Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens/Chapitre X

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CHAPITRE X.

Conclusion.

L’ensemble des faits exposés dans cet ouvrage, et celui des notions nouvelles qu’ils ont produites sur le système graphique de l’ancienne Égypte, nous ont paru exiger le résumé sommaire qui est le sujet de ce dernier chapitre. On y présentera, 1.o l’état général des opinions sur ce système, avant ma découverte de l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques ; 2.o la série des principes certains de ce même système, résultats directs des faits discutés, quoique rapidement, dans les précédens chapitres ; 3.o celles des notions positives, relatives à l’histoire civile et religieuse de l’Égypte, déjà déduites de l’application de ces principes aux monumens ; 4.o un aperçu de ce qui reste à faire pour compléter ces principes fondamentaux, multiplier leurs applications, et nous montrer enfin, sous tous ses aspects, la nation illustre dont l’antiquité toute entière admira le génie, célébra les travaux, et s’appropria les plus sages institutions.

Les auteurs grecs ou romains qui reçurent par eux-mêmes ou indirectement quelques notions sur le système graphique des anciens Égyptiens, et en particulier sur leur écriture monumentale ou hiéroglyphique pure, durent être plus particulièrement frappés d’y rencontrer des caractères figuratifs et symboliques, c’est-à-dire, des caractères dont chacun exprimait à lui seul une idée, et sans aucune relation bien directe avec le son du mot signe de cette même idée dans la langue parlée : ces Grecs et ces Romains, habitués à une écriture toute alphabétique, et qui notait uniquement les mots de la langue, remarquèrent sur-tout, en effet, ces caractères figuratifs et ces caractères symboliques de l’écriture égyptienne, qui s’éloignaient tout-à-fait, et dans la forme et dans le fond, de la nature des signes dont ils se servaient eux-mêmes pour écrire la langue grecque ou la langue latine. Aussi, en parlant de l’écriture hiéroglyphique, n’ont-ils expressément mentionné que ces deux ordres de signes, sans donner aucun détail sur les élémens phonétiques égyptiens, soit qu’ils ne les aient point connus, soit qu’étant d’une nature analogue, aux formes près, à celle des lettres qu’ils employaient eux-mêmes, ils aient cru inutile d’en parler d’une manière expresse. On a pu remarquer aussi que Clément d’Alexandrie lui-même, l’auteur qui nous a transmis les documens les plus circonstanciés sur le système graphique égyptien, ne parle que très-rapidement des élémens phonétiques, sans entrer dans aucune explication à leur sujet ; et cela, au point que nul des critiques qui ont travaillé sur ce passage, n’y avait saisi cette indication de signes ou lettres représentant des sons[1], comme élémens premiers de l’écriture hiéroglyphique proprement dite.

C’est principalement à cette circonstance qu’il faut attribuer toutes les vaines tentatives des modernes sur les textes hiéroglyphiques. Ne trouvant, dans les auteurs classiques grecs et latins, que des indications multipliées de signes symboliques ou bien d’images mêmes des objets, les savans des trois derniers siècles en ont conclu que l’écriture hiéroglyphique était uniquement composée de caractères dont chacun était le signe fixe d’une idée. En partant de ce faux principe, ils recueillirent dans les écrits de ces mêmes auteurs grecs et latins, l’indication des formes d’un certain nombre de signes égyptiens ; ils crurent les reconnaître sur les monumens, et ne balancèrent point à leur assigner la valeur souvent contradictoire que Diodore de Sicile, Horapollon, Clément d’Alexandrie, Plutarque et Eusèbe attribuent à chacun d’eux.

Mais la série des signes symboliques et figuratifs dont le sens a été indiqué par les anciens, est fort courte, comparativement au nombre immense de caractères variés que présentent les inscriptions hiéroglyphiques. L’esprit inventif des auteurs suppléa bientôt au silence de l’antiquité ; et prenant chaque hiéroglyphe pour un symbole, on devina, à l’envi, le sens caché que chacun d’eux devait renfermer, en ayant égard, non pas à la forme même du signe ni à sa nature possible, mais bien seulement aux idées particulières qu’on voulait à toute force retrouver dans les inscriptions égyptiennes.

Dès ce moment les études hiéroglyphiques furent détournées de leur véritable direction, ou plutôt on ne s’y livra pas en réalité, puisque l’imagination prenait alors la place du raisonnement, et les conjectures celle des faits. Telle fût en particulier la méthode du jésuite Kircher.

Cet infatigable auteur de tant de longs ouvrages, s’abandonnant, je n’oserais dire de bonne foi, aux hypothèses les moins naturelles, et négligeant les plus simples élémens de la saine critique, prétendit reconnaître, dans les textes hiéroglyphiques gravés sur les obélisques, les statues, les momies et les amulettes de style égyptien, toute la science cabalistique et les rêveries monstrueuses de la démonomanie la plus raffinée : c’est ainsi, par exemple, que le cartouche qui, sur l’obélisque Pamphile, renferme tout simplement le titre Ⲁⲟⲧⲕⲣⲧⲣ (Αυτοκρατωρ)[2], l’Empereur, en caractères phonétiques, exprime emblématiquement, selon Kircher[3], les idées suivantes : « L’auteur de la fécondité et de toute végétation est Osiris, dont la faculté génératrice est tirée du ciel dans son royaume, par le saint Mophta[4] ; » c’est ainsi encore que le cartouche du même obélisque, qui contient seulement, et toujours en caractères phonétiques, les mots Ⲕⲏⲥⲣⲥ Ⲧⲙⲧⲓⲁⲛⲥ Ⲥⲃⲥⲧⲥ (Καισαρ Δομιτιανος Σεβαστος), César-Domitien-Auguste, signifie textuellement, selon le même auteur : Generationis beneficus præses cœlesti dominio quadripotens aerem per Mophta beneficum humorem aereum committit Ammoni inferiora potentissimo qui per simulacrum et ceremonias appropriatas trahitur ad potentiam exerendam[5] ; paroles tellement obscures, que je les cite sans oser en essayer une traduction française, par la crainte de ne point saisir l’idée de Kircher, en supposant toutefois qu’il y en attachât une lui-même.

