastes, par lesquelles s’esquissait en moi, comme un ermitage isolé, la formule un peu rigide et monotone de mes amours futures, avaient été en réalité tracées cette nuit à Balbec où, après qu’Albertine m’avait révélé, dans le petit tram, qui l’avait élevée, j’avais voulu à tout prix la soustraire à certaines influences et l’empêcher d’être hors de ma présence pendant quelques jours. Les jours avaient succédé aux jours, ces habitudes étaient devenues machinales, mais comme ces rites dont l’Histoire essaye de retrouver la signification, j’aurais pu dire (et je ne l’aurais pas voulu) à qui m’eût demandé ce que signifiait cette vie de retraite où je me séquestrais jusqu’à ne plus aller au théâtre, qu’elle avait pour origine l’anxiété d’un soir et le besoin de me prouver à moi-même les jours qui la suivraient que celle dont j’avais appris la fâcheuse enfance, n’aurait pas la possibilité, si elle l’avait voulu, de s’exposer aux mêmes tentations. Je ne songeais plus qu’assez rarement à ces possibilités, mais elles devaient pourtant rester vaguement présentes à ma conscience. Le fait de les détruire — ou d’y tâcher — jour par jour, était sans doute la cause pourquoi il m’était doux d’embrasser ces joues qui n’étaient pas plus belles que bien d’autres ; sous toute douceur charnelle un peu profonde, il y a la permanence d’un danger.

J’avais promis à Albertine que si je ne sortais pas, je me mettrais au travail, mais le lendemain, comme si, profitant de nos sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé, je m’éveillais par un temps différent sous un autre climat. On ne travaille pas au moment où on débarque dans un pays nouveau aux conditions duquel il faut s’adapter. Or, chaque jour était pour moi un pays différent. Ma paresse elle-même, sous les formes nouvelles qu’elle revêtait, comment l’eussé-je reconnue ?

Tantôt par des jours irrémédiablement mauvais, disait-on, rien que la résidence dans la maison, située au milieu d’une pluie égale et continue, avait la glissante douceur, le silence calmant, l’intérêt d’une navigation ; une autre fois, par un jour clair, en restant immobile dans mon lit, c’était laisser tourner les ombres autour de moi comme d’un tronc d’arbre.

D’autres fois encore, aux premières cloches d’un couvent voisin, rares comme les dévotes matinales, blanchissant à peine le ciel sombre de leurs giboulées incertaines que fondait et dispersait le vent tiède, j’avais discerné une de ces journées tempêtueuses, désordonnées et douces, où des toits mouillés d’une ondée intermittente que sèche un souffle ou un rayon laissent glisser en roucoulant une goutte de pluie et, en attendant que le vent recommence à tourner, lissent au soleil momentané qui les irise, leurs ardoises gorge-de-pigeons ; une de ces journées remplies par tant de changements de temps, d’incidents aériens, d’orages, que le paresseux ne croit pas les avoir perdues, parce qu’il s’est intéressé à l’activité qu’à défaut de lui, l’atmosphère agissant en quelque sorte à sa place, a déployée ; journées pareilles à ces temps d’émeute ou de guerre qui ne semblent pas vides à l’écolier délaissant sa classe parce que, aux alentours du Palais de Justice ou en lisant les journaux, il a l’illusion de trouver dans les événements qui se sont produits, à défaut de la besogne qu’il n’a pas accomplie, un profit pour son intelligence et une excuse pour son oisiveté, journées auxquelles on peut comparer celles où se passe dans notre vie quelque crise exceptionnelle et de laquelle celui qui n’a jamais rien fait croit qu’il va tirer, si elle se dénoue heureusement, des habitudes laborieuses ; par exemple, c’est le matin où il sort pour un duel qui va se dérouler dans des conditions particulièrement dangereuses ; alors, lui apparaît tout d’un coup, au moment où elle va peut-être lui être enlevée, le prix d’une vie de laquelle il aurait pu profiter pour commencer une œuvre, ou seulement goûter des plaisirs, et dont il n’a su jouir en rien. « Si je pouvais ne pas être tué, se dit-il, comme je me mettrais au travail à la minute même et aussi comme je m’amuserais. »

La vie a pris en effet, soudain à ses yeux, une valeur plus grande parce qu’il met dans la vie tout ce qu’il semble qu’elle peut donner, et non pas le peu qu’il lui fait donner habituellement. Il la voit selon son désir, non telle que son expérience lui a appris qu’il savait la rendre, c’est-à-dire si médiocre ! Elle s’est, à l’instant, remplie des labeurs, des voyages, des courses de montagnes, de toutes les belles choses qu’il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendre impossibles, alors qu’elles l’étaient avant qu’il fût question de duel, à cause des mauvaises habitudes qui, même sans duel, auraient continué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé, mais il retrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, aux voyages, à tout ce dont il avait craint un instant d’être à jamais dépouillé par la mort ; il suffit pour cela de la vie. Quant au travail — les circonstances exceptionnelles ayant pour effet d’exalter ce qui existait préalablement dans l’homme, chez le laborieux le labeur et chez l’oisif la paresse, — il se donne congé. Je faisais comme lui et comme j’avais toujours fait depuis ma vieille résolution de me mettre à écrire, que j’avais prise jadis, mais qui me semblait dater d’hier, parce que j’avais considéré chaque jour l’un après l’autre comme non avenu. J’en usais de même pour celui-ci, laissant passer sans rien faire ses averses et ses éclaircies et me promettant de travailler le lendemain. Mais je n’y étais plus le même ; sous un ciel sans nuages, le son doré des cloches ne contenait pas seulement, comme le miel, de la lumière, mais la sensation de la lumière (et aussi la saveur fade des confitures parce qu’à Combray, il s’était souvent attardé comme une guêpe sur notre table desservie). Par ce jour de soleil éclatant, rester tout le jour les yeux clos, c’était chose permise, usitée, salubre, plaisante, saisonnière, comme tenir ses persiennes fermées contre la chaleur.

C’était par de tels temps qu’au début de mon second séjour à Balbec, j’entendais les violons de l’orchestre entre les coulées bleuâtres de la marée montante. Combien je possédais plus Albertine aujourd’hui. Il y avait des jours où le bruit d’une cloche qui sonnait l’heure, portait sur la sphère de sa sonorité une plaque si fraîche, si puissamment étalée de mouillé ou de lumière, que c’était comme une traduction pour aveugles, ou si l’on veut, comme une traduction musicale du charme de la pluie ou du charme du soleil. Si bien qu’à ce moment-là, les yeux fermés, dans mon lit, je me disais que tout peut se transposer et qu’un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l’autre. Remontant paresseusement de jour en jour, comme sur une barque et voyant apparaître devant moi toujours de nouveaux souvenirs enchantés, que je ne choisissais pas, qui, l’instant d’avant, m’étaient invisibles et que ma mémoire me présentait l’un après l’autre, sans que je puisse les choisir, je poursuivais paresseusement, sur ces espaces unis, ma promenade au soleil.

Ces concerts matinaux de Balbec n’étaient pas anciens. Et pourtant, à ce moment relativement rapproché, je me souciais peu d’Albertine. Même les tout premiers jours de l’arrivée, je n’avais pas connu sa présence à Balbec. Par qui donc l’avais-je apprise ? Ah ! oui, par Aimé. Il faisait un beau soleil comme celui-ci. Il était content de me revoir. Mais il n’aime pas Albertine. Tout le monde ne peut pas l’aimer. Oui, c’est lui qui m’a annoncé qu’elle était à Balbec. Comment le savait-il donc ? Ah ! il l’avait rencontrée, il lui avait trouvé mauvais genre. À ce moment, abordant le récit d’Aimé par une autre face que celle où il me l’avait fait, ma pensée, qui jusqu’ici avait navigué en souriant sur ces eaux bienheureuses, éclatait soudain, comme si elle eût heurté une mine invisible et dangereuse, insidieusement posée à ce point de sa mémoire. Il m’avait dit qu’il l’avait rencontrée, qu’il lui avait trouvé mauvais genre. Qu’avait-il voulu dire par mauvais genre ? J’avais compris genre vulgaire, parce que, pour le contredire d’avance, j’avais déclaré qu’elle avait de la distinction. Mais non, peut-être avait-il voulu dire genre Gomorrhéen. Elle était avec une amie, peut-être qu’elles se tenaient par la taille, qu’elles regardaient d’autres femmes, qu’elles avaient en effet un « genre » que je n’avais jamais vu à Albertine en ma présence. Qui était l’amie, où Aimé l’avait-il rencontrée, cette odieuse Albertine ?

Je tâchais de me rappeler exactement ce qu’Aimé m’avait dit pour voir si cela pouvait se rapporter à ce que j’imaginais, ou s’il avait voulu parler seulement de manières communes. Mais j’avais beau me le demander, la personne qui se posait la question et la personne qui pouvait offrir le souvenir n’étaient, hélas, qu’une seule et même personne, moi, qui se dédoublait momentanément, mais sans rien s’ajouter. J’avais bien questionné, c’était moi qui répondais, je n’apprenais rien de plus. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil. Né d’un soupçon nouveau, l’accès de jalousie dont je souffrais était nouveau aussi, ou plutôt il n’était que le prolongement, l’extension de ce soupçon, il avait le même théâtre, qui n’était plus Montjouvain, mais la route où Aimé avait rencontré Albertine, pour objet, les quelques amies dont l’une ou l’autre pouvait être celle qui était avec Albertine ce jour-là. C’était peut-être une certaine Élisabeth, ou bien peut-être ces deux jeunes filles qu’Albertine avait regardées dans la glace, au Casino, quand elle n’avait pas l’air de les voir. Elle avait sans doute des relations avec elles et d’ailleurs aussi avec Esther, la cousine de Bloch. De telles relations, si elles m’avaient été révélées par un tiers, eussent suffi pour me tuer à demi, mais comme c’était moi qui les imaginais, j’avais soin d’y ajouter assez d’incertitude pour amortir la douleur.

On arrive, sous la forme de soupçons, à absorber journellement à doses énormes, cette même idée qu’on est trompé, de laquelle une quantité très faible pourrait être mortelle, inoculée par la piqûre d’une parole déchirante. C’était sans doute pour cela, et par un dérivé de l’instinct de conservation, que le même jaloux n’hésite pas à former des soupçons atroces à propos de faits innocents, à condition, devant la première preuve qu’on lui apporte, de se refuser à l’évidence. D’ailleurs, l’amour est un mal inguérissable comme ces diathèses où le rhumatisme ne laisse quelque répit que pour faire place à des migraines épileptiformes. Le soupçon jaloux était-il calmé, j’en voulais à Albertine de n’avoir pas été tendre, peut-être de s’être moquée de moi avec Andrée. Je pensais avec effroi à l’idée qu’elle avait dû se faire si Andrée lui avait répété toutes nos conversations, l’avenir m’apparaissait atroce. Ces tristesses ne me quittaient que si un nouveau soupçon jaloux me jetait dans d’autres recherches ou si, au contraire, les manifestations de tendresse d’Albertine me rendaient mon bonheur insignifiant. Quelle pouvait être cette jeune fille ? il faudrait que j’écrive à Aimé, que je tâche de le voir, et ensuite je contrôlerais ses dires en causant avec Albertine, en la confessant. En attendant, croyant bien que ce devait être la cousine de Bloch, je demandai à celui-ci, qui ne comprit nullement dans quel but, de me montrer seulement une photographie d’elle ou, bien plus, de me faire au besoin rencontrer avec elle.

Combien de personnes, de villes, de chemins, la jalousie nous rend ainsi avides de connaître ? Elle est une soif de savoir grâce à laquelle, sur des points isolés les uns des autres, nous finissons par avoir successivement toutes les notions possibles sauf celles que nous voudrions. On ne sait jamais si un soupçon ne naîtra pas car, tout à coup, on se rappelle une phrase qui n’était pas claire, un alibi qui n’avait pas été donné sans intention. Pourtant, on n’a pas revu la personne, mais il y a une jalousie après coup, qui ne naît qu’après l’avoir quittée, une jalousie de l’escalier. Peut-être l’habitude que j’avais prise de garder au fond de moi certains désirs, désir d’une jeune fille du monde comme celles que je voyais passer de ma fenêtre suivies de leur institutrice, et plus particulièrement de celle dont m’avait parlé Saint-Loup, qui allait dans les maisons de passe, désir de belles femmes de chambre et particulièrement de celle de Mme Putbus, désir d’aller à la campagne au début du printemps, revoir des aubépines, des pommiers en fleur, des tempêtes, désir de Venise, désir de me mettre au travail, désir de mener la vie de tout le monde, peut-être l’habitude de conserver en moi sans assouvissement tous ces désirs, en me contentant de la promesse faite à moi-même, de ne pas oublier de les satisfaire un jour, peut-être cette habitude vieille de tant d’années de l’ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus flétrissait sous le nom de procrastination, était-elle devenue si générale en moi qu’elle s’emparait aussi de mes soupçons jaloux et, tout en me faisant prendre mentalement note que je ne manquerais pas un jour d’avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille, peut-être des jeunes filles, (cette partie du récit était confuse, effacée, autant dire infranchissable dans ma mémoire) avec laquelle ou lesquelles Aimé l’avait rencontrée, me faisait retarder cette explication. En tout cas, je n’en parlerais pas ce soir à mon amie pour ne pas risquer de lui paraître jaloux et de la fâcher.

