Préface (Guaita)

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Rosa MysticaAlphonse Lemerre, éditeur (p. 1-64).


ROSA MYSTICA



PREFACE


I

Faire attendre son hôte à l'antichambre est d'un impertinent sans gêne, et peu de visiteurs seraient curieux d'un pareil accueil. Ce n'est pas qu'on n'y puisse trouver quelque intérêt : j'ai vu des vaniteux orner un vestibule du meilleur de leurs meubles, et tel, sur son escalier, fait étalage de tapis orientaux, qui prive son alcôve d'une descente de lit.

Il en est ainsi des préfaces, dont l'étude ne serait pas sans enseignement ; mais les curieux n'ont garde de l'affronter. Pascal nous marquerait un motif encore de la défaveur où le public tient ces sortes d’avant-propos : l'auteur y trace volontiers son portrait, et la modestie extrême, dont il a coutume de vêtir ses qualités de fat, ne contribue pas médiocrement à les faire valoir. — De fait, celui-là est un brave, qui s’aventure dans les hasards d’une préface, tant il en est à mourir d’ennui !

Sans me flatter d’une exception à la Norme, je voudrais expliquer mon titre en deux lignes, et prendre prétexte de cette démarche auprès du public, pour saluer, devant lui, quelques maîtres, et serrer la main de ceux-là qui vaillamment luttent à mes côtés. — Je pourrais dédier ces notes à mes pères et à mes pairs.

La Rose que je vous invite à cueillir — ami bienveillant qui feuilletez ces pages — ne fleurit pas aux rives des contrées lointaines ; et nous ne prendrons, si vous voulez , ni l'express, ni le transatlantique.

Êtes-vous susceptible d’une émotion vive de l’ Intellect ? et vos pensers favoris vous hantent-ils jusqu'à vous donner parfois l'illusion du réel ?… — Vous êtes donc magicien, et la Rose mystique ira d'elle-même, pour peu que vous le vouliez, fleurir en votre jardin.

Le mysticisme ! toute la poésie est là. — Aspirations follement fraternelles de nos cœurs vers d’imaginaires créatures, ou vers la nature personnifiée et sensibilisée ; — ténues et surprenantes affinités que rien n'explique ; — vague et précieux besoin dont se tourmentent nos esprits, de deviner l'inconnu, de pénétrer l'impénétrable et de peupler le vide ; — charme infini des émotions illusoires, de quoi nous pleurons , les sachant telles ; — attrait impossible à définir de ce que la pensée sublimée, le sentiment égaré, la sensation exacerbée ont de plus ineffable et fugace — ou de plus intense et vibrant ; toutes ces choses ont droit de cité en poésie. — Que dis-Je ? La poésie en est faite.

Le mysticisme ? C'est l'amour de nos cœurs pour les songes de nos cerveaux ; c'est ce qui nous fait haïr du vulgaire ; ce qui fait de nous des proscrits !

M. Joseph Prudhomme na point encore rappelé les poëtes de leur misérable exil : il attend, pour jeter sur eux un regard de bienveillant encouragement, qu’ils fassent amende honorable et en reviennent à la « véritable poésie. » — Ah ! tant que des hommes de génie, ou de la plus piteuse nullité — (cela importe peu), ont traduit leurs idées en vers incorrects, où ami rimait avec ainsi et avec lui[1], M. Joseph Prudhomme a battu des mains : on peut, après tout — n’est-ce pas ? — excuser les emportements de la jeunesse et tolérer une idée sublime, pourvu qu’elle soit rendue en détestable français ? — Mais quand le grand dictateur a vu la sécurité publique menacée par la fondation d’une école, que patronnaient MM. Leconte de Lisle, ce barbare ! — de Banville, ce funambule ! — et Mendès, ce topinambou hermétique ! — lors, justement alarmé des prétentions qu’affichaient les sectaires, de rimer exactement et d’éviter les fautes de français, il a cru devoir sévir, et prononcer contre tous les poètes la peine de l’exil.