Quoi qu’il en soit, Kircher fit école, et, comme il arrive toujours en pareille occasion, les imitateurs ont passé le maître. Sa doctrine n’est même point encore tout-à-fait abandonnée, puisqu’on vient de voir paraître une nouvelle traduction des hiéroglyphes de l’obélisque Pamphile qui, selon le nouvel Œdipe, conserve la mémoire du triomphe sur les impies, obtenu par les adorateurs de la Très-Sainte Trinité et du Verbe éternel, sous le gouvernement des sixième et septième rois d’Égypte, au sixième siècle après le déluge[6] ; et l’on n’apprendra point, sans quelque surprise, qu’un de ces pieux monarques fut Sésac, celui-là même qui, selon l’Écriture, pilla Jérusalem, et enleva les trésors du temple et ceux de la maison de David.

Toutefois, et malgré les divagations de Kircher ; quelques bons esprits s’adonnèrent enfin à l’étude d’un sujet qu’ils ne jugèrent point épuisé. Warburton, beaucoup plus sage que tous ses devanciers, discuta les divers textes des anciens, relatifs aux écritures égyptiennes ; il reconnut théoriquement diverses sortes de caractères, mais il commit l’erreur grave d’avancer que chacune de ces espèces de caractères formait une écriture à part : ce savant évêque n’a d’ailleurs prétendu donner que des généralités, sans en faire aucune application aux monumens égyptiens existant alors en Europe.

D’autres écrivains, ne voyant encore que des symboles dans les objets d’art comme dans les inscriptions égyptiennes, crurent retrouver, dans les uns comme dans les autres, des emblèmes nombreux et uniquement relatifs à l’astronomie, au calendrier et aux travaux de l’agriculture. C’est l’abbé Pluche, qui, le premier, énonça positivement une pareille idée[7] ; et ceux qui ont marché sur ses traces, ne s’embarrassant guère plus que lui de l’incohérence de leurs mille et une explications, sans se douter même de l’impossibilité réelle de les coordonner en un système général un peu supportable, ont ainsi décidé, contre toute vraisemblance, que les innombrables inscriptions qui couvrent les monumens de l’Égypte, se rapportent à une seule science, à un seul et même ordre d’idées. Toutefois aucun de ces interprètes, aucun même de ceux qui, associant les idées de Pluche à celles de Dupuis, ont entrepris d’expliquer les hiéroglyphes, n’a tenté de donner le sens suivi d’une seule inscription hiéroglyphique, pas même de la plus courte. Tous ont pris les personnages représentés sur les différentes espèces de bas-reliefs, pour des lettres hiéroglyphes, et ont attribué à chacune d’elles le sens qui convenait le mieux à leurs explications à priori.

Il n’en est pas ainsi de l’auteur d’un grand ouvrage intitulé, de l’Étude des hiéroglyphes[8] ; celui-ci s’est réellement occupé des véritables textes hiéroglyphiques. Abordant franchement toutes les difficultés, et convaincu qu’il était possible, à l’aide des traditions anciennes et par la connaissance des emblèmes et des expressions figurées particulières à divers peuples de la terre, de parvenir à l’intelligence des inscriptions égyptiennes qui, selon lui encore, sont toutes composées de signes symboliques, cet infatigable scrutateur recueille ce qu’il nomme les symboles des peuples en Afrique, en Asie, en Europe, comme en Amérique, et, en faisant l’application aux grands monumens de l’Égypte, il trouve, par exemple, sur le portique du grand temple de Dendéra, une traduction du centième psaume de David, composé pour inviter les peuples à entrer dans le temple de Dieu[9].

On est même allé plus loin : non contens de supposer que les monumens de l’Égypte exprimaient des séries d’idées tout-à-fait semblables à celles que renferment les textes sacrés des chrétiens et des juifs, d’autres ont cru découvrir que tous les hiéroglyphes, considérés comme de simples lettres, n’exprimaient encore que des mots hébreux[10]. Le simple bon sens veut cependant que, si les textes égyptiens expriment des prononciations, leur lecture nous donne des mots égyptiens et non des mots hébreux, chaldéens ou arabes.

Toutes ces aberrations, tous ces vains systèmes, ont eu pour cause première la prétention de parvenir à l’intelligence des hiéroglyphes, sans se donner souvent même la peine de savoir si les Égyptiens n’avaient pas une langue propre, et s’il ne restait point des débris de cette langue égyptienne dont les mots et les tournures devaient nécessairement être exprimés dans les textes hiéroglyphiques, si ces textes tenaient par hasard à un système phonétique. La connaissance de cette langue, la langue copte, n’était pas moins indispensable ; même dans la supposition que les signes hiéroglyphiques fussent tous symboliques ; car, en exprimant leurs idées par des symboles peints, les Égyptiens devaient de toute nécessité avoir suivi dans leur écriture les mêmes tournures, le même ordre logique, selon lequel ils exprimaient habituellement ces mêmes idées par le moyen des mots de leur langue parlée.

D’un autre côté, on travaillait à la découverte de ce qu’on a vulgairement appelé la clef des hiéroglyphes, sans se demander si les monumens de style égyptien étaient en assez grand nombre, ou même avaient été assez fidèlement dessinés, pour être certain d’obtenir quelque lumière en les rapprochant soigneusement les uns des autres, et en éprouvant, par leur moyen, l’exactitude des assertions des anciens auteurs grecs et latins sur le système hiéroglyphique.

On ne saurait donc s’étonner de la complète inutilité de toutes les tentatives faites avec aussi peu de préparation, sur l’ensemble et sur les détails du système graphique des Égyptiens, ni du découragement général des savans qui regardaient comme fermé pour toujours à la science moderne, le champ si vaste et si riche de l’archéologie égyptienne.

C’est de l’apparition du bel ouvrage exécuté par les ordres du Gouvernement français, la Description de l’Égypte, que datent seulement en Europe les véritables études hiéroglyphiques. Ce sont les nombreux manuscrits égyptiens gravés avec une étonnante fidélité dans ce magnifique recueil, ainsi que les empreintes, les dessins et les gravures plus ou moins exactes du célèbre monument de Rosette, qui seuls ont pu servir de fondement solide aux recherches des archéologues de tous les pays ; et quant à la langue, on devait déjà à M. Étienne Quatremère[11] l’importante démonstration, rendue sans réplique par une suite non interrompue de faits et de témoignages contemporains, que la langue copte était la langue égyptienne elle-même, transmise de bouche en bouche et écrite en caractères grecs, depuis l’établissement du christianisme en Égypte jusqu’à des temps peu éloignés de nous.