Pourtant, quand le lendemain Bloch m’eut envoyé la photographie de sa cousine Esther, je m’empressai de la faire parvenir à Aimé. Et à la même minute, je me souvins qu’Albertine m’avait refusé le matin un plaisir qui aurait pu la fatiguer en effet. Était-ce donc pour le réserver à quelque autre ? Cette après-midi peut-être. À qui ? C’est ainsi qu’est interminable la jalousie, car même si l’être aimé, étant mort par exemple, ne peut plus vous la provoquer par ses actes, il arrive que des souvenirs postérieurs à tout événement se comportent tout à coup dans notre mémoire comme des événements, eux aussi souvenirs que nous n’avions pas éclairés jusque-là, qui nous avaient paru insignifiants et auxquels il suffit de notre propre réflexion sur eux, sans aucun fait extérieur, pour donner un sens nouveau et terrible. On n’a pas besoin d’être deux, il suffit d’être seul dans sa chambre à penser, pour que de nouvelles trahisons de votre maîtresse se produisent, fût-elle morte. Aussi il ne faut pas ne redouter dans l’amour, comme dans la vie habituelle, que l’avenir, mais même le passé qui ne se réalise pour nous souvent qu’après l’avenir, et nous ne parlons pas seulement du passé que nous apprenons après coup, mais de celui que nous avons conservé depuis longtemps en nous et que tout à coup nous apprenons à lire.

N’importe, j’étais bien heureux, l’après-midi finissant, que ne tardât pas l’heure où j’allais pouvoir demander à la présence d’Albertine l’apaisement dont j’avais besoin. Malheureusement, la soirée qui vint fut une de celles où cet apaisement ne m’était pas apporté, où le baiser qu’Albertine me donnerait en me quittant, bien différent du baiser habituel, ne me calmerait pas plus qu’autrefois celui de ma mère les jours où elle était fâchée et où je n’osais pas la rappeler, mais où je sentais que je ne pourrais pas m’endormir. Ces soirées-là c’était maintenant celles où Albertine avait formé pour le lendemain quelque projet qu’elle ne voulait pas que je connusse. Si elle me l’avait confié, j’aurais mis à assurer sa réalisation une ardeur que personne autant qu’Albertine n’eût pu m’inspirer. Mais elle ne me disait rien et n’avait d’ailleurs besoin de ne rien dire ; dès qu’elle était rentrée, sur la porte même de ma chambre, comme elle avait encore son chapeau ou sa toque sur la tête, j’avais déjà vu le désir inconnu, rétif, acharné, indomptable. Or, c’était souvent les soirs où j’avais attendu son retour avec les plus tendres pensées, où je comptais lui sauter au cou avec le plus de tendresse.

Hélas, ces mésententes comme j’en avais eu souvent avec mes parents que je trouvais froids ou irrités au moment où j’accourais près d’eux, débordant de tendresse, ne sont rien auprès de celles qui se produisent entre deux amants. La souffrance ici est bien moins superficielle, est bien plus difficile à supporter, elle a pour siège une couche plus profonde du cœur.

Ce soir-là, le projet qu’Albertine avait formé, elle fut pourtant obligée de m’en dire un mot ; je compris tout de suite qu’elle voulait aller le lendemain faire une visite à Mme Verdurin, une visite qui, en elle-même, ne m’eût en rien contrarié. Mais certainement, c’était pour y faire quelque rencontre, pour y préparer quelque plaisir. Sans cela elle n’eût pas tellement tenu à cette visite. Je veux dire, elle ne m’eût pas répété qu’elle n’y tenait pas. J’avais suivi dans mon existence une marche inverse de celle des peuples qui ne se servent de l’écriture phonétique qu’après avoir considéré les caractères que comme une suite de symboles ; moi qui pendant tant d’années n’avais cherché la vie et la pensée réelles des gens que dans l’énoncé direct qu’ils m’en fournissaient volontairement, par leur faute j’en étais arrivé à ne plus attacher, au contraire, d’importance qu’aux témoignages qui ne sont pas une expression rationnelle et analytique de la vérité ; les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu’à la condition d’être interprétées à la façon d’un afflux de sang à la figure d’une personne qui se trouble, à la façon encore d’un silence subit.

Tel adverbe (par exemple employé par M. de Cambremer, quand il croyait que j’étais « écrivain » et que n’ayant pas encore parlé, racontant une visite qu’il avait faite aux Verdurin, il s’était tourné vers moi en disant : « Il y avait justement de Borelli ») jailli dans une conflagration par le rapprochement involontaire, parfois périlleux, de deux idées que l’interlocuteur n’exprimait pas et duquel par telles méthodes d’analyse ou d’électrolyse appropriées, je pouvais les extraire, m’en disait plus qu’un discours. Albertine laissait parfois traîner dans ses propos tel ou tel de ces précieux amalgames que je me hâtais de « traiter » pour les transformer en idées claires. C’est du reste une des choses les plus terribles pour l’amoureux que si les faits particuliers — que seule l’expérience, l’espionnage, entre tant de réalisations possibles, feraient connaître — sont si difficiles à trouver, la vérité en revanche est si facile à percer ou seulement à pressentir. Souvent je l’avais vue à Balbec attacher sur des jeunes filles qui passaient un regard brusque et prolongé pareil à un attouchement et après lequel, si je les connaissais, elle me disait :

« — Si on les faisait venir ? J’aimerais leur dire des injures. »

Et depuis quelque temps, depuis qu’elle m’avait pénétré sans doute, aucune demande d’inviter personne, aucune parole, même pas un détournement des regards, devenus sans objet et silencieux, et aussi révélateurs avec la mine distraite et vacante dont ils étaient accompagnés, aussi révélateurs qu’autrefois leur aimantation. Or, il m’était impossible de lui faire des reproches ou de lui poser des questions, à propos de choses qu’elle eût déclarées si minimes, si insignifiantes, retenues par moi pour le plaisir de « chercher la petite bête ». Il est déjà difficile de dire « Pourquoi avez-vous regardé telle passante ? », mais bien plus « Pourquoi ne l’avez-vous pas regardée ? » Et pourtant je savais bien, ou du moins j’aurais su, si je n’avais pas voulu croire ces affirmations d’Albertine plutôt que tous les riens inclus dans un regard, prouvés par lui et par telle ou telle contradiction dans les paroles, contradiction dont je ne m’apercevais souvent que longtemps après l’avoir quittée, qui me faisait souffrir toute la nuit, dont je n’osais plus reparler, mais qui n’en honorait pas moins de temps en temps ma mémoire de ses visites périodiques.

Souvent pour ces simples regards furtifs ou détournés sur la plage de Balbec ou dans les rues de Paris, je pouvais me demander si la personne qui les provoquait n’était pas seulement un objet de désirs au moment où elle passait, mais une ancienne connaissance, ou bien une jeune fille dont on n’avait fait que lui parler et dont quand je l’apprenais j’étais stupéfait qu’on lui eût parlé, tant c’était en dehors des connaissances possibles au jugé d’Albertine. Mais la Gomorrhe moderne est un puzzle fait de morceaux qui viennent de là où on s’y attendait le moins. C’est ainsi que je vis une fois à Rivebelle un grand dîner dont je connaissais par hasard au moins de nom les dix invitées, aussi dissemblables que possible, parfaitement rejointes cependant, si bien que je ne vis jamais dîner si homogène bien que si composite.

Pour en revenir aux jeunes passantes, jamais Albertine ne regardait une dame âgée ou un vieillard avec tant de fixité, ou au contraire de réserve, et comme si elle ne voyait pas. Les maris trompés qui ne savent rien savent tout tout de même. Mais il faut un dossier plus matériellement documenté pour établir une scène de jalousie. D’ailleurs, si la jalousie nous aide à découvrir un certain penchant à mentir chez la femme que nous aimons, elle centuple ce penchant, quand la femme a découvert que nous sommes jaloux. Elle ment (dans des proportions où elle ne nous a jamais menti auparavant), soit qu’elle ait pitié, ou peur, ou se dérobe instinctivement par une fuite symétrique à nos investigations. Certes il y a des amours où dès le début une femme légère s’est posée comme une vertu aux yeux de l’homme qui l’aime. Mais combien d’autres comprennent deux périodes parfaitement contrastées. Dans la première la femme parle presque facilement, avec de simples atténuations, de son goût pour le plaisir, de la vie galante qu’il lui a fait mener, toutes choses qu’elle niera ensuite avec la dernière énergie au même homme, mais qu’elle a senti jaloux d’elle et l’épiant. Il en arrive à regretter le temps de ces premières confidences dont le souvenir le torture cependant. Si la femme lui en faisait encore de pareilles, elle lui fournirait presque elle-même le secret des fautes qu’il poursuit inutilement chaque jour. Et puis, quel abandon cela prouverait, quelle confiance, quelle amitié ! Si elle ne peut vivre sans le tromper, du moins le tromperait-elle en amie, en lui racontant ses plaisirs, en l’y associant. Et il regrette une telle vie que les débuts de leur amour semblaient esquisser, que sa suite a rendue impossible, faisant de cet amour quelque chose d’atrocement douloureux, qui rendra une séparation selon les cas, ou inévitable, ou impossible.

Parfois l’écriture où je déchiffrais les mensonges d’Albertine, sans être idéographique avait simplement besoin d’être lue à rebours ; c’est ainsi que ce soir elle m’avait lancé d’un air négligent ce message destiné à passer presque inaperçu : « Il serait possible que j’aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j’irai, je n’en ai guère envie. » Anagramme enfantin de cet aveu : « J’irai demain chez les Verdurin, c’est absolument certain, car j’y attache une extrême importance. » Cette hésitation apparente signifiait une volonté arrêtée et avait pour but de diminuer l’importance de la visite tout en me l’annonçant. Albertine employait toujours le ton dubitatif pour les résolutions irrévocables. La mienne ne l’était pas moins. Je m’arrangeai pour que la visite à Mme Verdurin n’eût pas lieu. La jalousie n’est souvent qu’un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de l’amour. J’avais sans doute hérité de mon père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres que j’aimais le plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité que je voulais leur montrer trompeuse quand je voyais qu’Albertine avait combiné à mon insu en se cachant de moi le plan d’une sortie que j’eusse fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable si elle m’en avait fait le confident. Je disais négligemment, pour la faire trembler, que je comptais sortir ce jour-là.

Je me mis à suggérer à Albertine d’autres buts de promenades qui eussent rendu la visite Verdurin impossible en des paroles empreintes d’une feinte indifférence sous laquelle je tâchai de déguiser mon énervement. Mais elle l’avait dépisté. Il rencontrait chez elle la force électrique d’une volonté contraire qui la repoussait vivement ; dans les yeux d’Albertine j’en voyais jaillir les étincelles

Elle allait ôter ses affaires et pour aviser au plus vite, je téléphonai à Andrée ; je me saisis du récepteur du téléphone, j’invoquai les divinités implacables, mais ne fis qu’exciter leur fureur qui se traduisit par ces mots : « Pas libre. » Andrée était en effet en train de causer avec quelqu’un. En attendant qu’elle eût achevé sa conversation, je me demandais comment, puisque tant de peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du xviiie siècle, où l’ingénieuse mise en scène est un prétexte aux expressions de l’attente, de la bouderie, de l’intérêt, de la rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher ou Fragonard ne peignit, au lieu de « la lettre », ou « du clavecin » etc., cette scène qui pourrait s’appeler : « Devant le téléphone », et où naîtrait spontanément sur les lèvres de l’écouteuse un sourire d’autant plus vrai qu’il sait n’être pas vu. Enfin, Andrée m’entendit : « Vous venez prendre Albertine demain ? » et en prononçant ce nom d’Albertine, je pensais à l’envie que m’avait inspirée Swann quand il m’avait dit le jour de la fête chez la Princesse de Guermantes : « Venez voir Odette », et que j’avais pensé à ce que malgré tout il y avait de fort dans un prénom qui, aux yeux de tout le monde et d’Odette elle-même, n’avait que dans la bouche de Swann ce sens absolument possessif.

Qu’une telle mainmise — résumée en un vocable — sur toute une existence m’avait paru chaque fois que j’étais amoureux, devoir être si douce ! Mais, en réalité, quand on peut le dire, ou bien cela est devenu indifférent, ou bien l’habitude n’a pas émoussé la tendresse, mais elle en a changé les douceurs en douleurs. Le mensonge est bien peu de chose, nous vivons au milieu de lui sans faire autre chose qu’en sourire, nous le pratiquons sans croire faire mal à personne, mais la jalousie en souffre et voit plus qu’il ne cache (souvent notre amie refuse de passer la soirée avec nous et va au théâtre tout simplement pour que nous ne voyions pas qu’elle a mauvaise mine). Combien, souvent, elle reste aveugle à ce que cache la vérité ! Mais, elle ne peut rien obtenir, car celles qui jurent de ne pas mentir refuseraient, sous le couteau, de confesser leur caractère. Je savais que moi seul pouvais dire de cette façon-là « Albertine » à Andrée. Et, pourtant, pour Albertine, pour Andrée, et pour moi-même, je sentais que je n’étais rien. Et Je comprenais l’impossibilité où se heurte l’amour.