Pauvres deshérités du bonheur et de la gloire, exilés maudits de notre patrie de naissance, si nous chérissons tant la patrie d’élection, c’est qu’il nous est donné d'y pouvoir mentir à l'aise — mentir effrontément et naïvement, mentir avec attendrissement et délices — à l'ingrate perversité de nos semblables, non moins qu'à l'inéluctable écœurement de nos destinées finales ! À cette heure où le Pessiniisme, (cette religion amère des sacrifices inutilement consommés et du néant douloureusement acquis), est devenu la foi commune des penseurs, et — comme un vaste incendie où s’abîment nos dernières espérances — frappe de ses clairs sanglants les fronts qui dominent ; à cette heure où le réel se manifeste plus décevant que jamais, plus stérile et hideux, sommes-nous pas privilégiés, poëtes paisibles, qui nous réfugions dans l'illusion réconfortante du rêve et les nobles mensonges de l'art ?

— Prophètes décriés d’un art nouveau, grands méconnus de la multitude. Je voudrais vous dire ici que je vous vénère et vous aime ! Grâce à vous, la France a ses chefs-d’œuvre lyriques, enfin, et de récents noms de gloire à inscrire aux murailles de son Panthéon. Dans le cœur des enfants naïfs et des rêveurs adolescents, vos poèmes ont fait éclore l'amour du beau, comme une impérissable fleur, et la sainte admiration, comme une aurore de génie !

— Vous êtes les Initiateurs et les Aïeux, aèdes bardes, rhapsodes et poètes de tous les temps, depuis l'aveugle Homère, faisant de l'histoire des primitifs Hellènes la bible farouche de l'héroïsme, — jusqu’au proscrit Hugo, allumant l'épopée légendaire au long des siècles, comme une immense apothéose. Mais je vous glorifie entre toutes, Voix majestueuses qui dominez ce siècle, mariées en une savante et incomparable symphonie ! — À toi d’abord, Père dont le nom est sur toutes les lèvres ; à vous ensuite, ses dignes fils, salut au nom du plus humble et Jeune de vos frères !
II

L'influence de Victor Hugo domine, comme chacun sait, tout le XIXe siècle y à tel point que pas un poète n'a pu s’y soustraire, — ce Victor Hugo, (a dit Balzac), « c'est un grand homme : n'en parlons plus... »

Pour l'influence de ces génies à prosodie facile — Lamartine et Alfred de Musset — dès longtemps elle n'est plus sensible : les scrupuleux artistes que sont les Parnassiens ont clos la bouche aux derniers valets de gloire de ces grands hommes, et ceux-là vraiment n'admiraient et ne pastichaient en ceux-ci que le versificateur équivoque — non le poète au grand cœur.

Sans prétendre à classifier[2], je noterai dès l'abord que deux maîtres, depuis quelque vingt ans, ont imposé leur esthétique a la jeune génération tout entière[3], et leurs procédés a bon nombre d’artistes estimables, mais un peu dociles. L'un est mon : Charles Baudelaire ; l'autre, M. Leconte de Lisle, domine encore, de toute la hauteur de son talent, la fière cohorte de ceux qui, à cette heure de prose envahissante, ont foi toujours en l'immortalité de la langue rimée : sacré héritage, forme suprême de l'art, née du génie même de notre nation et perfectionnée par les Ronsard, les Corneille, les Hugo et les Th. Gautier !

Charles Baudelaire est le plus grand novateur de notre ère poétique, le plus robuste dompteur de langue qui se rebelle — Th. Gautier compris. Il a forcé le Verbe en ses plus mystérieux retranchements, il en a rasé les dernières murailles.

