Précis de la mythologie scandinave/Balder
BALDER.
Le favori des dieux, des hommes et du monde entier, c’est Balder ; l’univers se livre au désespoir à sa mort. Il n’y a pas beaucoup à dire sur sa vie ; l’Edda n’entre en détail que dans la description de sa personne et de l’événement funeste de sa mort. Il est fils d’Odin et de Frigg ; nul de ses enfans ne lui ressemble. On n’a que du bien à dire sur son compte, il est unanimement loué. Sa beauté rayonne de bonté, de douceur et de sagesse ; mais la justice la plus inébranlable est une de ses qualités suprêmes ; l’arrêt le plus irrévocable sort de sa bouche.
Quant aux événemens qui précèdent la mort du dieu de la justice, l’Edda raconte ce qui suit. Balder était obsédé de rêves noirs et fatals qui pronostiquaient le danger dont il était menacé. Les dieux qui consultèrent les prophéties, apprirent
Rassurés sur tous les points, les dieux se divertissaient au contraire à provoquer le péril impuissant contre l’invulnérabilité de Balder ; leur amusement principal fut de tirer à la cible sur sa personne, et de faire de lui le point de mire de leurs jets de pierres. Les dieux s’enorgueillirent de le voir à l’abri de tout assaut. Rien n’était capable de le blesser, ce dont les dieux se réjouirent ; Loke seul s’irrita de la gloire de Balder. Il se déguisa en vieille femme et se rendit à Fensale, résidence de Frigg. À son arrivée, la déesse l’interrogea sur les nouvelles des dieux, et Loke lui raconta qu’ils s’amusaient à tirer à la cible, et que l’invulnérable Balder leur servait de but sans être jamais atteint. Frigg ne s’en étonna pas, car c’était à elle que la nature et toutes les choses de l’univers avaient prêté serment de ne jamais lui porter préjudice. « N’y a-t-il rien au monde qui ne soit engagé par serment », demanda la vieille femme. « Rien, si ce n’est un petit brin de gui, qui pousse loin d’ici à l’autre côté de Valhalla ; cette plante m’a paru trop jeune pour prêter serment, et trop inoffensive pour qu’elle soit comprise au nombre des choses nuisibles. » Là-dessus la vieille femme s’éloigna ; mais Loke se mit à la recherche du gui, il s’en empara et revint ensuite rejoindre les dieux à Asgaard. Le frère aveugle de Balder, nommé Hoeder, avait précisément choisi sa place à l’extrémité du cercle que formaient les dieux autour de Balder ; mais lui seul ne prit aucune part à la joie générale. Loke l’aborda, en disant : « Je m’étonne bien que tu ne sois pas du nombre de ceux qui tirent à la cible ». Mais l’aveugle répondit : « Que veux-tu que je fasse, moi qui suis privé de la vue, et ne possède en outre aucune espèce d’arme ». Cependant Loke l’encouragea à essayer de tirer, disant qu’il fallait rendre hommage à son frère, comme le faisaient les autres. « Je t’indiquerai la direction, et tiens ! tire avec la verge que je vais te donner ». Hoeder prit le gui offert, et visant du côté indiqué, il fit partir le trait. Balder fut atteint du coup et tomba raide mort. Ce fut là le fait le plus funeste qui jamais ait eu lieu, parmi les dieux et les hommes.
Les dieux restaient foudroyés d’abord ; nulle main se remua pour relever le dieu trahi ; on se regardait stupéfait et ému d’une exaspération unanime ; mais la sainteté de l’endroit éloigna la moindre pensée de vengeance. Ce n’était qu’en essayant de retrouver la parole que l’assemblée fondit en larmes, et le chagrin profond dont chacun fut frappé, ne se manifestait que de cette manière. Mais c’était Odin surtout qui devait s’affliger du malheur, car personne plus que lui n’était capable de juger de l’extension de la perte qu’ils venaient d’éprouver.