Nous nous imaginons qu’il a pour objet un être qui peut être couché devant nous, enfermé dans un corps. Hélas ! il est l’extension de cet être à tous les points de l’espace et du temps que cet être a occupés et occupera. Si nous ne possédons pas son contact avec tel lieu, avec telle heure, nous ne le possédons pas. Or, nous ne pouvons toucher tous ces points. Si encore ils nous étaient désignés peut-être pourrions-nous nous étendre jusqu’à eux. Mais nous tâtonnons sans les trouver. De là la défiance, la jalousie, les persécutions. Nous perdons un temps précieux sur une piste absurde et nous passons sans le soupçonner à côté du vrai. Mais déjà une des divinités irascibles, aux servantes vertigineusement agiles, s’irritait non plus que je parlasse, mais que je ne dise rien. « Mais voyons, c’est libre, depuis le temps que vous êtes en communication ; je vais vous couper. » Mais elle n’en fit rien et tout en suscitant la présence d’Andrée, l’enveloppa, en grand poète qu’est toujours une demoiselle du téléphone, de l’atmosphère particulière à la demeure, au quartier, à la vie même de l’amie d’Albertine.

« — C’est vous ? », me dit Andrée dont la voix était projetée jusqu’à moi avec une vitesse instantanée par la déesse qui a le privilège de rendre les sons plus rapides que l’éclair.

« — Écoutez, répondis-je ; allez où vous voudrez, n’importe où, excepté chez Mme Verdurin. Il faut à tout prix en éloigner demain Albertine. »

« — C’est que justement elle doit y aller demain. »

« — Ah ! »

Mais j’étais obligé d’interrompre un instant et de faire des gestes menaçants car si Françoise continuait — comme si c’eût été quelque chose d’aussi désagréable que la vaccine ou d’aussi périlleux que l’aéroplane — à ne pas vouloir apprendre à téléphoner, ce qui nous eût déchargés des communications qu’elle pouvait connaître sans inconvénient, en revanche, elle entrait immédiatement chez moi dès que j’étais en train d’en faire d’assez secrètes pour que je tinsse particulièrement à les lui cacher. Quand elle fut sortie de la chambre non sans s’être attardée à emporter divers objets qui y étaient depuis la veille et eussent pu y rester sans gêner le moins du monde une heure de plus, et pour remettre dans le feu une bûche bien inutile par la chaleur brûlante que me donnait la présence de l’intruse et par la peur de me voir « couper » par la demoiselle :

« — Pardonnez-moi, dis-je à Andrée, j’ai été dérangé. C’est absolument sûr qu’elle doit aller demain chez les Verdurin. »

« — Absolument, mais je peux lui dire que cela vous ennuie. »

« — Non, au contraire, ce qui est possible, c’est que je vienne avec vous. »

« — Ah ! » fit Andrée d une voix fort ennuyée et comme effrayée de mon audace qui ne fit du reste que s’en affermir.

« — Alors, je vous quitte et pardon de vous avoir dérangée pour rien. »

« — Mais non, » dit Andrée (et comme maintenant l’usage du téléphone était devenu courant, autour de lui s’était développé l’enjolivement de phrases spéciales, comme jadis autour des « thés »), elle ajouta : — « Cela m’a fait grand plaisir d’entendre votre voix. »

J’aurais pu en dire autant et plus véridiquement qu’Andrée, car je venais d’être infiniment sensible à sa voix, n’ayant jamais remarqué jusque là qu’elle était si différente des autres. Alors, je me rappelai d’autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes ralenties par la précision d’une question et l’attention de l’esprit, d’autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce qu’elles racontent, je me rappelai une à une la voix de chacune des jeunes filles que j’avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de ma grand’mère, puis de Mme de Guermantes, je les trouvais toutes dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert doivent donner au paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux peintres, quand je voyais s’élever vers Dieu, par dizaines, par centaines, par milliers, l’harmonieuse et multisonore salutation de toutes les Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier en quelques mots propitiatoires Celle qui règne sur la vitesse des sons d’avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d’un pouvoir qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre, mais mes actions de grâces restèrent sans autre réponse que d’être coupées.

Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de satin noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d’elle la Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d’air, l’atmosphère des foules et peut-être l’habitude du vice, et dont les yeux semblaient plus inquiets parce que ne les égayait pas la rougeur des joues.

« — Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner, à Andrée. »

« — À Andrée ? » s’écria Albertine sur un ton bruyant, étonné, ému qu’une nouvelle aussi simple ne comportait pas. « J’espère qu’elle a pensé à vous dire que nous avions rencontré Mme Verdurin l’autre jour. »

« — Mme Verdurin ? je ne me rappelle pas », répondis-je en ayant l’air de penser à autre chose, à la fois pour sembler indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui m’avait dit où Albertine irait le lendemain. Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, et si demain elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais demandé de l’empêcher coûte que coûte d’aller chez les Verdurin, et si elle ne lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieurs fois des recommandations analogues. Elle m’avait affirmé ne les avoir jamais répétées, mais la valeur de cette affirmation était balancée dans mon esprit par l’impression que depuis quelque temps s’était retirée du visage d’Albertine la confiance qu’elle avait eue si longtemps en moi.

Ce qui est curieux c’est que, quelques jours avant cette dispute avec Albertine, j’en avais déjà eu une avec elle, mais en présence d’Andrée. Or Andrée, en donnant de bons conseils à Albertine, avait toujours l’air de lui en insinuer de mauvais. « Voyons, ne parle pas comme cela, tais-toi », disait-elle, comme comble de bonheur. Sa figure prenait la teinte sèche de framboise rose des intendantes dévotes qui font renvoyer un à un tous les domestiques. Pendant que j’adressais à Albertine des reproches que je n’aurais pas dû, elle avait l’air de sucer avec délices un sucre d’orge. Puis elle ne pouvait retenir un rire tendre. « Viens, Titine, avec moi. Tu sais que je suis ta petite sœurette chérie. » Je n’étais pas seulement exaspéré par ce déroulement doucereux, je me demandais si Andrée avait vraiment pour Albertine l’affection qu’elle prétendait. Albertine, qui connaissait Andrée plus à fond que je ne la connaissais, ayant toujours des haussements d’épaules quand je lui demandais si elle était bien sûre de l’affection d’Andrée, et m’ayant toujours répondu que personne ne l’aimait autant sur la terre, maintenant encore je suis persuadé que l’affection d’Andrée était vraie. Peut-être dans sa famille riche, mais provinciale, en trouverait-on l’équivalent dans quelques boutiques de la Place de l’Évêché, où certaines sucreries passent pour « ce qu’il y a de meilleur ». Mais je sais que pour ma part, bien qu’ayant toujours conclu au contraire, j’avais tellement impression qu’Andrée cherchait à faire donner sur les doigts à Albertine que mon amie me devenait aussitôt sympathique et que ma colère tombait.

La souffrance dans l’amour cesse par instants, mais pour reprendre d’une façon différente. Nous pleurons de voir celle que nous aimons ne plus avoir avec nous ces élans de sympathie, ces avances amoureuses du début, nous souffrons plus encore que les ayant perdus pour nous elle les retrouve pour d’autres ; puis de cette souffrance-là, nous sommes distraits par un mal nouveau plus atroce, le soupçon qu’elle nous a menti sur sa soirée de la veille, où elle nous a trompé sans doute ; ce soupçon-là aussi se dissipe, la gentillesse que nous montre notre amie nous apaise, mais alors un mot oublié nous revient à l’esprit, on nous a dit qu’elle était ardente au plaisir ; or nous ne l’avons connue que calme ; nous essayons de nous représenter ce que furent ces frénésies avec d’autres, nous sentons le peu que nous sommes pour elle, nous remarquons un air d’ennui, de nostalgie, de tristesse pendant que nous parlons, nous remarquons comme un ciel noir les robes négligées qu’elle met quand elle est avec nous, gardant pour les autres celles avec lesquelles au commencement elle nous flattait. Si au contraire elle est tendre, quelle joie un instant, mais en voyant cette petite langue tirée comme pour un appel des yeux, nous pensons à celles à qui il était si souvent adressé et qui même peut-être auprès de moi, sans qu’Albertine pensât à elles, était demeuré, à cause d’une trop longue habitude, un signe machinal. Puis le sentiment que nous l’ennuyons revient. Mais brusquement cette souffrance tombe à peu de chose en pensant à l’inconnu malfaisant de sa vie, aux lieux impossibles à connaître où elle a été, est peut-être encore, dans les heures où nous ne sommes pas près d’elle. Si même elle ne projette pas d’y vivre définitivement, ces lieux où elle est loin de nous, pas à nous, plus heureuse qu’avec nous. Tels sont les feux tournants de la jalousie.

La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et revient toujours incarner une nouvelle forme. Pussions-nous arriver à les exterminer toutes, à garder perpétuellement celle que nous aimons, l’Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, plus pathétique encore, le désespoir de n’avoir obtenu la fidélité que par force, le désespoir de n’être pas aimé.

Entre Albertine et moi il y avait souvent l’obstacle d’un silence fait sans doute de griefs qu’elle taisait parce qu’elle les jugeait irréparables. Si douce qu’Albertine fût certains soirs, elle n’avait plus de ces mouvements spontanés que je lui avais connus à Balbec quand elle me disait : « Ce que vous êtes gentil tout de même ! », et que le fond de son cœur semblait venir à moi sans la réserve d’aucun des griefs qu’elle avait maintenant et qu’elle taisait parce qu’elle les jugeait sans doute irréparables, impossibles à oublier, inavoués, mais qui n’en mettaient pas moins entre elle et moi la prudence significative de ses paroles ou l’intervalle d’un infranchissable silence.

« — Et peut-on savoir pourquoi vous avez téléphoné à Andrée ? »

« — Pour lui demander si cela ne la contrarierait pas que je me joigne à vous demain et que j’aille ainsi faire aux Verdurin la visite que je leur promets depuis la Raspelière. »

« — Comme vous voudrez. Mais je vous préviens qu’il y a un brouillard atroce ce soir et qu’il y en aura sûrement encore demain. Je vous dis cela parce que je ne voudrais pas que cela vous fasse mal. Vous pensez bien que moi je préfère que vous veniez avec nous. Du reste, ajouta-t-elle d’un air préoccupé, je ne sais pas du tout si j’irai chez les Verdurin. Ils m’ont fait tant de gentillesses qu’au fond je devrais. Après vous, c’est encore les gens qui ont été les meilleurs pour moi, mais il y a des riens qui me déplaisent chez eux. Il faut absolument que j’aille au Bon Marché et aux Trois-Quartiers acheter une guimpe blanche car cette robe est trop noire. »

Laisser Albertine aller seule dans un grand magasin parcouru par tant de gens qu’on frôle, pourvu de tant d’issues qu’on peut dire qu’à la sortie on n’a pas réussi à trouver sa voiture qui attendait plus loin, j’étais bien décidé à n’y pas consentir, mais j’étais surtout malheureux. Et pourtant je ne me rendais pas compte qu’il y avait longtemps que j’aurais dû cesser de voir Albertine car elle était entrée pour moi dans cette période lamentable où un être disséminé dans l’espace et dans le temps n’est plus pour vous une femme, mais une suite d’événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une suite de problèmes insolubles, une mer que nous essayons ridiculement comme Xerxès de battre pour la punir de ce qu’elle a englouti. Une fois cette période commencée, on est forcément vaincu. Heureux ceux qui comprennent assez tôt pour ne pas trop prolonger une lutte inutile, épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l’imagination et où la jalousie se débat si honteusement que le même homme qui jadis, si seulement les regards de celle qui était toujours à côté de lui, se portaient un instant sur un autre, imaginait une intrigue, éprouvait combien de tourments, se résigne plus tard à la laisser sortir seule, quelquefois avec celui qu’il sait son amant, préférant à l’inconnaissable cette torture du moins connue. C’est une question de rythme à adopter et qu’on suit après par habitude. Des nerveux ne pourraient pas manquer un dîner qui font ensuite des cures de repos jamais assez longues ; des femmes récemment encore légères, vivent de la pénitence. Des jaloux qui pour épier celle qu’ils aimaient retranchent sur leur sommeil, sur leur repas, sentant que ses désirs à elle, le monde si vaste et si secret, le temps sont plus forts qu’eux, la laissent sortir sans eux, puis voyager, puis se séparent. La jalousie finit aussi faute d’aliments et n’a tant duré qu’à cause d’en avoir réclamé sans cesse.

J’étais bien loin de cet état.

Sans doute, le temps d’Albertine m’appartenait en quantités bien plus grandes qu’à Balbec. J’étais maintenant libre de faire, aussi souvent que je voulais, des promenades avec elle. Comme il n’avait pas tardé à s’établir autour de Paris des hangars d’aviation, qui sont pour les aéroplanes ce que les ports sont pour les vaisseaux, et que depuis le jour où, près de la Raspelière, la rencontre quasi mythologique d’un aviateur, dont le vol avait fait se cabrer mon cheval, avait été pour moi comme une image de la liberté, j’aimais souvent qu’à la fin de la journée le but de nos sorties — agréable d’ailleurs à Albertine, passionnée pour tous les sports — fût un de ces aérodromes. Nous nous y rendions, elle et moi, attirés par cette vie incessante des départs et des arrivées qui donnent tant de charme aux promenades sur les jetées, ou seulement sur la grève pour ceux qui aiment la mer, et aux flâneries autour d’un « centre d’aviation » pour ceux qui aiment le ciel. À tout moment, parmi le repos des appareils inertes et comme à l’ancre, nous en voyions un, péniblement tiré par plusieurs mécaniciens, comme est traînée sur le sable une barque demandée par un touriste qui veut aller faire une randonnée en mer. Puis, le moteur était mis en marche, l’appareil courait, prenait son élan, enfin, tout à coup, à angle droit, il s’élevait lentement, dans l’extase raidie, comme immobilisée, d’une vitesse horizontale soudain transformée en majestueuse et verticale ascension.