Avec le secours de matériaux aussi importans et de documens aussi précieux, il était bien difficile que l’étude constante des monumens écrits de l’ancienne Égypte, étude à laquelle plusieurs savans se livrèrent dès-lors sans relâche, ne produisît pas enfin quelques fruits. Mais le système graphique égyptien est si compliqué, il est formé d’élémens de leur nature si différens, que nos certitudes à son égard n’ont cependant pu naître et s’accroître que fort lentement et par le travail le plus opiniâtre.

On a déjà dit, dans la première partie de cet ouvrage, que c’est aux travaux de MM. Silvestre de Sacy, Ackerblad et Young, que l’Europe savante est redevable des premières notions exactes sur quelques points relatifs aux écritures de l’ancienne Égypte.

L’illustre académicien reconnut le premier, dans le texte démotique de Rosette, les groupes qui représentaient différens noms propres grecs, ainsi que leur nature alphabétique.

Le savant Danois étendit ces notions : il sépara la plupart des élémens alphabétiques de ces noms propres grecs ; mais il échoua tout-à-fait lorsqu’il voulut analyser les groupes de ce texte qui expriment autre chose que des mots grecs. Il considéra le texte démotique de Rosette comme entièrement alphabétique, mais n’y soupçonna point cette suppression des voyelles médiales qui est si habituelle dans les écritures de l’Asie occidentale ; et c’est-là, certes, la seule cause du petit nombre d’erreurs qu’il a commises dans la distinction des élémens de chaque nom propre grec écrits en caractères démotiques.

Plus tard, le savant Anglais proposa des corrections et des additions à l’alphabet de M. Ackerblad ; il proposa également la lecture d’un assez grand nombre de mots égyptiens du même texte démotique[12] ; mais il a depuis renoncé lui-même à ces diverses lectures, et de plus il a émis formellement l’opinion que le texte démotique de Rosette n’était composé que de signes d’idées, et nullement de signes alphabétiques ou de sons, si ce n’est peut-être, dit-il, les groupes peu nombreux qui expriment les noms propres grecs sur ce monument[13].

Jusque-là, il n’avait été question que de l’écriture égyptienne populaire ; M. le docteur Young publia aussi ses résultats sur le texte hiéroglyphique de Rosette, et donna une série de plus de deux cents caractères ou groupes de caractères hiéroglyphiques, dont il pensait avoir reconnu la véritable signification. Néanmoins, en supposant même que toutes ces valeurs fussent bien établies, ce qui n’est point, la théorie de l’écriture hiéroglyphique n’avait retiré au fond presque aucune lumière de ce dernier travail[14]. Mais il n’est pas moins juste de dire en même temps que M. le docteur Young présenta ainsi pour la première fois au monde savant la valeur véritable d’un certain nombre de signes et de groupes hiéroglyphiques[15], valeurs obtenues, pour la plupart, de la comparaison toute matérielle des trois textes de la pierre de Rosette, et faciles à démontrer par ce même moyen.

Mais ce savant laborieux, qui avait aussi reconnu l’intime liaison de l’écriture courante des papyrus avec l’écriture hiéroglyphique, confondit en une seule deux écritures essentiellement différentes, l’hiératique et la démotique ; il ne démêla point le principe phonétique qui est en quelque sorte l’ame des trois sortes d’écritures égyptiennes, quoique ce même savant eût essayé d’analyser phonétiquement les deux noms propres hiéroglyphiques Ptolémée et Bérénice. C’est en décembre 1819 que M. le docteur Young publia, dans le supplément de l’Encyclopédie britannique, ses idées sur la nature des différentes écritures égyptiennes, qu’il regarde comme essentiellement composées de caractères idéographiques, y compris même l’écriture vulgaire ou démotique dont il a parlé sous le nom d’enchoriale.

Les auteurs de divers mémoires insérés dans la Description de l’Égypte, ont cru au contraire que les manuscrits hiératiques, qu’ils confondent, à l’imitation de M. le docteur Young, avec l’écriture démotique, en donnant aussi comme le savant Anglais le nom de caractères hiératiques aux hiéroglyphes linéaires, étaient entièrement alphabétiques ; mais que les textes hiéroglyphiques sont au contraire entièrement composés de signes symboliques et de signes représentatifs. Toutefois le petit nombre de caractères sacrés dont on a cherché à donner l’explication dans ce grand ouvrage, sont tirés des anaglyphes[16], et nullement des textes hiéroglyphiques proprement dits. On annonce depuis long-temps, et comme devant faire partie de ce recueil, un travail de feu M. Raige sur l’inscription de Rosette ; mais l’idée que nous donne de ce travail une note de son continuateur[17], ne permet d’attacher aucune espérance à ses résultats. Il n’en sera point de même du Tableau général des signes hiéroglyphiques, dressé par M. Jomard, et qui sera compris dans la dernière livraison de la Description de l’Égypte ; et je regrette de ne pouvoir en dire davantage sur ce Tableau, qui n’est point encore publié et dont je n’ai aucune connaissance.

Ainsi la somme des certitudes acquises jusqu’ici sur l’ensemble du système graphique des Égyptiens, se bornait à la lecture de quelques noms propres grecs écrits en caractères démotiques, à la détermination de la valeur de soixante-dix-sept signes ou groupes hiéroglyphiques, et à un essai très-imparfait de lecture de deux noms propres grecs écrits en hiéroglyphes. On n’avait enfin tiré de ces résultats peu étendus, aucune idée générale ni aucun principe théorique sur la nature ni sur les élémens de ces divers systèmes d’écriture ; de plus, les distinctions qu’on avait cherché à établir entre elles ne résultaient point d’une exacte analyse, et l’on n’en avait déduit aucun fait élémentaire, toujours applicable dans les circonstances analogues. La question relative à la théorie de ces écritures et à leurs rapports réciproques, restait donc toute entière.