Veut- il définir l'indéfinissable[4] ? — Il évoque des analogies, et, pour donner l'impression d’une chose, n'hésite pas à transposer le parfum en couleur ou en sonorité, la forme en rhythme :

« Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
« Doux comme le hautbois, verts comme les prairies…
« Vous êtes un beau ciel d’automne, clair et rose…
« Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées
« Où gît tout un fouillis de modes surannées,
« Où des pastels plaintifs et de pâles Boucher
« Seuls, respirent l’odeur d’un parfum débouché… »


Ou bien, dans la notice sur Edgard Poë :


« Comme notre Eugène Delacroix, qui a élevé son art à la hauteur de la grande poésie, E. Poë aime à agiter ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres où se révèlent la phosphorescence de la pourriture et la senteur de l’orage. »


Et encore : (il s'agit de l'Adorée).


« Son haleine fait la musique
« Comme sa voix fait le parfum !… »


Cet ingénieux procédé, que le poète met en œuvre à toutes les pages de son livre, est un secret de sa pénétration. Mais il en résulte parfois que la langue s'affine et se subtilise au point de dérober la pensée au commun des lecteurs : un esprit très délié et des nerfs quelque peu malades sont « de rigueur », si l'on veut suivre partout Baudelaire. Nous reviendrons sur cet aveu, quand nous aurons touché un mot de divers procédés de forme familiers au poëte des Fleurs du mal.

Ce despote qui, (pour accoupler de force au rhythme et au mot : pensée, sentiment, sensation), brutalise artistement son style — en sorte qu'il ne soit point défiguré, mais porte au front comme la terreur et l'humiliation de sa défaite — ce despote abdique souvent sa rigueur entêtée. Il est alors l'Orphée, ou mieux l'Amphion dont la magie créatrice s'exerce, non plus sur des pierres s'amoncelant en édifices — mais bien sur des mots, qui, à sa voix accourus, dociles à ses charmes, se mêlent et s'agencent en d'impérissables poëmes — spontanément : et le style se déploie, sans nulle trace de labeur ; ample, rhythmique et musical, en sa sérénité. L'on dirait d’un fleuve au repos, bleu profondément, lent et majestueux :

« Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,
« Ô vase de tristesse, ô grande taciturne

ou encore :

« Mère des Souvenirs, Maîtresse des maîtresses.. »


Au cours du livre, on relève des négligences de forme — mais spécialement calculées et voulues. Gautier compare ce style « à ces étoffes d'Orient, à la fois solides et grossières, où les fils de soie et d’or se mêlent à des fils de chanvre rudes et forts..... où les plus délicats ornements courent, avec de charmants caprices, sur un poil de chameau bourru ou sur une toile âpre au toucher, comme une voile de barque. » Ce pittoresque rapprochement donne l'impression d’étrange sorte. C’est cela même.

Veut-on deux exemples de ces fautes d’un Impeccable?…

Quel artiste ne voit point une ruse exquise et pleinement justifiée, dans cette rime indigente, révélatrice de paresse alanguie et d’abandon rêveur :

« Des esclaves nus…
« Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
« Et dont l’unique soin était d’approfon-dir
« Le secret douloureux qui me faisait lan-guir ? »

Ailleurs ne semble-t-il point qu'on sente le frais souffle du crépuscule avant-coureur de l’aurore, à lire ces deux vers d’une construction identique, si négligée et monotone :

« La Diane chantait dans la cour des casernes,
« Et le vent du matin soufflait sur les lanternes. »

C'est le langage du poëte à peine éveillé par la fraîcheur matinale et qui balbutie en se frottant les yeux. Je m'en tiens là, soucieux d’être sobre de citations ; elles ne feraient pas défaut.


Comme tout grand poëte, Baudelaire est un symboliste : il drape ses plus belles conceptions du voile mythique, et derrière ses images les plus hardies, il est de profondes pensées. L'on resterait des heures à songer devant telle de ses pages, également suggestive pour l'esprit, l'imagination et les sens. « Le Rêve d’un curieux » est de celles-là.