Albertine ne pouvait contenir sa joie et elle demandait des explications aux mécaniciens qui maintenant que l’appareil était à flot rentraient, Le passager, cependant, ne tardait pas à franchir des kilomètres, le grand esquif, sur lequel nous ne cessions pas de fixer les yeux, n’était plus dans l’azur qu’un point presque indistinct, lequel d’ailleurs reprendrait peu à peu sa matérialité, sa grandeur, son volume, quand la durée de la promenade approchant de sa fin, le moment serait venu de rentrer au port. Et nous regardions avec envie, Albertine et moi, au moment où il sautait à terre, le promeneur qui était allé ainsi goûter au large dans ces horizons solitaires, le calme et la limpidité du soir. Puis, soit de l’aérodrome, soit de quelque musée, de quelque église que nous étions allés visiter, nous revenions ensemble pour l’heure du dîner. Et, pourtant, je ne rentrais pas calmé comme je l’étais à Balbec par de plus rares promenades que je m’enorgueillissais de voir durer tout un après-midi et que je contemplais ensuite se détacher en beaux massifs de fleurs sur le reste de la vie d’Albertine, comme sur un ciel vide devant lequel on rêve doucement, sans pensée. Le temps d’Albertine ne m’appartenait pas alors en quantités aussi grandes qu’aujourd’hui. Pourtant, il me semblait alors bien plus à moi, parce que je tenais compte seulement — mon amour s’en réjouissait comme d’une faveur — des heures qu’elle passait avec moi ; maintenant, — ma jalousie y cherchant avec inquiétude la possibilité d’une trahison — rien que des heures qu’elle passait sans moi.

Or, demain, elle désirait qu’il y en eût de telles. Il faudrait choisir ou de cesser de souffrir, ou de cesser d’aimer. Car, ainsi qu’au début il est formé par le désir, l’amour n’est entretenu plus tard que par l’anxiété douloureuse. Je sentais qu’une partie de la vie d’Albertine m’échappait. L’amour dans l’anxiété douloureuse, comme dans le désir heureux, est l’exigence d’un tout. Il ne naît, il ne subsiste que si une partie reste à conquérir. On n’aime que ce qu’on ne possède pas tout entier. Albertine mentait en me disant qu’elle n’irait sans doute pas voir les Verdurin, comme je mentais en disant que je voulais aller chez eux. Elle cherchait seulement à m’empêcher de sortir avec elle, et, moi, par l’annonce brusque de ce projet que je ne comptais nullement mettre à exécution, à toucher en elle le point que je devinais le plus sensible, à traquer le désir qu’elle cachait et à la forcer à avouer que ma présence auprès d’elle demain l’empêcherait de le satisfaire. Elle l’avait fait, en somme, en cessant brusquement de vouloir aller chez les Verdurin.

« — Si vous ne voulez pas venir chez les Verdurin, lui dis-je, il y a au Trocadéro une superbe représentation à bénéfices. »

Elle écouta mon conseil d’y aller d’un air dolent. Je recommençai à être dur avec elle comme à Balbec, au temps de ma première jalousie. Son visage reflétait une déception et j’employais à blâmer mon amie les mêmes raisons qui m’avaient été si souvent opposées par mes parents quand j’étais petit et qui avaient paru inintelligentes et cruelles à mon enfance incomprise.

« — Non, malgré votre air triste, disais-je à Albertine, je ne peux pas vous plaindre, je vous plaindrais si vous étiez malade, s’il vous était arrivé un malheur, si vous aviez perdu un parent ; ce qui ne vous ferait peut-être aucune peine étant donné le gaspillage de fausse sensibilité que vous faites pour rien. D’ailleurs, je n’apprécie pas la sensibilité des gens qui prétendent tant nous aimer sans être capables de nous rendre le plus léger service et que leur pensée, tournée vers nous, laisse si distraits qu’ils oublient d’emporter la lettre que nous leur avons confiée et d’où notre avenir dépend. »

Ces paroles, car une grande partie de ce que nous disons n’étant qu’une récitation, je les avais toutes entendu prononcer à ma mère, laquelle m’expliquait volontiers qu’il ne fallait pas confondre la véritable sensibilité, ce que, disait-elle, les Allemands, dont elle admirait beaucoup la langue, malgré l’horreur de mon père pour cette nation, appelaient Empfindung et la sensiblerie Empfindelei, était allée, une fois que je pleurais, jusqu’à me dire que Néron était peut-être nerveux et n’était pas meilleur pour cela. Au vrai comme ces plantes qui se dédoublent en poussant, en regard de l’enfant sensitif que j’avais uniquement été, lui faisait face maintenant un homme opposé, plein de bon sens, de sévérité pour la sensibilité maladive des autres, un homme ressemblant à ce que mes parents avaient été pour moi. Sans doute, chacun devant faire continuer en lui la vie des siens, l’homme pondéré et railleur qui n’existait pas en moi au début avait rejoint le sensible et il était naturel que je fusse à mon tour tel que mes parents avaient été.

De plus, au moment où ce nouveau moi se formait, il trouvait son langage tout prêt dans le souvenir de celui, ironique et grondeur, qu’on m’avait tenu, que j’avais maintenant à tenir aux autres, et qui sortait tout naturellement de ma bouche soit que je l’évoquasse par mimétisme et association de souvenirs, soit aussi que les délicates et mystérieuses incantations du pouvoir génésique eussent en moi, à mon insu, dessiné comme sur la feuille d’une plante les mêmes intonations, les mêmes gestes, les mêmes attitudes qu’avaient eus ceux dont j’étais sorti. Car quelquefois, en train de faire l’homme sage quand je parlais à Albertine, il me semblait entendre ma grand’mère ; du reste n’était-il pas arrivé à ma mère (tant d’obscurs courants inconscients infléchissaient en moi jusqu’aux plus petits mouvements de mes doigts eux-mêmes à être entraîné dans les mêmes cycles que mes parents) de croire que c’était mon père qui entrait, tant j’avais la même manière de frapper que lui.

D’autre part l’accouplement des éléments contraires est la loi de la vie, le principe de la fécondation, et comme on verra la cause de bien des malheurs. Habituellement, on déteste ce qui nous est semblable et nos propres défauts vus du dehors nous exaspèrent. Combien plus encore quand quelqu’un qui a passé l’âge où on les exprime naïvement et qui, par exemple, s’est fait dans les moments les plus brûlants un visage de glace, exècre-t-il les mêmes défauts, si c’est un autre, plus jeune ou plus naïf, ou plus sot qui les exprime. Il y a des sensibles pour qui la vue dans les yeux des autres des larmes qu’eux-mêmes retiennent est exaspérante. C’est la trop grande ressemblance qui fait que, malgré l’affection et parfois plus l’affection est grande, la division règne dans les familles.

Peut-être chez moi, et chez beaucoup, le second homme que j’étais devenu était-il simplement une face du premier, exalté et sensible du côté de soi-même, sage Mentor pour les autres. Peut-être en était-il ainsi chez mes parents selon qu’on les considérait par rapport à moi ou en eux-mêmes. Et pour ma grand’mère et ma mère il était trop visible que leur sévérité pour moi était voulue par elles et même leur coûtait, mais peut-être chez mon père lui-même la froideur n’était-elle qu’un aspect extérieur de sa sensibilité ? Car c’est peut-être la vérité humaine de ce double aspect : aspect du côté de la vie intérieure, aspect du côté des rapports sociaux, qu’on exprimait dans ces mots qui me paraissaient autrefois aussi faux dans leur contenu que pleins de banalité dans leur forme quand on disait en parlant de mon père : « Sous sa froideur glaciale, il cache une sensibilité extraordinaire, ce qu’il a surtout, c’est la pudeur de sa sensibilité. »

Ne cachait-il pas au fond d’incessants et secrets orages ce calme au besoin semé de réflexions sentencieuses, d’ironie pour les manifestations maladroites de la sensibilité, et qui était le sien, mais que moi aussi maintenant j’affectais vis-à-vis de tout le monde, et dont surtout je ne me départissais pas dans certaines circonstances vis-à-vis d’Albertine ?

Je crois que vraiment ce jour-là j’allais décider notre séparation et partir pour Venise. Ce qui me réenchaîna à ma liaison tint à la Normandie, non qu’elle manifestât quelque intention d’aller dans ce pays où j’avais été jaloux d’elle (car j’avais cette chance que jamais ses projets ne touchaient aux points douloureux de mon souvenir), mais parce qu’ayant dit :

« — C’est comme si je vous parlais de l’amie de votre tante qui habitait Infreville. »

Elle répondait avec colère, heureuse comme toute personne qui discute et qui veut avoir pour soi le plus d’arguments possibles, de me montrer que j’étais dans le faux et elle dans le vrai.

« — Mais jamais ma tante n’a connu personne à Infreville, et moi-même je n’y suis jamais allée. »

Elle avait oublié le mensonge qu’elle m’avait fait un soir sur la dame susceptible chez qui c’était de toute nécessité d’aller prendre le thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre mon amitié et se donner la mort. Je ne lui rappelai pas son mensonge. Mais il m’accabla. Et je remis encore à une autre fois la rupture. Il n’y a pas besoin de sincérité, ni même d’adresse, dans le mensonge pour être aimée. J’appelle ici amour une torture réciproque. Je ne trouvais nullement répréhensible ce soir de lui parler comme ma grand’mère si parfaite l’avait fait avec moi, ni pour lui avoir dit que je l’accompagnerais chez les Verdurin, d’avoir adopté la façon brusque de mon père qui ne nous signifiait jamais une décision que de la façon qui pouvait nous causer le maximum d’une agitation en disproportion, à ce degré, avec cette décision elle-même. De sorte qu’il avait beau jeu à nous trouver absurdes de montrer pour si peu de chose une telle désolation qui en effet répondait à la commotion qu’il nous avait donnée. Comme, de même que la sagesse inflexible de ma grand’mère, — ces velléités arbitraires de mon père étaient venues chez moi compléter la nature sensible à laquelle elles étaient restées si longtemps extérieures, et que, pendant toute mon enfance, elles avaient fait tant souffrir, cette nature sensible les renseignait fort exactement sur les points qu’elles devaient viser efficacement : il n’y a pas de meilleur indicateur qu’un ancien voleur, ou qu’un sujet de la nation qu’on combat. Dans certaines familles menteuses, un frère venu voir son frère sans raison apparente et lui demandant dans une incidente, sur le pas de la porte, en s’en allant, un renseignement qu’il n’a même pas l’air d’écouter, signifie par cela même à son frère que ce renseignement était le but de sa visite, car le frère connaît bien ces airs détachés, ces mots dits comme entre parenthèses à la dernière seconde, les ayant souvent employés lui-même. Or, il y a aussi des familles pathologiques, des sensibilités apparentées, des tempéraments fraternels, initiés à cette tacite langue qui fait qu’en famille on se comprend sans se parler. Aussi, qui donc peut plus qu’un nerveux être énervant ? Et puis, il y avait peut-être à ma conduite, dans ces cas-là, une cause plus générale, plus profonde. C’est que dans ces moments brefs, mais inévitables, où l’on déteste quelqu’un qu’on aime, — ces moments qui durent parfois toute la vie avec les gens qu’on n’aime pas, — on ne veut pas paraître bon, pour ne pas être plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureux possible pour que notre bonheur soit vraiment haïssable et ulcère l’âme de l’ennemi occasionnel ou durable. Devant combien de gens ne me suis-je pas mensongèrement calomnié, rien que pour que mes « succès » leur paraissent immoraux et les fissent plus enrager ! Ce qu’il faudrait, c’est suivre la voie inverse, c’est montrer sans fierté qu’on a de bons sentiments, au lieu de s’en cacher si fort. Et ce serait facile si on savait ne jamais haïr, aimer toujours. Car, alors, on serait si heureux de ne dire que les choses qui peuvent rendre heureux les autres, les attendrir, vous en faire aimer.

Certes, j’avais quelques remords d’être aussi irritant à l’égard d’Albertine et je me disais : « Si je ne l’aimais pas, elle m’aurait plus de gratitude, car je ne serais pas méchant avec elle, mais non, cela se compenserait, car je serais aussi moins gentil. » Et j’aurais pu, pour me justifier, lui dire que je l’aimais. Mais l’aveu de cet amour, outre qu’il n’eût rien appris à Albertine, l’eût peut-être plus refroidie à mon égard que les duretés et les fourberies dont l’amour était justement la seule excuse. Être dur et fourbe envers ce qu’on aime est si naturel ! Si l’intérêt que nous témoignons aux autres ne nous empêche pas d’être doux avec eux et complaisants à ce qu’ils désirent, c’est que cet intérêt est mensonger. Autrui nous est indifférent et l’indifférence n’invite pas à la méchanceté,

La soirée passait ; avant qu’Albertine allât se coucher, il n’y avait pas grand temps à perdre si nous voulions faire la paix, recommencer à nous embrasser. Aucun de nous deux n’en avait encore pris l’initiative. Sentant qu’elle était, de toute façon, fâchée, je profitai pour lui parler d’Esther Lévy.