J’avais toujours considéré comme la notion la plus nécessaire à acquérir, la distinction précise des trois espèces d’écritures que l’antiquité grecque nous dit avoir simultanément existé en Égypte. La détermination de l’écriture nommée hiératique, simple tachygraphie des hiéroglyphes, est l’objet du Mémoire que j’ai présenté, en 1821, à l’Académie royale des belles-lettres. Mon travail sur l’écriture démotique ou épistolographique a été soumis à cette compagnie savante en 1822 ; et au mois de septembre de la même année, j’ai publié ma Lettre à M. Dacier, relative à ma découverte de l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques, dont je bornai d’abord l’application aux noms propres hiéroglyphiques des souverains grecs et romains inscrits sur les temples de l’Égypte ; et le présent ouvrage, également communiqué à l’Académie au commencement de cette année (1823), ouvrage qui embrasse le système graphique égyptien en général, et qui traite plus spécialement des élémens premiers de l’écriture hiéroglyphique, aura pour résultat, ce me semble du moins, la démonstration des principes suivans :

1.o Le système graphique égyptien était composé de trois espèces d’écritures :

A l’écriture hiéroglyphique ou sacrée ;

B l’écriture hiératique ou sacerdotale ;

C l’écriture démotique, ou populaire.

A 1. L’écriture hiéroglyphique ou sacrée consistait dans l’emploi simultané de signes de trois espèces bien distinctes :

a. De caractères figuratifs, ou représentant l’objet même qu’ils servaient à exprimer ;

b. De caractères symboliques, tropiques ou énigmatiques, exprimant une idée par l’image d’un objet physique qui avait une analogie vraie ou fausse, directe ou indirecte, prochaine ou très-éloignée, avec l’idée à exprimer ;

c. De caractères phonétiques exprimant les sons encore par le moyen d’images d’objets physiques.

A 2. Les caractères figuratifs et les caractères symboliques sont employés dans tous les textes en moindre proportion que les caractères phonétiques.

A 3. Les caractères phonétiques sont de véritables signes alphabétiques qui expriment les sons des mots de la langue égyptienne parlée.

A 4. Tout hiéroglyphe phonétique est l’image d’un objet physique dont le nom, en langue égyptienne pariée, commençait par la voix ou par l’articulation que le signe lui-même est destiné à exprimer.

A 5. Les caractères phonétiques se combinent entre eux pour former des mots, comme les lettres de tout autre alphabet, mais se superposent souvent et d’une manière variée, suivant la disposition du texte, soit en colonnes perpendiculaires, soit en lignes horizontales.

A 6. Les voyelles médiales des mots écrits en hiéroglyphes phonétiques sont très-souvent supprimées, comme dans les écritures hébraïque, phénicienne et arabe moderne.

A 7. Chaque voix et chaque articulation pouvait, en conséquence du principe posé (A 4), être représentée par plusieurs signes phonétiques différens ; mais étant des signes homophones.

A 8. L’emploi de tel caractère phonétique, plutôt que celui de tel autre, son homophone, était souvent réglé sur des considérations tirées de la forme matérielle du signe employé, et de la nature de l’idée exprimée par le mot qu’il s’agissait d’écrire en caractères phonétiques.

A 9. Les divers hiéroglyphes phonétiques destinés à représenter les voix, c’est-à-dire les signes voyelles, n’ont point un son plus fixe que l’aleph א, le iod י et le vau י des Hébreux, l’élif ا, le waw و et l’ya ى des Arabes.

A 10. Les textes hiéroglyphiques présentent très-fréquemment des abréviations de groupes phonétiques.

A 11. Les caractères phonétiques, élémens nécessaires et inséparables de l’écriture hiéroglyphique égyptienne, existent dans les textes égyptiens des époques les plus anciennes comme les plus récentes.

A 12. J’ai déjà fixé la valeur de plus de cent caractères hiéroglyphiques phonétiques, parmi lesquels se trouvent ceux qui se montrent le plus fréquemment dans les textes de tous les âges.

A 13. Toutes les inscriptions hiéroglyphiques tracées sur les monumens de style égyptien se rapportent à un seul et même système d’écriture, composé, comme on l’a dit, de trois ordres de signes employés simultanément.

A 14. Il est prouvé, par une série de monumens publics, que l’écriture sacrée, tout-à-la-fois figurative, symbolique et phonétique, fut en usage sans interruption, en Égypte, depuis le xix.e siècle avant l’ère vulgaire, jusqu’à la conversion totale des Égyptiens au christianisme, sous la domination romaine, époque à laquelle toutes les écritures égyptiennes furent remplacées par l’écriture copte, c’est-à-dire, par l’alphabet grec, accru d’un certain nombre de signes d’articulations, tirés de l’ancienne écriture démotique égyptienne.

A 15. Certaines idées sont parfois représentées dans un même texte hiéroglyphique, tantôt par un caractère figuratif, tantôt par un caractère symbolique, tantôt enfin par un groupe de signes phonétiques, exprimant le mot signe de cette même idée dans la langue parlée.

A 16. D’autres idées sont notées, soit par un groupe formé d’un signe figuratif et d’un signe symbolique, soit par l’alliance d’un signe figuratif ou symbolique avec des caractères phonétiques.

A 17. Certains bas-reliefs égyptiens ou peintures composées d’images d’êtres physiques et sur-tout de figures monstrueuses groupées et mises en rapport, n’appartiennent point à l’écriture hiéroglyphique ; ce sont des scènes purement allégoriques ou symboliques, et que les anciens ont distinguées sous la dénomination d’anaglyphes, nom que nous devons leur conserver.

A 18. Un certain nombre d’images étaient communes à l’écriture hiéroglyphique proprement dite, et au système de peinture ou si l’on veut même d’écriture qui produisait les anaglyphes.

A 19. Les anaglyphes semblent être des pages de cette écriture secrète que les anciens auteurs grecs et romains nous disent avoir été connue seulement des prêtres et de ceux qu’ils initiaient à leurs mystères. Quant à l’écriture hiéroglyphique, elle ne fut jamais secrète ; et tous ceux qui, en Égypte, recevaient quelque éducation, en possédaient la connaissance.

A 20. Deux nouveaux systèmes d’écriture dérivèrent avec le temps de l’écriture hiéroglyphique et furent inventés pour rendre l’art d’écrire plus rapide et plus usuel.