Revenue un peu à elle, Frigg reprit la parole d’abord, annonçant aux dieux que celui d’entre eux qui voudrait aspirer à son amour et à sa grâce, s’en rendrait digne en descendant aux enfers où il retrouverait Balder, et où il offrirait à Hel une rançon pour la délivrance du dieu chéri. Le messager d’Odin, l’intrépide Hermod, offrit de s’acquitter de la mission. On lui donna le coursier fougueux d’Odin qu’il monta, et disparut.
Mais les dieux portèrent le corps inanimé de Balder au bord de la mer, où était le vaisseau du défunt, le plus grand des vaisseaux, nommé Hringhorni. Les dieux voulurent le lancer à la mer, et y préparer le bûcher funèbre, mais le vaisseau s’obstina à ne pas bouger. On envoya alors quérir une géante de Joetunheim, nommée Hyrrokin ; elle arriva, montée sur un loup, guidé par une bride de serpens. Dès qu’elle fut descendue de sa monture, quatre Berserkers[1] furent chargés de tenir l’animal, qu’ils ne parvinrent à dompter qu’en le jetant par terre. Hyrrokin se plaça à l’entrave du vaisseau, et, par un seul mouvement, elle le fit glisser avec tant de violence qu’au moment où il quitta les rouleaux, le feu en jaillit, de manière que la terre en trembla. Mais Thor qui entra aussitôt en fureur, prit son marteau, et eût écrasé la tête de la géante si les autres dieux n’eussent imploré sa grâce. Là-dessus on transporta à bord le corps sacré de Balder ; mais à cette vue déchirante se brisa le cœur de Nanna, de l’épouse chérie du dieu qui l’accompagnait alors jusqu’au bûcher. Thor inaugura le bûcher funèbre à l’aide de son marteau ; il en augmenta la flamme en y poussant un petit nain, qui dans ce moment vint passer devant ses jambes. Une foule immense s’était donné rendez-vous à ses obsèques ; à la tête du cortége nous nommerons Odin d’abord, qui était suivi de Frigg, des Valkyries et de ses deux corbeaux ; vient ensuite Frejr dans son char, qui était attelé du verrat châtré à soies d’or ; Heimdal[2] y fut également, monté sur son cheval Guldtop, et la déesse Freja[3] parut enfin, accompagnée de ses deux chats. Les Hrimthurses, ainsi que les géans, n’y manquèrent non plus. Odin jeta la bague Draupnir sur le bûcher funèbre ; le cheval du défunt, tout bridé et sellé, périt dans les flammes qui dévorèrent la dépouille du maître.
Suivons Hermod dans son triste chemin qui conduit à Hel, à travers de sombres vallées et des abîmes profonds, où il ne vit rien avant de s’arrêter au pont de Giallar, que garde une vierge, nommée Modguder. Elle s’informa du nom de l’intrépide, ajoutant que cinq divisions de morts avaient l’autre jour traversé à cheval le pont, mais que le bruit de leurs pas ne surpassait pas celui de ses pas retentissans. « Et encore », continua-t-elle, « tu n’as pas le teint livide des morts, que vas-tu donc faire ici ? » « Je me rends à Hel », lui répondit-il, « pour y retrouver Balder ; tu dois l’avoir vu passer par ici. » Elle affirma sa demande, en lui indiquant le chemin qui conduisait à Hel. Hermod continua son chemin ; il s’arrêta enfin devant la grille de l’enfer, descendit, serra la sangle de sa monture, et l’ayant remontée, il donna les éperons à l’animal, qui, sans heurter des pieds les barreaux de la grille, franchit celle-ci en un saut. Hermod se dirigea ensuite vers la salle ; descendit, entra, et vit son frère assis sur le trône. Il y passa la nuit, et le lendemain il comparut devant la déesse, en lui retraçant le désespoir des dieux et des déesses ; il la supplia de permettre à Balder de retourner avec lui. Mais Hel répondit qu’elle était curieuse de voir si Balder était aimé autant qu’on voulait bien le lui faire croire ; s’il en était ainsi, il retournerait, à condition que tout au monde, les choses inanimées de même que les êtres vivans, voudrait bien le pleurer ; mais qu’il resterait si le moindre objet refusait de verser des larmes. Hermod se leva ; Balder le suivit hors de la salle, pour lui donner la bague qu’il le pria de remettre à Odin, en souvenir de son fils bien-aimé ; Nanna, son épouse, envoya à Frigg un tapis, tissu de fleurs. Le messager se mit en chemin pour s’en retourner à Asgaard, où il rendit compte de tout ce qui s’était passé.