« — Bloch m’a dit — ce qui n’était pas vrai — que vous aviez bien connu sa cousine Esther. »

« — Je ne la reconnaîtrais même pas, dit Albertine d’un air vague. »

« — J’ai vu sa photographie, ajoutai-je en colère. »

Je ne regardais pas Albertine en disant cela, de sorte que je ne vis pas son expression qui eût été sa seule réponse, car elle ne dit rien. Ce n’était plus l’apaisement du baiser de ma mère à Combray, que j’éprouvais auprès d’Albertine, ces soirs-là, mais, au contraire, l’angoisse de ceux où ma mère me disait à peine bonsoir, ou même ne montait pas dans sa chambre, soit qu’elle fût fâchée contre moi ou retenue par des invités. Cette angoisse, non pas sa transposition dans l’amour, — non, cette angoisse elle-même qui s’était un temps spécialisée dans l’amour, qui avait été affectée à lui seul, quand le partage, la division des passions s’était opérée, — maintenant, semblait de nouveau s’étendre à toutes, redevenue indivise de même que dans mon enfance, comme si tous mes sentiments qui tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de mon lit à la fois comme une maîtresse, comme une sœur, comme une fille, comme une mère (du bonsoir quotidien, duquel je recommençais à éprouver le puéril besoin) avaient commencé de se rassembler, de s’unifier dans le soir prématuré de ma vie qui semblait devoir être aussi brève qu’un jour d’hiver, mais si j’éprouvais l’angoisse de mon enfance, le changement de l’être qui me le faisait éprouver, la différence de sentiment qu’il m’inspirait, la transformation même de mon caractère me rendaient impossible d’en réclamer l’apaisement à Albertine comme autrefois à ma mère.

Je ne savais plus dire : je suis triste. Je me bornais, la mort dans l’âme, à parler de choses indifférentes qui ne me faisaient faire aucun progrès vers une solution heureuse. Je piétinais sur place dans de douloureuses banalités. Et avec cet égoïsme intellectuel qui pour peu qu’une vérité insignifiante se rapporte à notre amour nous en fait faire un grand honneur à celui qui l’a trouvée, peut-être aussi fortuitement que la tireuse de cartes qui nous a annoncé un fait banal, mais qui s’est depuis réalisé, je n’étais pas loin de croire Françoise supérieure à Bergotte et à Elstir parce qu’elle m’avait dit à Balbec : « Cette fille-là ne vous causera que du chagrin. »

Chaque minute me rapprochait du bonsoir d’Albertine qu’elle me disait enfin. Mais ce soir son baiser d’où elle-même était absente, et qui ne me rencontrait pas, me laissait si anxieux que, le cœur palpitant, je la regardais aller jusqu’à la porte en pensant : « Si je veux trouver un prétexte pour la rappeler, la retenir, faire la paix, il faut se hâter, elle n’a plus que quelques pas à faire pour être sortie de la chambre, plus que deux, plus qu’un, elle tourne le bouton ; elle ouvre, c’est trop tard, elle a refermé la porte ! » Peut-être pas trop tard, tout de même. Comme jadis à Combray quand ma-mère m’avait quitté sans m’avoir calmé par son baiser, je voulais m’élancer sur les pas d’Albertine, je sentais qu’il n’y aurait plus de paix pour moi avant que je l’eusse revue, que ce revoir allait devenir quelque chose d’immense qu’il n’avait pas encore été jusqu’ici et que, si je ne réussissais pas tout seul à me débarrasser de cette tristesse, je prendrais peut-être la honteuse habitude d’aller mendier auprès d’Albertine, je sautais hors du lit quand elle était déjà dans sa chambre, je passais et repassais dans le couloir, espérant qu’elle sortirait et m’appellerait ; je restais immobile devant sa porte pour ne pas risquer de ne pas entendre un faible appel, je rentrais un instant dans ma chambre regarder si mon amie n’aurait pas par bonheur oublié un mouchoir, un sac, quelque chose dont j’aurais pu paraître avoir peur que cela lui manquât et qui m’eût donné le prétexte d’aller chez elle. Non, rien. Je revenais me poster devant sa porte, mais dans la fenêtre de celle-ci il n’y avait plus de lumière. Albertine avait éteint, elle était couchée, je restais là immobile, espérant je ne sais quelle chance qui ne venait pas ; et longtemps après, glacé, je revenais me mettre sous mes couvertures et pleurais tout le reste de la nuit.

Aussi parfois, certains soirs, j’eus recours à une ruse qui me donnait le baiser d’Albertine. Sachant combien dès qu’elle était étendue son ensommeillement était rapide (elle le savait aussi, car, instinctivement, dès qu’elle s’étendait, elle ôtait les mules que je lui avais données et sa bague qu’elle posait à côté d’elle comme elle faisait dans sa chambre avant de se coucher), sachant combien son sommeil était profond, son réveil tendre, je prenais un prétexte pour aller chercher quelque chose, je la faisais étendre sur mon lit. Quand je revenais elle était endormie et je voyais devant moi cette autre femme qu’elle devenait dès qu’elle était entièrement de face. Mais elle changeait bien vite de personnalité car je m’allongeais à côté d’elle et la retrouvais de profil. Je pouvais mettre ma main dans sa main, sur son épaule, sur sa joue. Albertine continuait de dormir.

Je pouvais prendre sa tête, la renverser, la poser contre mes lèvres, entourer mon cou de ses bras, elle continuait à dormir comme une montre qui ne s’arrête pas, comme une bête qui continue de vivre quelque position qu’on lui donne, comme une plante grimpante, un volubilis qui continue de pousser ses branches quelque appui qu’on lui donne. Seul son souffle était modifié par chacun de mes attouchements comme si elle eût été un instrument dont j’eusse joué et à qui je faisais exécuter des modulations en tirant de l’une, puis de l’autre de ses cordes des notes différentes. Ma jalousie s’apaisait, car je sentais Albertine devenue un être qui respire, qui n’est pas autre chose, comme le signifiait ce souffle régulier par où s’exprime cette pure fonction physiologique qui, tout fluide, n’a l’épaisseur ni de la parole, ni du silence, et dans son ignorance de tout mal, son haleine tirée plutôt d’un roseau creusé que d’un être humain était vraiment paradisiaque, était le pur chant des anges pour moi qui, dans ces moments-là, sentait Albertine soustraite à tout, non pas seulement matériellement, mais moralement. Et dans ce souffle pourtant, je me disais tout à coup que peut-être bien des noms humains apportés par la mémoire devaient se jouer. Parfois même à cette musique, la voix humaine s’ajoutait. Albertine prononçait quelques mots. Comme j’aurais voulu en saisir le sens. Il arrivait que le nom d’une personne dont nous avions parlé et qui excitait ma jalousie vînt à ses lèvres, mais sans me rendre malheureux car le souvenir qu’il y amenait semblait n’être que celui des conversations qu’elle avait eues à ce sujet avec moi. Pourtant un soir où les yeux fermés elle s’éveillait à demi, elle dit en s’adressant à moi :

« — Andrée. »

Je dissimulai mon émotion.

« — Tu rêves, je ne suis pas Andrée », lui dis-je en riant.

Elle sourit aussi :

« — Mais non, je voulais te demander ce que t’avait dit tantôt Andrée. »

« — J’aurais cru plutôt que tu avais été couchée comme cela près d’elle. »

« — Mais non, jamais, dit-elle. » Seulement avant de me répondre cela, elle avait un instant caché sa figure dans ses mains.

Ses silences n’étaient donc que des voiles, ses tendresses de surface ne faisaient donc que retenir au fond mille souvenirs qui m’eussent déchiré, sa vie était donc pleine de ces faits dont le récit moqueur, la rieuse chronique constituent nos bavardages quotidiens au sujet des autres, des indifférents, mais qui, tant qu’un être reste fourvoyé dans notre cœur, nous semblent un éclaircissement si précieux de sa vie que pour connaître ce monde sous-jacent nous donnerions volontiers la nôtre. Alors son sommeil m’apparaissait comme un monde merveilleux et magique où par instant s’élève du fond de l’élément à peine translucide l’aveu d’un secret qu’on ne comprendra pas. Mais d’ordinaire quand Albertine dormait, elle semblait avoir retrouvé son innocence. Dans l’attitude que je lui avais donnée, mais que dans son sommeil elle avait vite fait sienne, elle avait l’air de se confier à moi ! Sa figure avait perdu toute expression de ruse ou de vulgarité et entre elle et moi, vers qui elle levait son bras, sur qui elle reposait sa main, il semblait y avoir un abandon entier, un indissoluble attachement. Son sommeil d’ailleurs ne la séparait pas de moi et laissait subsister en elle la notion de notre tendresse ; il avait plutôt pour effet d’abolir le reste, je l’embrassais, je lui disais que j’allais faire quelques pas dehors, elle entr’ouvrait les yeux, me disait d’un air étonné — et en effet c’était déjà la nuit : « Mais où vas-tu comme cela, mon chéri », en me donnant mon prénom, et aussitôt se rendormait. Son sommeil n’était qu’une sorte d’effacement du reste de la vie, qu’un silence uni sur lequel prenaient de temps à autre leur vol des paroles familières de tendresse. En les rapprochant les unes des autres, on eût composé la conversation sans alliage, l’intimité secrète d’un pur amour. Ce sommeil si calme me ravissait comme ravit une mère, qui lui en fait une qualité, le bon sommeil de son enfant. Et son sommeil était d’un enfant, en effet. Son réveil aussi, et si naturel, si tendre, avant même qu’elle eût su où elle était, que je me demandais parfois avec épouvante si elle avait eu l’habitude, avant de vivre chez moi, de ne pas dormir seule et de trouver en ouvrant les yeux quelqu’un à ses côtés. Mais sa grâce enfantine était plus forte. Comme une mère encore, je m’émerveillais qu’elle s’éveillât toujours de si bonne humeur. Au bout de quelques instants, elle reprenait conscience, avait des mots charmants, non rattachés les uns aux autres, de simples pépiements. Par une sorte de chassé-croisé, son cou habituellement peu remarqué, maintenant presque trop beau, avait pris l’immense importance que ses yeux clos par le sommeil avaient perdue, ses yeux, mes interlocuteurs habituels et à qui je ne pouvais plus m’adresser depuis la retombée des paupières. De même que les yeux clos donnent une beauté innocente et grave au visage en supprimant tout ce que n’expriment que trop les regards, il y avait dans les paroles, non sans signification, mais entrecoupées de silence, qu’Albertine avait au réveil une pure beauté qui n’est pas à tout moment souillée, comme est la conversation, d’habitudes verbales, de rengaines, de traces de défauts. Du reste, quand je m’étais décidé à éveiller Albertine, j’avais pu le faire sans crainte, je savais que son réveil ne serait nullement en rapport avec la soirée que nous venions de passer, mais sortirait de son sommeil comme de la nuit sort le matin. Dès qu’elle avait entr’ouvert les yeux en souriant, elle m’avait tendu sa bouche, et avant qu’elle eût encore rien dit, j’en avais goûté la fraîcheur apaisante comme celle d’un jardin encore silencieux avant le lever du jour.

Pourtant, à la venue du printemps, je me laissai emporter par la colère un soir. C’était justement celui où Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu et or de Fortuny qui en m’évoquant Venise me faisait plus sentir encore ce que je sacrifiais pour elle qui ne m’en savait aucun gré. Si je n’avais jamais vu Venise, j’en rêvais sans cesse depuis ces vacances de Pâques qu’encore enfant j’avais dû y passer et plus anciennement encore par les gravures du Titien et les photographies de Giotto que Swann m’avait jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l’ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d’ornementation arabe comme Venise, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierre, comme les reliures de la Bibliothèque Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l’étoffe, d’un bleu profond qui au fur et à mesure que mon regard s’y avançait se changeait en or malléable par ces mêmes transmutations qui devant les gondoles qui s’avancent changent en métal flamboyant l’azur du grand canal. Et les manches étaient doublées d’un rose cerise qui est si particulièrement vénitien qu’on l’appelle rose Tiepolo.

Dans la journée Françoise avait laissé échapper devant moi qu’Albertine n’était contente de rien, que quand je lui faisais dire que je sortirais avec elle, ou que je ne sortirais pas, que l’automobile viendrait la prendre, ou ne viendrait pas, elle haussait presque les épaules et répondait à peine poliment. Un soir où je la sentais de mauvaise humeur et où la première grande chaleur m’avait énervé, je ne pus retenir ma colère et lui reprochai son ingratitude.

« — Oui, vous pouvez demander à tout le monde, criai-je de toutes mes forces, hors de moi, vous pouvez demander à Françoise, ce n’est qu’un cri. »

Mais aussitôt je me rappelai qu’Albertine m’avait dit une fois combien elle me trouvait l’air terrible quand j’étais en colère et m’avait appliqué les vers d’Esther :

Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans son âme troublée a dû jeter d’émoi.
Hélas sans frissonner quel cœur audacieux
Soutiendrait les éclairs qui partent de ses yeux ?

J’eus honte de ma violence. Et pour revenir sur ce que j’avais fait, sans cependant que ce fût une défaite, de manière que ma paix fut une paix armée et redoutable, en même temps qu’il me semblait utile de montrer que je ne craignais pas une rupture pour qu’elle n’en eût pas l’idée :

« — Pardonnez-moi, ma petite Albertine, j’ai honte de ma violence, j’en suis désespéré. Si nous ne pouvons plus nous entendre, si nous devons nous quitter, il ne faut pas que ce soit ainsi, ce ne serait pas digne de nous. Nous nous quitterons s’il le faut, mais avant tout je tiens à vous demander pardon bien humblement de tout mon cœur. »

Je pensai que pour réparer cela, et m’assurer de ses projets de rester pour le temps qui allait suivre, et au moins jusqu’à ce que Andrée fût partie, ce qui était dans trois semaines, il serait bon dès le lendemain de chercher quelque plaisir plus grand que ceux qu’elle avait encore eus et à assez longue échéance ; aussi puisque j’allais effacer l’ennui que je lui avais causé, peut-être ferais-je bien de profiter de ce moment pour lui montrer que je connaissais mieux sa vie qu’elle ne croyait. La mauvaise humeur qu’elle ressentirait serait effacée demain par mes gentillesses, mais l’avertissement resterait dans son esprit.