B 21. L’écriture hiératique ou sacerdotale n’est qu’une simple tachygraphie de l’écriture sacrée et en dérive immédiatement ; et dans ce second système, la forme des signes est considérablement abrégée.

B 22. Il se compose encore, à la rigueur, de signes figuratifs, de signes symboliques et de signes phonétiques ; mais les deux premiers ordres de caractères sont souvent remplacés, soit par des groupes de caractères phonétiques ; soit par des caractères arbitraires qui ne conservent plus la forme de leur signe correspondant dans le système hiéroglyphique.

B 23. Tous les manuscrits hiératiques existans, et nous en possédons des époques pharaoniques, de l’époque grecque et de l’époque romaine, appartiennent à un seul système, quelque différence que l’on puisse trouver d’ailleurs au premier coup-d’œil dans le tracé des divers caractères.

B 24. L’emploi de l’écriture hiératique paraît avoir été borné à la transcription des textes roulant sur des matières sacrées et à quelques inscriptions toujours religieuses.

C 25. L’écriture démotique, épistolographique ou enchoriale, est un système d’écriture distinct de l’hiéroglyphique, et de l’hiératique dont il dérive immédiatement.

C 26. Les signes employés dans l’écriture démotique ne sont que des caractères simples empruntés à l’écriture hiératique.

C 27. L’écriture démotique exclut à très-peu près tous les caractères figuratifs.

C 28. Elle admet toutefois un certain nombre de caractères symboliques, mais seulement pour exprimer des idées essentiellement liées au système religieux.

C 29. La plus grande partie de chaque texte démotique consiste en caractères phonétiques ou signes de sons.

C 30. Les caractères employés dans l’écriture démotique sont de beaucoup moins nombreux que ceux des autres systèmes.

C 31. Dans l’écriture démotique, les voyelles médiales des mots, soit égyptiens, soit étrangers à la langue égyptienne, sont très-souvent supprimées, ainsi que cela arrive dans les textes hiératiques et hiéroglyphiques.

C 32. Comme les écritures dont elle dérive, la démotique peut exprimer chaque consonne ou chaque voyelle, au moyen de plusieurs signes très-différens de forme, mais entièrement homophones. Toutefois le nombre des homophones démotiques est loin d’être aussi grand que dans l’écriture sacrée et dans l’écriture sacerdotale.

C 33. L’écriture démotique, l’écriture hiératique et l’écriture hiéroglyphique ont été simultanément en usage et pendant une longue série de siècles dans toute l’étendue de l’Égypte.

Les applications nombreuses que j’ai eu occasion de faire de ces principes fondamentaux à des textes appartenant aux trois espèces d’écritures égyptiennes, ont déjà acquis aux études historiques, des faits nouveaux, des données qui ne sont point sans importance, et des moyens dont on peut facilement apprécier l’étendue.

La grande question de l’antiquité plus ou moins reculée des monumens de l’Égypte, soit temples, soit palais, tombeaux, obélisques ou colosses, a été irrévocablement décidée par la découverte de l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques, et par la lecture de soixante-dix-huit cartouches faisant partie des légendes hiéroglyphiques de rois Lagides ou d’empereurs romains ; et c’est au temps de ces derniers, que se rapportent les zodiaques d’Esné et ceux de Dendéra.

La lecture des noms propres et la traduction des légendes royales des anciens Pharaons, données dans le présent ouvrage, nous font connaître la chronologie relative non-seulement des temples et des palais, mais celle même de chaque partie de ces constructions, ouvrage des rois du pays et véritables preuves et témoins de l’antique civilisation égyptienne : les monumens élevés par la piété et la puissance des Pharaons ou rois de race égyptienne, sont les suivans, connus pour la plupart sous les noms modernes des villes ou des villages près desquels ils sont situés : les ruines de San (l’ancienne Tanis), l’obélisque d’Héliopolis, le palais d’Abydos, ou d’El Arabah, un petit temple à Dendéra, Karnac, Louqsor, Médamoud, Qourna, le Memmonium, le palais désigné sous le nom de Tombeau d’Osymandias, les superbes excavations de Biban-el-Molouk, la plupart des hypogées qui percent dans tous les sens la montagne libyque à la hauteur de Thèbes, les temples d’Éléphantine, et une très-petite portion des édifices de Philæ, en Égypte. Dans la Nubie, les monumens du premier style et du même temps que ceux que nous venons de nommer, sont les temples de Ghirché, de Wadi-essebouâ, un des édifices de Calabsché, les deux magnifiques excavations et les colosses d’Ibsamboul, les temples d’Amada, de Derry, de Moharraka ; enfin celui de Soleb, vers les frontières de l’Éthiopie.

Les seuls monumens bien connus de l’époque grecque et romaine, sont, en Égypte, le temple de Balibeït, le Qasr-Kéroun, le portique de Kau-el-Kebir, le grand temple et le typhonium de Dendéra, le portique d’Esné, le temple au nord d’Esné, le temple et le typhonium d’Edfou, les temples d’Ombos, ainsi que les plus grands des édifices de Philæ ; en Nubie, enfin, les temples de Calabsché, Dendour et Dakké.

Je ne saurais fixer les époques de quelques autres édifices connus de l’Égypte et de la Nubie, n’ayant pu me procurer les dessins des légendes royales que portent ces constructions, telles que les temples d’Hermontis, d’El-Kab, de Taoud, de Syène, d’Aschmounaïn, du Fâyoun et des Oasis.

L’histoire nationale de l’Égypte a déjà recueilli de nombreuses certitudes : j’ai reconnu les noms de ses plus grands princes inscrits sur des monumens élevés sous leur règne ; les exploits des plus fameux de ces rois, Misphrathoutmosis, Thouthmosis, Aménophis II, Ramsès-Meiamoun, Ramsès le Grand, Sésonchis, &c., personnages dont la critique moderne, trop prévenue contre les témoignages des écrivains grecs et latins, contestait déjà l’existence, rentrent enfin dans le domaine de l’histoire, l’agrandissent et en reculent les limites jusqu’ici trop rétrécies. Les détails mêmes des grands événemens de leur vie politique ne sont point à jamais perdus pour nous, et des copies exactes des bas-reliefs historiques et des innombrables inscriptions qui les accompagnent sur les pylônes et les longs murs d’enceinte des palais de Thèbes, pourront suppléer, à leur égard, au silence des auteurs classiques. Il serait tout-à-fait digne d’un gouvernement ami des lettres, de provoquer et d’encourager des voyageurs convenablement préparés, à ravir enfin à l’oubli ces premières et vénérables pages des annales du monde civilisé.