Dès que les dieux apprirent l’arrêt ambigu de Hel, ils envoyèrent des messagers dans toutes les parties du monde, pour engager à racheter des enfers, au prix des larmes, le dieu chéri. Personne ne s’y refusa ; les hommes, tous les êtres inanimés, les arbres, les métaux même fondirent en larmes — qui ignore que les métaux pleurent en passant du froid à la chaleur ? De retour de leur mission, les messagers passèrent devant une grotte où était assise une géante. Elle s’appelait Thoek. Ils lui adressèrent la prière que personne n’avait refusée, mais elle leur répondit : « Thoek ne veut pleurer la mort de Balder qu’à larmes sèches ; s’il meurt ou s’il vit, je m’en soucie peu ; que Hel garde son trésor. » On prétend que la géante n’était autre que Loke ; ainsi arriva-t-il que le plus grand des malheurs des dieux leur vint de sa part.
Tout en examinant les mythes précédens, nous avons réussi à entrevoir la vérité physique aussi bien que la vérité éthique que renferment les poésies de l’Edda, et nous ne tarderons non plus à déchiffrer le sens moral et physique de ce dernier mythe. Il y en a qui ne saisissent que le côté spirituel de la fiction, disant que Balder ne peut être que l’expression sublime de l’éclat qui entoure la vie, conçue par une âme innocente dans l’auréole de l’éternité, éclat qu’une fatalité doit avoir terni bientôt. Balder est l’image de l’innocence et de la candeur de l’enfance, sa mort est la fin de l’âge d’or de l’humanité, et ce dieu tant pleuré ne reviendra qu’à la régénération de l’innocence. Sans vouloir en quoi que ce soit démentir cette opinion, il ne faut pas non plus mépriser une solution en effet moins sublime, mais toute aussi positive, à savoir celle-ci : il s’agit d’appliquer l’image à la succession des quatre saisons, à la clarté de l’été, suivie des sombres jours du mois de décembre, à la rude saison qui a tué la vie de la nature. Rien n’empêche que Balder ne soit tout aussi bien la lumière rayonnante de la belle saison ; Hoeder, le frère aveugle qui avait choisi sa place à l’extrémité du cercle, représente alors l’obscurité dans laquelle se termine l’année, tandis que Vale, le vengeur de la mort de son frère, ne peut être que les rayons printaniers du nouvel an. L’image est assez grande pour renfermer à la fois deux idées qui en beauté ne se le cèdent en rien, et pour être le symbole des deux vérités également incontestables, qui se rencontrent d’ailleurs sans s’en apercevoir, car la lumière est toujours invariable.
Si Balder est l’image de la lumière de la nature, combien plus ne doit-il pas être celle de l’âme et du cœur, la clarté de l’innocence, de la chasteté, de la douceur. Cette combinaison d’idées était particulière à l’antiquité ; les Perses, par exemple, ne comprirent le juste, le beau et le vrai que dans l’image de la lumière qui pour eux était plus que le symbole, puisqu’elle était le bien même. La nature prend le deuil à la mort de Balder, de même que l’histoire se voile, non à cause de la mort du héros, mais pour l’innocence succombée à la méchanceté. Toutes les fois que l’obscurité l’emporte sur la clarté, c’est le beau, le juste et le vrai qui succombent ; mais ils ne succombent que pour renaître dans un éclat redoublé. Balder disparaît de la nature quand les fleurs s’étiolent et que les vents de l’automne sifflent à travers les rameaux dépouillés de la forêt ; Balder meurt dans l’âme toutes les fois que l’esprit s’égare, oubliant son origine céleste ; mais il reviendra avec le souffle embaumé du printemps, lorsque le rossignol aura commencé sa mélodieuse chanson d’amour : il ressuscite dès que l’âme perdue se relève de nouveau, qu’elle se débarrasse du manteau de l’obscurité pour remonter au ciel sur les ailes de la lumière.