« — Oui, ma petite Albertine, pardonnez-moi si j’ai été violent. Je ne suis pas tout à fait aussi coupable que vous le croyez. Il y a des gens méchants qui cherchent à nous brouiller, je n’avais jamais voulu vous en parler pour ne pas vous tourmenter. Mais je finis par être affolé quelquefois de certaines dénonciations. »

Et voulant profiter de ce que j’allais pouvoir lui montrer que j’étais au courant pour le départ de Balbec.

« — Ainsi, tenez, vous saviez que Mlle Vinteuil devait venir chez Mme Verdurin l’après-midi où vous êtes allée au Trocadéro. »

Elle rougit.

« — Oui, je le savais. »

« — Pouvez-vous me jurer que ce n’était pas pour ravoir des relations avec elle. »

« — Mais, bien sûr que je peux vous le jurer. Pourquoi ravoir, je n’en ai jamais eu, je vous le jure. »

J’étais navré d’entendre Albertine me mentir ainsi, me nier l’évidence que sa rougeur m’avait trop avouée. Sa fausseté me navrait. Et, pourtant, comme elle contenait une protestation d’innocence que sans m’en rendre compte, j’étais prêt à croire, elle me fit moins de mal que sa sincérité quand lui ayant demandé :

« — Pouvez-vous du moins me jurer que le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n’entrait pour rien dans votre désir d’aller à cette matinée des Verdurin. »

Elle me répondit :

« — Non, cela, je ne peux pas le jurer. Cela me faisait un grand plaisir de revoir Mlle Vinteuil. »

Une seconde avant, je lui en voulais de dissimuler ses relations avec Mlle Vinteuil, et, maintenant, l’aveu du plaisir qu’elle aurait eu à la voir me cassait bras et jambes. Sans doute, quand Albertine m’avait dit quand j’étais rentré de chez les Verdurin :

« — Est-ce qu’ils ne devaient pas avoir Mlle Vinteuil ? »

Elle m’avait rendu toute ma souffrance en me prouvant qu’elle savait sa venue. Mais je m’étais sans doute fait depuis ce raisonnement :

« Elle savait sa venue qui ne lui faisait aucune espèce de plaisir, mais comme elle a dû comprendre après coup que c’est la révélation qu’elle connaissait une personne d’aussi mauvaise réputation que Mlle Vinteuil, qui m’avait tant désespéré à Balbec, jusqu’à me donner l’idée de suicide, elle n’a pas voulu m’en parler. Et puis, voilà qu’elle était obligée de m’avouer que cette venue lui faisait plaisir. D’ailleurs, sa façon mystérieuse de vouloir aller chez les Verdurin eût dû m’être une preuve suffisante. Mais, je n’y avais plus pensé. Quoique me disant maintenant la vérité pourquoi n’avoue-t-elle qu’à moitié, c’est encore plus bête que méchant et que triste. »

J’étais tellement écrasé que je n’eus pas le courage d’insister là-dessus, où je n’avais pas le beau rôle, n’ayant pas de document révélateur à produire, et pour ressaisir mon ascendant je me hâtai de passer au sujet d’Andrée qui allait me permettre de mettre en déroute Albertine par l’écrasante révélation de la dépêche d’Andrée.

« — Tenez, lui dis-je, on me tourmente, on me persécute à me parler de vos relations, mais avec Andrée. »

« — Avec Andrée », s’écria-t-elle (???), la mauvaise humeur enflammant son visage. Et l’étonnement, ou le désir de paraître étonnée, écarquillait ses yeux :

« — C’est charmant ! Et peut-on savoir qui vous a dit ces belles choses, est-ce que je pourrais leur parler à ces personnes, savoir sur quoi elles appuient leurs infamies. »

« — Ma petite Albertine, je ne sais pas, ce sont des lettres anonymes, mais de personnes que vous trouveriez peut-être assez facilement (pour lui montrer que je ne croyais pas qu’elle cherchait), car elles doivent bien vous connaître. La dernière, je vous l’avoue (et je vous cite celle-là justement parce qu’il s’agit d’un rien et qu’elle n’a rien de pénible à citer), m’a pourtant exaspéré. Elle me disait que si le jour où nous avons quitté Balbec vous aviez d’abord voulu rester et ensuite partir, c’est que dans l’intervalle vous aviez reçu une lettre d’Andrée vous disant qu’elle ne viendrait pas. »

« — Je sais très bien qu’Andrée m’a écrit qu’elle ne viendrait pas, elle m’a même télégraphié, je ne peux pas vous montrer la dépêche parce que je ne l’ai pas gardée, mais ce n’était pas ce jour-là, qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse qu’Andrée vînt à Balbec ou non ? »

« Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse » était une preuve de colère et que « cela lui faisait » quelque chose, mais pas forcément une preuve qu’Albertine était revenue uniquement par désir de voir Andrée. Chaque fois qu’Albertine voyait un des motifs réels, ou allégués, d’un de ses actes, découvert par une personne à qui elle avait donné un autre motif, Albertine était en colère, la personne fût-elle celle pour laquelle elle avait fait réellement l’acte. Albertine croyait-elle que ces renseignements sur ce qu’elle faisait, ce n’était pas des anonymes qui me les envoyaient malgré moi, mais moi qui les sollicitais avidement, on n’aurait pu nullement le déduire des paroles qu’elle me dit ensuite, où elle avait l’air d’accepter ma version des lettres anonymes, mais de son air de colère contre moi, colère qui n’avait l’air que d’être l’explosion de ses mauvaises humeurs antérieures, tout comme l’espionnage auquel elle eût, dans cette hypothèse, cru que je m’étais livré, n’eût été que l’aboutissant d’une surveillance de tous ses actes dont elle n’eût plus douté depuis longtemps. Sa colère s’étendit même jusqu’à Andrée, et se disant sans doute que maintenant je ne serais plus tranquille même quand elle sortirait avec Andrée :

« — D’ailleurs, Andrée m’exaspère. Elle est assommante. Je ne veux plus sortir avec elle. Vous pouvez l’annoncer aux gens qui vous ont dit que j’étais revenue à Paris pour elle. Si je vous disais que depuis tant d’années que je connais Andrée, je ne saurais pas vous dire comment est sa figure tant je l’ai peu regardée ! »

Or, à Balbec, la première année, elle m’avait dit : « Andrée est ravissante. » Il est vrai que cela ne voulait pas dire qu’elle eût des relations amoureuses avec elle, et même je ne l’avais jamais entendu parler alors qu’avec indignation de toutes les relations de ce genre. Mais n’était-il pas possible d’avoir changé même sans se rendre compte qu’elle avait changé, en ne croyant pas que ses jeux avec une amie fussent la même chose que les relations immorales, assez peu précises dans son esprit, qu’elle flétrissait chez les autres ? N’était-ce pas aussi possible que le même changement, et cette même inconscience de changement qui s’étaient produits dans ses relations avec moi, dont elle avait repoussé à Balbec avec tant d’indignation les baisers qu’elle devait me donner elle-même ensuite chaque jour, et que, je l’espérais, elle me donnerait encore bien longtemps, du moins, qu’elle allait me donner dans un instant. »

« — Mais, ma chérie, comment voulez-vous que je leur annonce puisque je ne les connais pas ? »

Cette réponse était si forte qu’elle aurait dû dissoudre les objections et les doutes que je voyais cristallisés dans les prunelles d’Albertine. Mais elle les laissa intacts. Je m’étais tu et pourtant elle continuait à me regarder avec cette attention persistante qu’on prête à quelqu’un qui n’a pas fini de parler. Je lui demandai de nouveau pardon. Elle me répondit qu’elle n’avait rien à me pardonner. Elle était redevenue très douce. Mais sous son visage triste et défait, il me semblait qu’un secret s’était formé. Je savais bien qu’elle ne pouvait me quitter sans me prévenir, d’ailleurs elle ne pouvait ni le désirer (c’était dans huit jours qu’elle devait essayer les nouvelles robes de Fortuny), ni décemment le faire, ma mère revenant à la fin de la semaine et sa tante également. Pourquoi, puisque c’était impossible qu’elle partît, lui redis-je à plusieurs reprises que nous sortirions ensemble le lendemain pour aller voir des verreries de Venise que je voulais lui donner et fus-je soulagé de l’entendre me dire que c’était convenu.

Quand elle put me dire bonsoir et que je l’embrassai, elle ne fut pas comme d’habitude, se détourna — c’était quelques instants à peine après le moment où je venais de penser à cette douceur qu’elle me donnait tous les soirs, ce qu’elle m’avait refusé à Balbec — elle ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que brouillée avec moi elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille. On aurait dit qu’elle accordait ses actes avec cette brouille et cependant avec mesure, soit pour ne pas l’annoncer, soit parce que, rompant avec moi des rapports charnels, elle voulait cependant rester mon amie.

Je l’embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon cœur l’azur miroitant et doré du grand canal et les oiseaux accouplés symboles de mort et de résurrection. Mais une seconde fois elle s’écarta et, au lieu de me rendre mon baiser, s’écarta avec l’espèce d’entêtement instinctif et néfaste des animaux qui sentent la mort. Ce pressentiment qu’elle semblait traduire me gagna moi-même et me remplit d’une crainte si anxieuse que quand Albertine fut arrivée à la porte, je n’eus pas le courage de la laisser partir et la rappelai.

« — Albertine, lui dis-je, je n’ai aucun sommeil. Si vous-même n’avez pas envie de dormir, vous auriez pu rester encore un peu, si vous voulez ; mais je n’y tiens pas, et surtout je ne veux pas vous fatiguer. »

Il me semblait que si j’avais pu la faire déshabiller et l’avoir dans sa chemise de nuit blanche, dans laquelle elle semblait plus rose, plus chaude, où elle irritait plus mes sens, la réconciliation eût été plus complète. Mais j’hésitai un instant, car le bord bleu de la robe ajoutait à son visage une beauté, une illumination, un ciel sans lesquels elle m’eût semblé plus dure. Elle revint lentement et me dit avec beaucoup de douceur et toujours le même visage abattu et triste :

« — Je peux rester tant que vous voudrez, je n’ai pas sommeil. »

Sa réponse me calma, car tant qu’elle était là, je sentais que je pouvais aviser à l’avenir et elle recélait aussi de l’amitié, de l’obéissance, d’une certaine nature, et qui me semblait avoir pour limite ce secret que je sentais derrière son regard triste, ses manières changées, moitié malgré elle, moitié sans doute pour les mettre d’avance en harmonie avec quelque chose que je ne savais pas. Il me sembla que tout de même, il n’y aurait que de l’avoir tout en blanc, avec son cou nu, devant moi, comme je l’avais vue à Balbec dans son lit, qui me donnerait assez d’audace pour qu’elle fût obligée de céder.

« — Puisque vous êtes si gentille que de rester un peu à me consoler, vous devriez enlever votre robe, c’est trop chaud, trop raide, je n’ose pas vous approcher pour ne pas froisser cette belle étoffe et il y a entre nous ces oiseaux fatidiques. Déshabillez-vous, mon chéri. »

« — Non, ce ne serait pas commode de défaire ici cette robe. Je me déshabillerai dans ma chambre tout à l’heure. »

« — Alors vous ne voulez même pas vous asseoir sur mon lit ? »

« — Mais si. »

Mais elle resta un peu loin, près de mes pieds. Nous causâmes.

Quand je vis que d’elle-même elle ne m’embrassait pas, comprenant que tout ceci était du temps perdu, que ce ne serait qu’à partir du baiser que commenceraient les minutes calmantes et véritables, je lui dis : « Bonsoir, il est trop tard » ; parce que cela ferait qu’elle m’embrasserait, et nous continuerions ensuite. Mais après m’avoir dit : « Bonsoir, tâchez de bien dormir », exactement comme les deux premières fois, elle se contenta d’un baiser sur la joue, Cette fois je n’osai pas la rappeler, mais mon cœur battait si fort que je ne pus me recoucher.

Comme un oiseau qui va d’une extrémité de sa cage à l’autre, sans arrêter, je passais de l’inquiétude qu’Albertine pût partir à un calme relatif. Ce calme était produit par le raisonnement que je recommençais plusieurs fois par minute : « Elle ne peut pas partir en tous cas sans me prévenir, elle ne m’a nullement dit qu’elle partirait », et j’étais à peu près calmeé. Mais aussitôt je me redisais : « Pourtant si demain j’allais la trouver partie. Mon inquiétude elle-même a bien sa cause en quelque chose ; pourquoi ne m’a-t-elle pas embrassé ? » Alors je souffrais horriblement du cœur. Puis il était un peu apaisé par le raisonnement que je recommençais, mais je finissais par avoir mal à la tête, parce que ce mouvement de ma pensée était si incessant et si monotone. Il y a ainsi certains états moraux, et notamment l’inquiétude qui, ne nous présentant que deux alternatives, ont quelque chose d’aussi atrocement limité qu’une simple souffrance physique. Je refaisais perpétuellement le raisonnement qui donnait raison à mon inquiétude et celui qui lui donnait tort et me rassurait, sur un espace aussi exigu que le malade qui palpe sans s’arrêter d’un mouvement interne l’organe qui le fait souffrir, s’éloigne un instant du point douloureux, pour y revenir l’instant d’après.