Baudelaire est sentimental aussi, jusqu'à en être navrant, et son cœur saigne d’un éternel, impossible et violent amour ; mais en cette passion même, si profonde et sincère, se révèle le fatal penchant de sa nature à l'étrange, au rare :

« Bizarre déité, brune comme les nuits,
« Au parfum mélangé de musc et de havane... »

Voyez-vous point là une preuve, après tant d’autres, de l’erreur où tombent ceux-là qui veulent voir en Baudelaire un mystificateur ? — Extravagant, peut-être l’a-t-il été parfois, mais avec une parfaite loyauté, et naturellement.

Au reste, c’est comme poëte de la sensation qu’il est plus profondément original ; et, si /écrivais une étude — non des notes rapides et capricantes où je tache à justifier mes enthousiasmes — je serais tenu d’appuyer très fort sur ce point.

La Sensation ! Nul ne l’a creusée plus avant. — Vous qui retournez le scalpel de l’analyse en vos chairs frémissantes de plaisir ou frissonnantes de douleur, saluez votre maître ! Prenez sa main, si le désir vous tourmente de plonger dans l’enfer de la sensation : Il ne craindra pas de descendre à vos côtés au septième cercle. Mais songez-y bien ! Il n’est pas Virgile et vous n’êtes pas Dante ; vous souffrirez avec lui et comme lui tous les tourments des damnés, vous subirez leurs affres éternelles, et, remontés à la lumière du jour, vous garderez au cœur l’incurable morsure du souvenir !…

Dans cette intensité de perception nerveuse, il faut voir une cause de l’antipathie vaguement effarée des bourgeois contre Baudelaire — voire de la haine robuste de certains lettrés. — Au demeurant, comme l’a dit M. Maurice Barrès, « Si des hommes d’esprit, et nombreux, se refusent à comprendre les Fleurs du Mal, sincères, ils ont raison. C'est ici une querelle de sensation. La logique des filiations, le soulignage de la critique n'y peuvent mais : vous sentez ou vous ne sentez pas.[5] »

On ne peut mieux dire. L'art sensationniste repose tout entier sur la conformité des tempéraments de l'artiste et du dilettante. Tour traduire les commotions voluptueuses ou pénibles de la moelle et de l'encéphale, les mots sont des signes très imparfaits par quoi des natures similaires peuvent seules correspondre. Quelque fidèlement qu'il semble exprimé au moyen du verbe, l'état nerveux d'un individu reste aussi obscur — pour qui n'est capable d'en subir un pareil — qu'un problème de physique, pour celui dont l'esprit n'est point ouvert par l'étude aux choses de l'algèbre.

Avouons-le donc : Si les Fleurs du Mal sont en ce jour plus généralement goûtées qu'il y a quinze ans, c'est que le nombre s’est fort accru de ces natures extra-nerveuses et fiévreusement analystes, comme était celle de Baudelaire. — Ceci est de l'ordre physiologique, je suis même tenté de dire ; pathologique, puisque nombre de fils intellectuels du poëte se font gloire d’être des « névropathes. »

On le voit : malgré toute mon admiration pour le grand homme, je n'ai garde de voiler la pente périlleuse où aboutissent ses doctrines d’art.

Dans la poésie : Sensualité, M. Jean Moréas rédige, sans s'y conformer, le programme des outranciers du sensationnisme sombrant dans le réalisme absolu[6]

« N’écoute plus l’archet plaintif qui se lamente
« Comme un ramier mourant au fond des boulingrins ;
« Ne tente plus l’essor des rêves pérégrins
« Traînant des ailes d’or dans l’argile infamante !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Viens humer le fumet — et mordre à pleines dents
« À la banalité suave de la vie,
« Et dormir le sommeil de la bête assouvie,
« Dédaigneux des splendeurs des songes transcendants ! »

Baudelaire n'a jamais poussé si avant ses théories matérialistes ; il est mystique jusqu'en la débauche, et ne perd jamais de vue son farouche idéal, lorsqu’il plonge à l'égoût des plus épouvantables réalités. Ses fantaisies macabres, si riches d’ardente ironie, de myticisme dévoyé et de rousse splendeur démoniaque, sont des pantacles alarmants de la décadence et de la perversité modernes.