Appliquée enfin aux monumens de tous les genres, ma théorie du système hiéroglyphique nous apprend déjà leur destination réelle, les noms des princes ou des simples particuliers qui les firent exécuter, soit pour honorer les dieux ou les souverains de l’Égypte, soit pour perpétuer la mémoire des parens auxquels ils avaient survécu ; par mon alphabet encore, j’ai distingué sur ces monumens les divinités égyptiennes mentionnées dans les auteurs grecs, et celles bien plus nombreuses dont ils n’ont point parié ; j’ai retrouvé dans les textes hiéroglyphiques leur hiérarchie donnée par l’ordre même de leur filiation ; ailleurs, des généalogies des races royales, et plus souvent celles des familles particulières : il m’a été possible enfin de réunir une foule de détails curieux sur divers sujets, et dont nous ne trouvons aucune trace dans les écrits des Grecs ou des Latins qui ont parlé des Égyptiens.

Mais ce n’est point à l’histoire seule de l’Égypte proprement dite que les études hiéroglyphiques peuvent fournir de précieuses lumières ; elles nous montrent déjà la Nubie comme ayant, aux époques les plus reculées, participé à tous les avantages de la civilisation égyptienne : l’importance, le nombre et sur-tout l’antiquité des monumens qu’on y admire, édifices contemporains de tout ce que la plaine de Thèbes offre de plus ancien, sont déjà, pour l’historien, des faits capitaux qui l’arrêtent en ébranlant les bases du système adopté jusqu’ici sur l’origine du peuple égyptien. Il doit se demander, en effet, si la civilisation de Thèbes a remonté le Nil, la peuplade qui forme la nation égyptienne venant de l’Asie, ou bien si cette civilisation, arrivant du midi, descendant avec le fleuve sacré, ne s’est pas établie d’abord dans la Nubie, ensuite dans la partie la plus méridionale de la Thébaïde, et si, s’avançant successivement vers le nord, elle n’a point enfin, secondée par les efforts du fleuve, repoussé les eaux de la Méditerranée, et conquis pour l’agriculture la vaste plaine de la Basse-Égypte, contiguë à l’Asie. Dans cette hypothèse nouvelle, les Égyptiens seraient une race propre à l’Afrique, particulière à cette vieille partie du monde, qui montre par-tout des traces marquées d’épuisement et de décrépitude.

La constitution physique, les mœurs, les usages et l’organisation sociale des Égyptiens, n’avaient jadis, en effet, que de très-faibles analogies avec l’état naturel et politique des peuples de l’Asie occidentale, leurs plus proches voisins. La langue égyptienne enfin n’avait rien de commun, dans sa marche constitutive, avec les langues asiatiques : elle en diffère tout aussi essentiellement que les écritures de l’Égypte diffèrent des anciennes écritures des Phéniciens, des Babyloniens et des Perses. Ces deux derniers faits paraîtront déjà concluans et peuvent trancher la question en faveur de la seconde hypothèse, l’origine africaine des Égyptiens, aux yeux des savans qui se sont occupés de l’histoire de la migration des anciens peuples. Tout semble, en effet, nous montrer dans les Égyptiens un peuple tout-à-fait étranger au continent asiatique.

On conçoit difficilement aussi que la peuplade, souche première de la nation égyptienne, à quelque état inférieur de civilisation qu’on la suppose, ait pu se fixer et se propager d’abord dans la vallée de l’Égypte, entre la première cataracte et la Méditerranée, terrain exposé annuellement à une longue et complète inondation. C’est bien plutôt sur un point plus élevé, dans un pays que l’inondation ne couvre jamais entièrement, que durent être faits les premiers établissemens ; et sous ce rapport, la Nubie, et mieux encore l’Éthiopie, présentèrent de tout temps des localités avantageuses.

Les monumens de la Nubie sont, en effet, couverts d’hiéroglyphes parfaitement semblables, et dans leurs formes, et dans leurs dispositions, à ceux que portent les édifices de Thèbes : on y retrouve les mêmes élémens, les mêmes formules, les mêmes mots, la même langue ; et les noms des rois qui élevèrent les plus anciens d’entre eux, sont ceux mêmes des princes qui construisirent les plus anciennes parties du palais de Karnac à Thèbes. Les ruines du bel édifice de Soleb, situé sur le Nil, à près de cent lieues plus au midi que Philæ, frontière extrême de l’Égypte, sont, à notre connaissance, la construction la plus éloignée qui porte la légende royale d’un roi égyptien. Ainsi, dès le commencement de la xviii.e dynastie des Pharaons[18], c’est-à-dire près de 3400 ans avant l’époque présente, la Nubie était habitée par un peuple parlant la même langue, se servant de la même écriture, ayant la même croyance, et soumis aux mêmes rois que les Égyptiens.

Mais, depuis Soleb jusque vers le quinzième degré de latitude boréale, toujours plus au midi et en remontant le Nil, dans l’ancienne Éthiopie, et sur un espace de plus de cent lieues, sont dispersés une foule d’autres grands monumens qui tiennent à très-peu de chose près au même système général d’architecture que les temples de la Nubie et de l’Égypte. Ils sont également décorés d’inscriptions hiéroglyphiques, et représentent des dieux qui portent en écriture sacrée les mêmes noms et les mêmes légendes que les divinités sculptées sur les temples de l’Égypte et de la Nubie. La même analogie existe dans les titres et dans les formes des légendes royales ; mais les noms propres des rois inscrits sur les édifices de l’Éthiopie, en caractères hiéroglyphiques phonétiques, venus à ma connaissance, n’ont absolument rien de commun avec les noms propres des rois égyptiens mentionnés dans la longue série chronologique de Manéthon. Aucun d’eux ne se retrouve non plus, ni sur les monumens de la Nubie, ni sur ceux de l’Égypte.

