Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens/Préface

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PRÉFACE.


EN publiant, en 1814, les deux premiers volumes de mes Recherches sur la géographie, la religion, la langue, les écritures et l’histoire de l’Égypte sous les Pharaons[1], je me flattais de l’espoir que les volumes suivans pourraient succéder à ceux-là d’aussi près que le permettraient les difficultés de leur exécution typographique. L’Égypte était alors fermée à la curiosité et aux désirs de l’Europe savante, et l’ensemble des matériaux recueillis durant la mémorable expédition française ne me semblait pas devoir s’accroître sensiblement.

Des événemens imprévus en ont autrement décidé : l’orient nous est ouvert ; un nouveau chef de l’Égypte en a changé l’administration, y a attiré, par une protection déclarée, le commerce et les arts de l’occident ; et une foule de voyageurs instruits ont exploré de toutes parts cette terre antique, et transporté au milieu de nous ses dépouilles savantes. MM. Burckhardt, Belzoni, Gau, Huyot, ont enrichi l’histoire de leurs observations dans cette belle contrée, et notre courageux compatriote, M. Cailliaud, a réuni, par ses deux importans voyages, aux ruines de l’Égypte et de la Nubie, celles de Méroé et de la haute Éthiopie, produits d’une civilisation analogue à celle de l’Égypte.

Ces précieuses conquêtes sur une indolente barbarie, ont aussi, contre toute attente, considérablement augmenté l’ensemble de ces matériaux dont la source nous semblait défendue pour si long-temps ; les amis de l’antiquité y ont puisé un zèle nouveau pour l’étude de l’Égypte, en même temps qu’une sage lenteur ; les copies d’inscriptions hiéroglyphiques, les papyrus originaux de toutes les époques, les stèles funéraires et d’autres monumens écrits, ont ajouté chaque jour, par leur grand nombre, à nos premières richesses ; et chacun de ces monumens, le plus grossier même ou le plus commun, fournissant quelque donnée nouvelle pour l’étude des écritures anciennes de l’Égypte, j’ai dû aussi m’astreindre à cette sage lenteur que tout me commandait. En conséquence, j’ai dû retarder jusqu’à présent la suite de mon ouvrage, sur-tout en voyant se fortifier chaque jour davantage cette espérance que j’ai déjà manifestée en 1814, « qu’on retrouverait enfin, sur ces tableaux où l’Égypte n’a peint que des objets matériels, les sons de la langue et les expressions de la pensée[2]. » Cette espérance n’a point été trompée.

Ce but particulier de mes constans efforts est enfin atteint aujourd’hui : ma découverte de l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques[3] appliqué d’abord aux monumens égyptiens de l’époque grecque et romaine seulement ; et parce qu’ils se prêtaient à de faciles vérifications par l’histoire bien connue de ces temps-là, a ouvert cette carrière nouvelle et comme vierge encore malgré tant d’autres tentatives.

Mais cet alphabet dont le premier résultat a été de fixer irrévocablement la chronologie des monumens de l’Égypte, vaste sujet de dissidence dans le monde savant, acquiert un bien plus haut degré d’importance encore, puisqu’il est en quelque sorte devenu pour moi ce qu’on a vulgairement nommé la véritable clef du système hiéroglyphique : c’est en effet par la connaissance des signes hiéroglyphiques phonétiques, et par celle de leurs combinaisons variées, que je suis parvenu à discerner, dans les textes sacrés égyptiens, deux autres ordres de signes d’une nature tout-à-fait différente, mais susceptibles de se coordonner et de se combiner avec les caractères de la première espèce. D’autres moyens m’ont aussi fait constater la nature propre et presque toujours le véritable sens d’un grand nombre de signes des deux classes purement idéographiques. C’est par des faits positifs que je crois être arrivé à me former une idée juste des premiers élémens dont se composait l’écriture hiéroglyphique égyptienne, et des principes constitutifs qui présidaient à sa marche et à ses combinaisons.

Ces faits et ces résultats sont exposés dans les divers chapitres de cet ouvrage, que l’importance, je dirai même la nouveauté du sujet, ont naturellement divisé en deux parties principales, l’analytique et la synthétique.

On a procédé dans un ordre inverse pour exposer des systèmes à priori ; mais un système de faits, pour obtenir quelque confiance, ne pouvait se produire sous d’autres formes que celles que j’ai adoptées ; les conséquences ne devant venir qu’après renonciation des faits, forment donc le sujet du VIII.e chapitre de mon ouvrage, que plus d’un lecteur peut-être sera tenté de regarder comme le premier ; mais il ne pourra me savoir mauvais gré d’avoir plutôt cherché à le convaincre par des faits seuls, qu’à lui inspirer mes opinions qu’il n’aurait pu adopter que de confiance.

Je me fais illusion peut-être, mais les résultats de mon travail peuvent n’être point sans intérêt pour les études historiques et philosophiques. La langue et les écritures de l’Égypte diffèrent tellement de nos langues et de tous les systèmes d’écriture connus, que l’histoire de la pensée, du langage, et celle des procédés graphiques pratiqués depuis l’origine des sociétés, ne sauraient manquer d’y recueillir quelques données qui ne paraîtront pas moins importantes que nouvelles. L’historien verra dans les plus anciens temps de l’Égypte, un état de choses que le cours des générations n’a point perfectionné, parce qu’il ne pouvait pas l’être : l’Égypte est toujours elle-même à toutes ses époques ; toujours grande et puissante par les arts et par les lumières. En remontant les siècles, on la voit toujours briller de la même splendeur, et rien ne manque pour satisfaire notre curiosité, que la connaissance de l’origine et des progrès de sa civilisation.