Tout à coup, dans le silence de la nuit, je fus frappé par un bruit en apparence insignifiant, mais qui me remplit de terreur, le bruit de la fenêtre d’Albertine qui s’ouvrait violemment. Quand je n’entendis plus rien, je me demandai pourquoi ce bruit m’avait fait si peur. En lui-même il n’avait rien d’extraordinaire, mais je lui donnais probablement deux significations qui m’épouvantaient également. D’abord, c’était une convention de notre vie commune, comme je craignais les courants d’air, qu’on n’ouvrît jamais la fenêtre la nuit. On l’avait expliqué à Albertine quand elle était venue habiter à la maison et bien qu’elle fût persuadée que c’était de ma part une manie et malsaine, elle m’avait promis de ne jamais enfreindre cette défense. Et elle était si craintive pour toutes ces choses qu’elle savait que je voulais, les blâmait-elle, que je savais qu’elle eût plutôt dormi dans l’odeur d’un feu de cheminée que d’ouvrir sa fenêtre, de même que pour l’événement le plus important elle ne m’eût pas fait réveiller le matin.

Ce n’était qu’une des petites conventions de notre vie, mais du moment qu’elle violait celle-là sans m’en avoir parlé, cela ne voulait-il pas dire qu’elle n’avait plus rien à ménager, qu’elle les violerait aussi bien toutes. Puis ce bruit avait été violent, presque mal élevé, comme si elle avait ouvert rouge de colère et disant : « Cette vie m’étouffe, tant pis, il me faut de l’air ! » Je ne me dis pas exactement tout cela, mais je continuai à penser comme à un présage plus mystérieux et plus funèbre qu’un cri de chouette à ce bruit de la fenêtre qu’Albertine avait ouverte. Plein d’une agitation comme je n’en avais peut-être pas eue depuis le soir de Combray où Swann avait dîné à la maison, je marchai toute la nuit dans le couloir, espérant par le bruit que je faisais attirer l’attention d’Albertine, qu’elle aurait pitié de moi et m’appellerait, mais je n’entendais aucun bruit venir de sa chambre.

Peu à peu, je sentis qu’il était trop tard. Elle devait dormir depuis longtemps. Je retournai me coucher. Le lendemain, dès que je m’éveillai, comme on ne venait jamais chez moi quoi qu’il arrivât sans que j’eusse appelé, je sonnai Françoise. Et, en même temps, je pensai : « Je vais parler à Albertine d’un yacht que je veux lui faire faire. » En prenant mes lettres, je dis à Françoise sans la regarder :

« — Tout à l’heure, j’aurai quelque chose à dire à Mlle Albertine ; est-ce qu’elle est levée ? »

« — Oui, elle s’est levée de bonne heure. »

Je sentis se soulever en moi, comme dans un coup de vent, mille inquiétudes, que je ne savais pas tenir en suspens dans ma poitrine. Le tumulte y était si grand que j’étais à bout de souffle comme dans une tempête.

« — Ah ! mais où est-elle en ce moment ? »

« — Elle doit être dans sa chambre. »

« — Ah ! bien, eh ! bien, je la verrai, tout à l’heure. »

Je respirai, elle était là, mon agitation retomba, Albertine était ici, il m’était presque indifférent qu’elle y fût. D’ailleurs, n’avais-je pas été absurde de supposer qu’elle aurait pu ne pas y être. Je m’endormis, mais, malgré ma certitude qu’elle ne me quitterait pas, d’un sommeil léger et d’une légèreté relative, à elle seulement. Car les bruits qui ne pouvaient se rapporter qu’à des travaux dans la cour, tout en les entendant vaguement en dormant, je restais tranquille, tandis que le plus léger frémissement qui venait de sa chambre, quand elle sortait, ou rentrait sans bruit en appuyant si doucement sur le timbre, me faisait tressauter, me parcourait tout entier, me laissait le cœur battant, bien que je l’eusse entendue dans un assoupissement profond, de même que ma grand’mère dans les derniers jours qui précédèrent sa mort et où elle était plongée dans une immobilité que rien ne troublait et que les médecins appelaient le coma, se mettait, m’a-t-on dit, à trembler un instant comme une feuille quand elle entendait les trois coups de sonnette, par lesquels j’avais l’habitude d’appeler Françoise, et que, même en les faisant plus légers, cette semaine-là, pour ne pas troubler le silence de la chambre mortuaire, personne, assurait Françoise, ne pouvait confondre, à cause d’une manière que j’avais et ignorais moi-même d’appuyer sur le timbre, avec les coups de sonnette de quelqu’un d’autre. Étais-je donc entré moi aussi en agonie, était-ce l’approche de la mort ? Ce jour-là, et le lendemain, nous sortîmes ensemble, puisqu’elle ne voulait plus sortir avec Andrée. Je ne lui parlai même pas du yacht, ces promenades m’avaient calmé tout à fait. Mais elle avait continué le soir à m’embrasser de la même manière nouvelle, de sorte que j’étais furieux. Je ne pouvais plus y voir qu’une manière de me montrer qu’elle me boudait, ce qui me paraissait trop ridicule après les gentillesses que je ne cessais de lui faire. Aussi, n’ayant plus même d’elle les satisfactions charnelles auxquelles je tenais, la trouvant laide dans la mauvaise humeur, sentis-je plus vivement la privation de toutes les femmes et des voyages dont ces premiers beaux jours réveillaient en moi le désir. Grâce sans doute au souvenir épars des rendez-vous oubliés que j’avais eus, collégien encore, avec des femmes, sous la verdure déjà épaisse, cette région du printemps où le voyage de notre demeure errante à travers les saisons venait depuis trois jours de s’arrêter, sous un ciel clément, et dont toutes les routes fuyaient vers des déjeuners à la campagne, des parties de canotage, des parties de plaisir, me semblait le pays des femmes aussi bien qu’il était celui des arbres, et le pays où le plaisir, partout offert, devenait permis à mes forces convalescentes.

La résignation à la paresse, la résignation à la chasteté, à ne connaître le plaisir qu’avec une femme que je n’aimais pas, la résignation à rester dans ma chambre, à ne pas voyager, tout cela était possible dans l’ancien monde où nous étions la veille encore, dans le monde vide de l’hiver, mais non plus dans cet univers nouveau, feuillu, où je m’étais éveillé comme un jeune Adam pour qui se pose pour la première fois le problème de l’existence, du bonheur, et sur qui ne pèse pas l’accumulation des solutions négatives antérieures.

La présence d’Albertine me pesait, je la regardais donc, maussade, et je sentis que c’était un malheur que nous n’eussions pas rompu. Je voulais aller à Venise, je voulais en attendant aller au Louvre voir des tableaux vénitiens et au Luxembourg les deux Elstir, qu’à ce qu’on venait de m’apprendre, la princesse de Guermantes venait de vendre à ce musée, ceux que j’avais tant admirés chez la duchesse de Guermantes, les « Plaisirs de la Danse » et « Portrait de la famille X ». Mais j’avais peur que, dans le premier, certaines poses lascives ne donnassent à Albertine un désir, une nostalgie de réjouissances populaires, la faisant se dire que peut-être une certaine vie qu’elle n’avait pas menée, une vie de feux d’artifices et de guinguettes, avait du bon. Déjà, d’avance, je craignais que le 14 juillet elle me demandât d’aller à un bal populaire et je rêvais d’un événement impossible qui eût supprimé cette fête. Et puis, il y avait aussi là-bas, dans les Elstir, des nudités de femmes dans des paysages touffus du Midi qui pouvaient faire penser Albertine à certains plaisirs, bien qu’Elstir lui-même n’y eût vu que la beauté sculpturale, pour mieux dire la beauté de blancs monuments, que prennent des corps de femme, assis dans la verdure. Aussi, je me résignai à renoncer à cela et je voulus partir pour aller à Versailles.

Albertine, qui n’avait pas voulu sortir avec Andrée, était restée dans sa chambre, à lire, dans un peignoir de Fortuny. Je lui demandai si elle voulait venir à Versailles. Elle avait cela de charmant qu’elle était toujours prête à tout, peut-être par cette habitude qu’elle avait autrefois de vivre la moitié du temps chez les autres, et comme elle s’était décidée à venir avec nous à Paris, en deux minutes. Elle me dit :

« — Je peux venir comme cela, nous ne descendons pas de voiture. »

Elle hésita une seconde entre deux manteaux de Fortuny pour cacher sa robe de chambre — comme elle eût fait entre deux amis différents à emmener — en prit un bleu sombre, admirable, piqua une épingle dans un chapeau. En une minute, elle fut prête avant que j’eusse pris mon paletot et nous allâmes à Versailles. Cette rapidité même, cette docilité absolue me laissèrent plus rassuré, comme si en effet j’eusse eu, sans avoir aucun motif précis d’inquiétude, besoin de l’être. « Tout de même je n’ai rien à craindre, elle fait ce que je lui demande, malgré le bruit de la fenêtre de l’autre nuit. Dès que j’ai parlé de sortir, elle a jeté ce manteau bleu sur son peignoir et elle est venue, ce n’est pas ce que ferait une révoltée, une personne qui ne serait plus bien avec moi », me disais-je, tandis que nous allions à Versailles.

Nous y restâmes longtemps. Le ciel tout entier fait de ce bleu radieux et un peu pâle comme le promeneur couché dans un champ le voit parfois au-dessus de sa tête, mais tellement uni, tellement profond, qu’on sent que le bleu dont il est fait a été employé sans aucun alliage et avec une si inépuisable richesse qu’on pourrait approfondir de plus en plus sa substance, sans rencontrer un atome d’autre chose que de ce même bleu. Je pensais à ma grand’mère qui aimait tant l’art humain, dans la nature, la grandeur, et qui se plaisait à regarder monter dans ce même bleu le clocher de Saint-Hilaire. Soudain j’éprouvais de nouveau la nostalgie de ma liberté perdue en entendant un bruit que je ne reconnus pas d’abord et que ma grand’mère eût, elle aussi, tant aimé. C’était comme le bourdonnement d’une guêpe.

« — Tiens, me dit Albertine, il y a un aéroplane, il est très haut, très haut. »

Je regardais tout autour de moi, mais je ne voyais, sans aucune tache noire, que la pâleur intacte du bleu sans mélange. J’entendais pourtant toujours le bourdonnement des ailes qui tout d’un coup entrèrent dans le champ de ma vision. Là-haut de minuscules ailes brunes et brillantes fronçaient le bleu uni du ciel inaltérable. J’avais pu enfin attacher le bourdonnement à sa cause, à ce petit insecte qui trépidait là-haut, sans doute à bien deux mille mètres de hauteur ; je le voyais bruire. Peut-être quand les distances sur terre n’étaient pas encore depuis longtemps abrégées par la vitesse comme elles le sont aujourd’hui, le sifflet d’un train passant à deux kilomètres était-il pourvu de cette beauté qui maintenant pour quelque temps encore nous émeut dans le bourdonnement d’un aéroplane à deux mille mètres, à l’idée que les distances parcourues dans ce voyage vertical sont les mêmes que sur le sol et que dans cette autre direction, où les mesures nous paraissent autres parce que l’abord nous en semblait inaccessible, un aéroplane à deux mille mètres n’est pas plus loin qu’un train à deux kilomètres, est plus près même, le trajet identique s’effectuant dans un milieu plus pur, sans séparation entre le voyageur et son point de départ, de même que sur mer ou dans les plaines, par un temps calme, le remous d’un navire déjà loin ou le souffle d’un seul zéphir rayent l’océan des eaux ou des blés. Nous revînmes très tard dans une nuit où çà et là au bord du chemin un pantalon rouge à côté d’un jupon révélaient des couples amoureux. Notre voiture passa la porte Maillot pour rentrer. Aux monuments de Paris s’était substitué pur, linéaire, sans épaisseur, le dessin des monuments de Paris, comme on eût fait pour une ville détruite dont on eût voulu relever l’image. Mais au bord de celle-ci s’élevait avec une telle douceur la bordure bleu pâle sur laquelle elle se détachait que les yeux altérés cherchaient partout encore un peu de cette nuance délicieuse qui leur était trop avarement mesurée : il y avait clair de lune. Albertine l’admira. Je n’osai lui dire que j’en aurais mieux joui si j’avais été seul ou à la recherche d’une inconnue. Je lui récitai des vers ou des phrases de prose sur le clair de lune lui montrant comment d’argenté qu’il était autrefois, il était devenu bleu avec Chateaubriand, avec le Victor Hugo d’Eviradnus et de la Fête chez Thérèse, pour redevenir jaune et métallique avec Baudelaire et Leconte de Lisle. Puis lui rappelant l’image qui figure le croissant de la lune à la fin de Booz endormi, je lui parlai de toute la pièce. Je ne peux pas dire combien quand j’y pense sa vie était recouverte de désirs alternés, fugitifs, souvent contradictoires. Sans doute le mensonge la compliquait encore, car ne se rappelant plus au juste nos conversations, quand elle m’avait dit :

« — Ah ! voilà une jolie fille et qui jouait bien au golf. »

Et que, lui ayant demandé le nom de cette jeune fille, elle m’avait répondu de cet air détaché, universel, supérieur, qui a sans doute toujours des parties libres, car chaque menteur de cette catégorie l’emprunte chaque fois pour un instant dès qu’il ne veut pas répondre à une question, et il ne lui fait jamais défaut.

« — Ah ! je ne sais pas (avec regret de ne pouvoir me renseigner), je n’ai jamais su son nom, je la voyais au golf, mais je ne savais pas comment elle s’appelait. »

Si un mois après je lui disais :

« — Albertine, tu sais cette jolie fille dont tu m’as parlé, qui jouait si bien au golf. »

« — Ah ! oui, me répondait-elle sans réflexion, Émilie Daltier, je ne sais ce qu’elle est devenue. »

Et le mensonge, comme une fortification de campagne, était reporté de la défense du nom pris maintenant, sur la possibilité de la retrouver.