Il résulte de cet état de choses, établi par l’examen des nombreux dessins de monumens de l’Éthiopie rapportés par notre courageux voyageur M. Cailliaud, qu’il fut un temps où la partie civilisée de l’Éthiopie, la presqu’île de Méroé, et les bords du Nil entre Méroé et Dongola, étaient habités par un peuple qui avait une langue, une écriture, une religion et des arts semblables à ceux de l’Égypte, sans dépendre pour cela des rois égyptiens ou de Thèbes ou de Memphis.

Ce fait important doit devenir, sans aucun doute, un des élémens principaux de toute recherche sur les origines égyptiennes ; et il n’en subsiste pas moins, quoiqu’on trouve à Barkal et à Méroé des constructions d’époques assez récentes : en Éthiopie comme en Nubie et en Égypte, des monumens fort anciens sont mêlés avec d’autres qui appartiennent à des temps plus rapprochés de nous ; il ne s’agit que de distinguer ceux qui existèrent dans cette contrée lointaine, avant que l’influence des Grecs et des Romains eût corrompu les arts, en même temps que les institutions de ses habitans.

C’est donc encore en perfectionnant et en appliquant nos connaissances sur le système hiéroglyphique, écriture commune aux plus anciens Éthiopiens et aux Égyptiens, ainsi que le dit si formellement Diodore de Sicile[19], que nous arracherons à un oubli total les documens historiques consignés sur les monumens éthiopiens de toutes les époques ; et quelque peu étendus qu’ils puissent être, ils suffiront, selon toute apparence, pour décider irrévocablement la grande question de l’origine éthiopienne de la population » des arts et des institutions premières de l’Égypte.

Quoi qu’il en soit, l’écriture hiéroglyphique reçoit, par ces divers faits nouvellement acquis à la science, un plus haut degré d’importance, puisque, loin d’être circonscrit dans les limites naturelles de l’Égypte, l’usage de cette écriture était commun aux Nubiens, aux Éthiopiens, aux habitans des Oasis, comme aux Égyptiens eux-mêmes ; c’est-à-dire, en d’autres termes, que l’écriture sacrée des Égyptiens fut jadis l’écriture nationale d’une famille des peuples très-anciennement civilisés dans le nord-est de l’Afrique.

On doit croire que tous ces résultats si neufs et d’un intérêt si général pour les études historiques, se multiplieront et acquerront plus d’étendue à mesure que nous avancerons dans l’intelligence des textes hiéroglyphiques ; et la possibilité de pénétrer dans le sens entier de toutes ces inscriptions, m’est, j’ose le dire, complètement démontrée. On y parviendra en se livrant d’abord à quelques travaux qui exigent, il est vrai, et du temps et une patience soutenue, mais dont le but et la direction nous sont bien indiqués, et par les principes fondamentaux que nous venons de reconnaître, et par le succès des applications que j’en ai déjà faites.

Une très-grande partie des caractères qui composent toute inscription hiéroglyphique, expriment, et l’on ne saurait plus en douter, des voix et des articulations, c’est-à-dire, des mots de la langue parlée des Égyptiens ; or, les textes coptes, heureusement assez multipliés en Europe, nous ont conservé, écrits en caractères grecs, une très-grande partie des mots de cette langue égyptienne, et nous pouvons étudier dans ces textes la grammaire, les idiotismes et le génie de la langue parlée des anciens Égyptiens. Il ne s’agit plus que de reconnaître dans les textes hiéroglyphiques tous les caractères destinés à exprimer les sons des mots de la langue parlée.

J’ai déjà assuré la valeur d’un très-grand nombre de ces hiéroglyphes phonétiques ou signes de sons. Il existe un moyen certain de reconnaître celle de tous les autres signes homophones de cette classe ; il consiste, et je l’ai déjà éprouvé avec un plein succès, dans la comparaison attentive des textes hiéroglyphiques roulant sur une même matière, et dans lesquels les mêmes idées sont exprimées dans un même système d’écriture.

Il serait fort difficile, sans doute, de s’assurer si deux textes conçus dans une écriture dont on ignorerait les élémens, traitent ou non d’une même matière ; mais ce cas ne s’applique point aux manuscrits égyptiens : car n’eussions-nous aucune notion sur la valeur d’un seul caractère hiéroglyphique ou hiératique, le plus léger examen suffirait cependant pour nous convaincre que tous les manuscrits égyptiens trouvés sur des momies, soit en hiéroglyphes, soit en caractères hiératiques, se rapportent presque tous à type primitif, et ne sont que des copies perpétuelles et plus ou moins complètes d’un seul et même rituel funéraire.

Chaque son de la langue égyptienne pouvant, comme nous l’avons vu, être exprimé par plusieurs caractères différant de forme et non de valeur, il est arrivé que dans un texte on n’a point toujours employé pour ce son précisément le même signe que dans un autre texte. Une collation suivie de plusieurs textes du rituel nous fera donc connaître de nouveaux caractères phonétiques, et accroîtra d’autant notre Tableau des signes homophones.

Le même avantage résultera de la collation des rituels hiéroglyphiques avec ces mêmes rituels en écriture hiératique. J’ai déjà établi, dans un travail particulier, la correspondance fixe des signes hiératiques avec les signes hiéroglyphiques ; et toutes les fois que la collation des deux rituels présentera dans le rituel hiératique un caractère qui n’est point l’équivalent fixe de l’hiéroglyphe auquel il correspond dans le rituel hiéroglyphique, en cherchant dans le Tableau général de correspondance des deux écritures l’hiéroglyphe dont le signe hiératique est le représentant habituel, on connaîtra alors un nouvel hiéroglyphe phonétique, un homophone de l’hiéroglyphe que porte le rituel hiéroglyphique.

Nous parviendrons enfin, et par un procédé à-peu-près pareil, à la valeur phonétique de plusieurs autres signes dont le son nous est inconnu, en collationnant aussi divers textes hiératiques du rituel funéraire.

Des comparaisons semblables et tout aussi fructueuses peuvent être faites entre les inscriptions des bas-reliefs mythiques, les stèles funéraires, les légendes des momies, &c., qui, quoique en fort grand nombre, se réduisent toutefois à une certaine série de formules habituelles.