Un jour peut-être de nouvelles découvertes de nos voyageurs nous les révéleront. Quoique l’histoire de la race humaine et de ses dispersions présente encore beaucoup de problèmes, l’étude et la comparaison des langues et des institutions civiles des peuples promettent, pour les résoudre, tant d’heureux moyens, qu’on ne doit point désespérer d’obtenir des notions précises sur les origines des nations le plus anciennement civilisées. Quelque temps encore que ces grands résultats se fassent attendre pour l’histoire des autres peuples, celle de l’Égypte s’éclaircit ; des monumens authentiques parlent et jalonnent l’espace ; les Pharaons reprennent légitimement la place que de vains systèmes essayaient de leur disputer ; et ce n’est point un des moindres résultats des recherches exposées dans cet ouvrage, que d’avoir démontré, par des faits contemporains, la certitude de l’histoire de l’Égypte jusqu’au XIXe siècle avant l’ère chrétienne, au moyen de la succession de ses rois, fournie par les monumens publics, et qui confirme celle que Manéthon présenta il y a deux mille ans.

Le but spécial de cet ouvrage ne m’a point permis de développer ces faits historiques ; ils appartiennent d’ailleurs à une autre partie de mon travail. Le titre de Précis que j’ai dû adopter pour celui-ci m’a imposé d’autres réserves encore ; j’ai dû, par exemple, m’abstenir d’entrer dans une foule de détails plus spécialement relatifs à la grammaire hiéroglyphique proprement dite : il ne s’agissait ici que du système en général et de ses élémens constitutifs.

L’Explication des planches contient parfois quelques éclaircissemens qui n’ont pu trouver place dans le texte ; ces planches sont aussi de deux sortes : celles que leur forme a permis de laisser en regard du texte qui s’y rapporte, et celles qui composent le Tableau général des signes et groupes hiéroglyphiques des trois ordres cités dans mon ouvrage. Ces 450 mots ou combinaisons hiéroglyphiques suffisent sans doute pour établir la vérité des divers principes qui y trouvent leur preuve en même temps que leur application : j’ai cru inutile de les multiplier davantage, quoique les monumens me présentassent de toutes parts des exemples analogues et tout aussi probans.

Onze autres planches placées à la suite du Tableau général contiennent mon Alphabet hiéroglyphique phonétique, accru d’un grand nombre de nouveaux caractères homophones, La troisième colonne de chacune de ces planches présente l’Alphabet hiératique phonétique, c’est-à-dire, ceux des signes de l’écriture sacerdotale égyptienne qui expriment les mêmes sons ou les mêmes articulations que les caractères hiéroglyphiques de la première colonne. Les signes alphabétiques démotiques ou de l’écriture populaire égyptienne occupent la quatrième. Les formes démotiques marquées d’un astérisque * expriment bien le même son que les caractères hiératiques et hiéroglyphiques correspondans, mais ne paraissent point en être directement dérivées. Ce triple alphabet se compose de tous les signes dont la valeur est déjà certaine, et il se complétera par les progrès que doivent faire les études hiéroglyphiques, et par la publication de nouvelles inscriptions et des papyrus ou manuscrits appartenant à l’une des trois sortes d’écritures usitées dans l’Égypte ancienne.

Il était naturel d’adopter, pour la transcription des mots et des formules hiéroglyphiques, l’alphabet copte, c’est-à-dire l’alphabet que les Égyptiens devenus chrétiens empruntèrent aux Grecs en abandonnant pour toujours leurs anciennes écritures nationales, puisque c’est avec ce même alphabet que sont écrits les livres qui nous ont transmis la langue égyptienne elle-même dans presque toute son intégrité. Il faut observer seulement que les mots coptes qui, dans une transcription quelconque, sont placés entre deux parenthèses, n’expriment que le mot égyptien correspondant à un signe ou groupe hiéroglyphique, lequel étant idéographique et non phonétique, ne rendait point de son.

Les savans auxquels les études égyptiennes ne sont point étrangères, jugeront ces nouveaux résultats de mes efforts pour la solution du plus important problème que l’étude de l’antiquité ait encore à discuter. Ces résultats semblent ouvrir une carrière qui s’agrandit chaque jour, et qui pourrait même étonner mon zèle par son étendue, s’il n’eut été soutenu par les plus précieux et les plus puissans encouragemens ; et à cet égard, qu’il me soit permis de rappeler aussi, avec une bien vive gratitude, l’extrême indulgence de l’Académie royale des belles-lettres, qui a bien voulu entendre la lecture de plusieurs mémoires employés et développés dans cet ouvrage ; c’est aussi la bienveillance de cette illustre compagnie qui a hâté le moment où je puis enfin soumettre la première partie de mon travail sur les écritures égyptiennes à l’examen des habiles critiques dont l’Europe estime justement les travaux, et dont je sollicite le concours et les conseils avec la confiance que m’inspire leur renommée. Il s’agit de reconstruire l’édifice de la plus ancienne société humaine ; qui ne voudrait s’associer à cette noble entreprise ? Publier des copies fidèles de tous les monumens écrits, c’est y concourir très-directement ; ce vœu que j’exprime en terminant ne peut manquer d’être accueilli et favorisé par les amis éclairés de l’antiquité, jaloux sans doute d’enrichir la science de tous les genres de monumens qui peuvent l’étendre et la propager.



Notes de la Préface
  1. L’Égypte sous les Pharaons, tomes I et II, contenant la description géographique, 2 volumes grand in-8.o ; Paris, chez Debure frères, libraires du Roi, rue Serpente.
  2. L’Égypte sous les Pharaons, Préface, page xviij.
  3. Lettre à M. Dacier, relative à l’Alphabet des hiéroglyphes phonétiques.