« — Eh ! je ne sais pas, je n’ai jamais su son adresse. Je ne vois personne qui pourrait vous dire cela. Oh ! non, Andrée ne l’a pas connue. Elle n’était pas de notre petite bande, aujourd’hui si divisée. »

D’autres fois le mensonge était comme un vilain aveu :

« — Ah ! si j’avais trois cent mille francs de rente… »

Elle se mordait les lèvres.

« — Hé bien, que ferais-tu ? »

« — Je te demanderais, disait-elle en m’embrassant, la permission de rester chez toi. Où pourrais-je être plus heureuse ? »

Mais même en tenant compte des mensonges, il était incroyable à quel point sa vie était successive, et fugitifs ses plus grands désirs. Elle était folle d’une personne et au bout de trois jours n’eût pas voulu recevoir sa visite. Elle ne pouvait pas attendre une heure que je lui eusse fait acheter des toiles et des couleurs, car elle voulait se remettre à la peinture. Pendant deux jours elle s’impatientait, avait presque des larmes vite séchées d’enfant à qui on a ôté sa nourrice. Et cette instabilité de ses sentiments à l’égard des êtres, des choses, des occupations, des arts, des pays, était en vérité si universelle que si elle a aimé l’argent, ce que je ne crois pas, elle n’a pas pu l’aimer plus longtemps que le reste. Quand elle disait : « Ah ! si j’avais trois cent mille francs de rente ! », même si elle exprimait une pensée mauvaise mais bien peu durable, elle n’eût pu s’y rattacher plus longtemps qu’au désir d’aller aux Rochers dont l’édition de Mme de Sévigné de ma grand’mère lui avait montré l’image, de retrouver une amie de golf, de monter en aéroplane, d’aller passer la Noël avec sa tante, ou de se remettre à la peinture.

« — Au fond, nous n’avons faim ni l’un ni l’autre, on aurait pu passer chez les Verdurin, dit-elle, c’est leur heure et leur jour. »

« — Mais si vous êtes fâchée contre eux ? »

« — Oh ! il y a beaucoup de cancans contre eux, mais dans le fond ils ne sont pas si mauvais que ça. Mme Verdurin a toujours été très gentille pour moi. Et puis on ne peut pas être toujours brouillé avec tout le monde. Ils ont des défauts, mais qui est-ce qui n’en a pas ? »

« — Vous n’êtes pas assez habillée, il faudrait rentrer vous habiller, il serait bien tard. »

« — Oui, vous avez raison, rentrons tout simplement », répondit Albertine avec cette admirable docilité qui me stupéfiait toujours.

Le beau temps cette nuit-là fit un bond en avant, comme un thermomètre monte à la chaleur.

Par ces matins tôt levés du printemps, j’entendais les tramways cheminer, à travers les parfums, dans l’air auquel la chaleur se mélangeait de plus en plus jusqu’à ce qu’il arrivât à la solidification et à la densité de midi. Quand l’air onctueux avait achevé d’y vernir et d’y isoler l’odeur du lavabo, l’odeur de l’armoire, l’odeur du canapé, rien qu’à la netteté avec laquelle, verticales et debout, elles se tenaient en tranches juxtaposées et distinctes, dans un clair obscur nacré qui ajoutait un glacé plus doux au reflet des rideaux et des fauteuils de satin bleu, je me voyais, non par un simple caprice de mon imagination, mais parce que c’était effectivement possible, suivant dans quelque quartier neuf de la banlieue les rues aveuglées de soleil et voyant non les fades boucheries et la blanche pierre de taille, mais la salle à manger de campagne où je pourrais arriver tout à l’heure, et les odeurs que j’y trouverais en arrivant, l’odeur du compotier de cerises et d’abricots, de cidre, de fromage de gruyère, tenues en suspens dans la lumineuse congélation de l’ombre qu’elles veinent délicatement comme l’intérieur d’une agate, tandis que les porte-couteaux en verre prismatique y irisent des arcs-en-ciel, ou piquent çà et là sur la toile cirée des ocellures de paon. Comme un vent qui s’enfle avec une progression régulière, j’entendais avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentais son odeur de pétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont toujours des matérialistes, et à qui elle gâte la campagne), et à certains penseurs matérialistes à leur manière aussi, qui croyant à l’importance du fait s’imaginent que l’homme serait plus heureux, capable d’une poésie plus haute, si ses yeux étaient susceptibles de voir plus de couleurs, ses narines de connaître plus de parfums, travestissement philosophique de l’idée naïve de ceux qui croient que la vie était plus belle quand on portait au lieu de l’habit noir de somptueux costumes.

Mais pour moi (de même qu’un arome, déplaisant en soi peut-être, de naphtaline et de vetiver, m’eût exalté en me rendant la pureté bleue de la mer le jour de mon arrivée à Balbec), cette odeur de pétrole, qui, avec la fumée qui s’échappait de la machine s’était tant de fois évanouie dans le pâle azur comme si elle m’avait suivi dans mes promenades pendant ces après-midi d’été où Albertine était à peindre, elle faisait fleurir maintenant de chaque côté de moi, bien que je fusse dans ma chambre obscure, les bleuets, les coquelicots et les trèfles incarnat, elle m’enivrait comme une odeur de campagne non pas circonscrite et fixe, comme celle qui est apposée devant les aubépines et qui, retenue par ses éléments onctueux et denses, flotte avec une certaine stabilité devant la haie, mais une odeur devant quoi fuyaient les routes, changeait l’aspect du sol, accouraient les châteaux, pâlissait le ciel, se décuplaient les forces, une odeur qui était comme un symbole de bondissement et de puissance et qui renouvelait le désir que j’avais eu à Balbec de monter dans la cage de cristal et d’acier, mais cette fois pour aller non plus faire des visites dans des demeures familières avec une femme que je connaissais trop, mais faire l’amour dans des lieux nouveaux avec une femme inconnue. Odeur qu’accompagnait, à tout moment, l’appel des trompes d’automobiles qui passaient, sur lequel j’adaptais des paroles comme sur une sonnerie militaire : « Parisien, lève-toi, lève-toi, viens déjeuner à la campagne et faire du canot dans la rivière, à l’ombre sous les arbres, avec une belle fille, lève-toi, lève-toi. » Et toutes ces rêveries m’étaient si agréables que je me félicitais de la « sévère loi » qui faisait que tant que je n’aurais pas appelé, aucun « timide mortel », fût-ce Françoise, fût-ce Albertine, ne s’aviserait de venir me troubler « au fond de ce palais », où « une majesté terrible affecte à mes sujets de me rendre invisible ».

Mais, tout à coup, le décor changea : ce ne fut plus le souvenir d’anciennes impressions, mais d’un ancien désir, tout récemment réveillé encore par la robe bleu et or de Fortuny, qui étendit devant moi un autre printemps, un printemps non plus du tout feuillu, mais subitement dépouillé au contraire de ses arbres et de ses fleurs par ce nom que je venais de me dire : Venise, un printemps décanté, qui est réduit à son essence, et traduit l’allongement, l’échauffement, l’épanouissement graduel de ses jours par la fermentation progressive non plus d’une terre impure, mais d’une eau vierge et bleue, printanière sans porter corolles, et qui ne pourrait répondre au mois de mai que par des reflets, travaillés par lui, s’accordant exactement à lui dans la nudité rayonnante et fixe de son sombre saphir. Aussi bien pas plus que les saisons à ses bras de mer infleurissables les modernes années n’apportent de changement à la cité gothique ; je le savais, je ne pouvais l’imaginer, or, l’imaginer, voilà ce que je voulais de ce même désir qui, jadis, quand j’étais enfant, dans l’ardeur même du départ, avait brisé en moi la force de partir ; me trouver face à face avec des imaginations vénitiennes, contempler comment cette mer divisée enserrait de ses méandres, comme les replis du fleuve océan, une civilisation urbaine et raffinée, mais qui, isolée par leur ceinture azurée, s’était développée, avait eu à part ses écoles de peinture et d’architecture — jardin fabuleux de bruits et d’oiseaux, de pierre de couleur, fleuri au milieu de la mer qui venait le rafraîchir, frappait de son flux le faîte des colonnes et sur le puissant relief des chapiteaux, comme un regard de sombre azur qui veille dans l’ombre, posait par taches et faisait remuer perpétuellement la lumière. Oui, il fallait partir, c’était le moment.

Depuis qu’Albertine n’avait plus l’air fâché contre moi, sa possession ne me semblait plus un bien en échange duquel on est prêt à donner tous les autres. Peut-être parce que nous ne l’aurions fait que pour nous débarrasser d’un chagrin, d’une anxiété qui sont apaisés maintenant. Nous avons réussi à traverser le cerceau de toile à travers lequel nous avons cru un moment que nous ne pourrions jamais passer. Nous avons éclairci l’orage, ramené la sérénité du sourire, Le mystère angoissant d’une haine sans cause connue et peut-être sans fin est dissipé. Dès lors, nous nous retrouvons face à face avec le problème momentanément écarté d’un bonheur que nous savons impossible.

Maintenant que la vie avec Albertine était redevenue possible, je sentais que je ne pourrais en tirer que des malheurs puisqu’elle ne m’aimait pas, mieux valait la quitter sur la douceur de son consentement que je prolongerais par le souvenir. Oui, c’était le moment, il fallait m’informer bien exactement de la date où Andrée allait quitter Paris, agir énergiquement auprès de Mme Bontemps de manière à être bien certain qu’à ce moment-là Albertine ne pourrait aller ni en Hollande, ni à Montjouvain. Il arriverait, si nous savions mieux analyser nos amours, de voir que souvent les femmes ne nous plaisent qu’à cause du contrepoids d’hommes à qui nous avons à les disputer, bien que nous souffrions jusqu’à mourir d’avoir à les leur disputer ; le contrepoids supprimé, le charme de la femme tombe. On en voit un exemple douloureux et préventif dans cette prédilection des hommes pour les femmes qui avant de les connaître ont commis des fautes, pour ces femmes qu’ils sentent enlisées dans le danger et qu’il leur faut, pendant toute la durée de leur amour, reconquérir, de l’exemple postérieur au contraire et nullement dramatique celui-là de l’homme qui, sentant s’affaiblir son goût pour la femme qu’il aime, applique spontanément les règles qu’il a dégagées, et pour être sûr qu’il ne cesse pas d’aimer la femme, la met dans un milieu dangereux où il lui faut la protéger chaque jour. (Le contraire des hommes qui exigent qu’une femme renonce au théâtre bien que d’ailleurs c’est parce qu’ils avaient été au théâtre qu’ils l’ont aimée.)

Quand ainsi le départ d’Albertine n’aurait plus d’inconvénients, il fallait choisir un jour de beau temps comme celui-ci — il allait y en avoir beaucoup — où Albertine me serait indifférente, où je serais tenté de mille désirs, il faudrait la laisser sortir sans la voir, puis me levant, me préparant vite, lui laisser un mot, en profitant de ce que, comme elle ne pourrait à cette époque aller en nul lieu qui m’agitât, je pourrais réussir en voyage à ne pas me représenter les actions mauvaises qu’elle pourrait faire, et qui me semblaient en ce moment bien différentes du reste, et sans l’avoir revue, partir pour Venise. Je sonnai Françoise pour lui demander de m’acheter un guide et un indicateur, comme j’avais fait enfant, quand j’avais déjà voulu préparer un voyage à Venise, réalisation d’un désir aussi violent que celui que j’avais en ce moment ; j’oubliais que depuis il en était un que j’avais atteint, sans aucun plaisir, le désir de Balbec, et que Venise, étant aussi un phénomène visible, ne pourrait probablement pas plus que Balbec réaliser un rêve ineffable, celui du temps gothique, actualisé d’une mer printanière et qui venait d’instant en instant frôler mon esprit d’une image enchantée, caressante, insaisissable, mystérieuse et confuse. Françoise ayant entendu mon coup de sonnette entra, assez inquiète de la façon dont je prendrais ses paroles et sa conduite.

« — J’étais bien ennuyée, me dit-elle, que Monsieur sonne si tard aujourd’hui. Je ne savais pas ce que je devais faire. Ce matin à huit heures mademoiselle Albertine m’a demandé ses malles, j’osais pas y refuser, j’avais peur que Monsieur me dispute si je venais l’éveiller. J’ai eu beau la catéchiser, lui dire d’attendre une heure parce que je pensais toujours que Monsieur allait sonner ; elle n’a pas voulu, elle m’a laissé cette lettre pour Monsieur, et à neuf heures elle est partie. »

Alors — tant on peut ignorer ce qu’on a en soi, puisque j’étais persuadé de mon indifférence pour Albertine — mon souffle fut coupé, je tins mon cœur de mes deux mains brusquement mouillées par une certaine sueur que je n’avais jamais connue depuis la révélation que mon amie m’avait faite dans le petit tram, relativement à l’amie de Mlle Vinteuil, sans que je pusse dire autre chose que :

« — Ah ! très bien, vous avez bien fait naturellement de ne pas m’éveiller, laissez-moi un instant, je vais vous sonner tout à l’heure. »

« Mademoiselle Albertine est partie ! »

Marcel Proust.
  1. Ce passage a été publié dans la Nouvelle Revue Française du 1er novembre 1922.
  2. Fin du passage publié dans la Nouvelle Revue Française du 1er novembre 1922.