Ces divers moyens, employés avec persévérance, et leurs résultats contrôlés en quelque sorte les uns par les autres, compléteront, avec le temps, le tableau des signes phonétiques qui forment la première classe de caractères hiéroglyphiques.

Les caractères figuratifs, qui forment la seconde, s’expliquent assez par eux-mêmes, puisqu’ils représentent l’objet même dont ils retracent les formes.

Il ne resterait plus qu’à trouver une méthode pour reconnaître la valeur des caractères symboliques ; et c’est là l’obstacle qui semble devoir retarder le plus l’intelligence pleine et entière des textes hiéroglyphiques.

Mais heureusement pour notre curiosité, je dirai aussi pour l’intérêt de l’histoire, cette troisième classe de caractères paraît être, dans un sens, la moins nombreuse de toutes, et c’est précisément celle dont les auteurs grecs se sont le plus occupés. Nous trouvons dans les anciens des détails précieux sur les signes de cet ordre qui ont plus particulièrement fixé leur attention, parce qu’ils tenaient à une méthode graphique toute particulière. Clément d’Alexandrie, Eusèbe, Diodore de Sicile, Plutarque et Horapollon nous font connaître la valeur d’un grand nombre d’entre eux.

D’un autre côté, les caractères symboliques sont, pour la plupart, des signes très-compliqués, et se rapportent plus spécialement aux idées religieuses ; les rituels funéraires qui se rapportent aussi au culte égyptien, contiennent nécessairement une très-grande partie de ces signes symboliques : or, nous avons, dans les textes hiératiques de ces mêmes rituels, un moyen certain d’arriver à l’intelligence de ces caractères symboliques ; car l’écriture hiératique n’étant point représentative de sa nature, exclut les images d’objets compliquées, comme le sont beaucoup de symboles ; et j’ai observé que là où le texte hiéroglyphique emploie un seul signe qui est symbolique, le texte sacerdotal correspondant le remplace souvent par un groupe de deux, de trois ou de quatre caractères. Il est évident, dès-lors, que le texte hiératique repoussant le signe symbolique, exprime le sens même de cette image par des caractères phonétiques représentant le mot égyptien, signe de l’idée qui est exprimée par ce signe symbolique même. Outre cela, il arrive fort souvent aussi que, sur deux textes hiéroglyphiques, l’un emploie le signe symbolique, et l’autre le signe figuratif ou le groupe phonétique équivalent. Nous avons donc le droit d’espérer que, par ces différentes opérations, et par des recherches et des comparaisons multipliées, nous parviendrons à fixer le sens propre de ceux d’entre les caractères symboliques dont la valeur ne nous est point encore connue.

Tel est l’ensemble des travaux qui restent à exécuter pour compléter les notions que nous avons déjà obtenues sur le système graphique des anciens Égyptiens. Ces travaux sont possibles, et deviendront d’autant plus prompts et plus faciles, à mesure que les monumens égyptiens abonderont davantage en Europe. Les inscriptions bilingues que l’on pourra découvrir en Égypte, et la publication de celles qui existent en France, en Italie ou en Angleterre, contribueront essentiellement aux progrès de cette nouvelle étude ; et parmi les matériaux qui lui sont les plus nécessaires, se placent sur-tout les manuscrits soit hiéroglyphiques, soit hiératiques, soit démotiques ; car il n’en est pas un seul, quelque peu important qu’il paraisse d’abord, qui ne puisse souvent être d’un grand secours, et nous fournir des documens d’une utilité véritable.

Qu’il me soit permis, en finissant, d’exprimer un vœu que partageront sans doute tous les amis des sciences : qu’au milieu de la tendance générale des esprits vers les études solides, un prince, sensible à la gloire des lettres, réunisse dans la capitale de ses États les plus importantes dépouilles de l’antique Égypte, celles où elle inscrivit, avec une persévérance sans exemple, son histoire religieuse, civile et militaire ; qu’un protecteur éclairé des études archéologiques accumule dans une grande collection les moyens d’exploiter avec fruit cette nouvelle mine historique, presque vierge encore, pour ajouter ainsi à l’histoire des hommes les pages que le temps semblait nous avoir à jamais dérobées. Puisse cette gloire nouvelle, car toute institution éminemment utile est aussi éminemment glorieuse, être réservée à notre belle patrie ! Heureux si mes constans efforts peuvent concourir à l’accomplissement de si nobles desseins !


FIN.

Notes du Chapitre X
  1. Suprà, page 331.
  2. Gravé dans ma Lettre à M. Dacier, pl. III, n.o 70 a.
  3. Obeliscus Pamphilius, pag. 557.
  4. Prétendu génie égyptien de la création du P. Kircher.
  5. Obeliscus Pamphilius, pag. 559.
  6. Gènes ; de l’imprimerie archiépiscopale, 1821.
  7. Histoire du ciel, de l’Écriture symbolique des Égyptiens, t. I.
  8. Paris, 1812, en cinq vol. in-12.
  9. De l’Étude des hiéroglyphes, t. IV, pag. 23, 27 et suivantes.
  10. Essai sur les hiéroglyphes égyptiens. Bordeaux, 1821.
  11. Rech. sur la Langue et la littérat. de l’Égypte, Paris, 1808, in-8.o
  12. Museum criticum de Cambridge.
  13. Supplém. à l’Encyclop. britann. vol. IV, 1.re part. pag. 54 et 55.
  14. Suprà, Introduction, pag. 9 et 10.
  15. Ce sont, selon moi, dans son Tableau général inséré dans l’Encyclopédie britannique, les n.os 1, 2, 3, 4, 7, 8, 11, 12, 14, 15, 20, 33, 56, 58, 74, 80, 83, 85, 87, 88, 91, 94, 101, 102, 103, 108, 110, 113, 116, 118, 121, 126, 133, 137, 142, 146, 152, 154 157, 158, 159, 164, 168, 169, 171, 174, 175, 177, 178, 179, 180, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194, 195, 196, 197, 198, 200, 201, 203, 204, 209, 211, 212, 215 et 217.
  16. Suprà, pag. 360.
  17. Descript. de l’Égypte, état moderne, Mémoire sur les inscriptions du Mékias.
  18. Suprà, pag. 239 et pag. 245.
  19. Biblioth. Lib. I.