L'on affecte de s’indigner ou de ne comprendre pas. On crie sus à l'immoralité, sus au réalisme. — Baudelaire, un réaliste ![7] — Ô sotte engeance prudhommesque aussi prompte au jugement téméraire qu'entêtée à l'erreur manifeste ! Suffisance fétide ! Hargneuse médiocratie régnante éternellement !…

— Lisez « la Charogne ! » (s'exclame-t-on). — Oui certes ! qu'on la lise, cette superbe poésie où la pourriture sert de repoussoir à la plus idéale des apothéoses : à la glorification de l'impérissable amour, en ce monde et dans l’autre ! Par un suprême paradoxe, le grand Barbey d’Aurevilly veut voir dans « la Charogne » le seul poëme spiritualiste du livre. Cette plaisanterie, en un article qui fut un plaidoyer, semble une feinte adroite, pour attirer l’attention sur le reste de l’ouvrage.

Quoiqu’il en soit de toutes ces opinions, une auréole de gloire posthume illumine le visage douloureux de Baudelaire — et ce martyr conscient d’un art meurtrier a, du fond de la tombe, magnétisé tout son siècle, qui tourne, de plus en plus, au tourbillon de son verbe troublant et ensorceleur !…

L’exagération de l’impressionnisme Baudelairien a conduit MM. Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé aux limites extrêmes du déchiffrable. C’est plus que l’emploi du symbolisme hermétique substitué à l’emploi du Verbe ; c’est parfois un cliquetis énigmatique de vocables sonores, évoquant confusément la donnée d’une forme ou d’une couleur, ou le monogramme d’un concept ; puis, çà et là, des bribes de phrases abstraites. C’est de ce chaos, qu’à force de confronter l’analyse et la synthèse des analogies, des transpositions d’art, des antithèses de formes, l'on parvient à dégager l'Idée-mère — à extraire la pierre philosophale de la pensée.

— J’exagère un peu pour M. Verlaine ; moins toutefois qu'on ne pourrait croire ; pour M. Mallarmé, je reste au-dessous de la vérité. Cet abus de procédés suggestifs est déplorable, à vrai dire, chez des poëtes de haut parage, comme celui des « Fenêtres » et celui de « Sagesse. »

Sans atteindre à ce point d’obscurité, MM. Charles Vignier et Charles Morice, tous deux passionnés admirateurs de Mallarmé, sont des champions de l'extatisme ésoterique en art. Rhythmistes savants, ennemis jurés de l’éloquence, et outranciers de la demi-teinte, ils rivalisent de subtilités mièvres, dans leur effort à traduire de délicieuses et fugaces impressions. Je ne leur ferai point un crime d’avoir quasi divinisé leur maître : l'enthousiasme est une religion dont il messiérait de médire, car elle dénote à coup sûr de la grandeur d’âme ; et, chez les gens de lettres, un généreux cœur ne va guère sans un beau talent.

Paul Verlaine, affirmant déjà dans les « Poëmes Saturniens, » (1865) un tempérament très original, semblait frère puy-né plutôt que fils de Baudelaire. Il se révélait en outre grand peintre en vers, d’une touche sûre et intense ; à lire « la Mort de Philippe II, » croit-on point rêver devant le chef-d’ œuvre d’un maître de la grandesse espagnole ? Des livres postérieurs accusent plus nettement encore sa personnalité : La pensée s'y développe, plus féconde, plus subtile et pourtant moins contournée ; il est d’adorables poésies, dans « Sagesse 3 » : des escarboucles superbes et d’ineffables opales brillent pêle-mêle parmi des cristaux trop enfumés, dans cet écrin doublé de liturgique velours violet. « Jadis et Naguère » est un livre très mêlé où d’exquises « fumisteries » côtoient des vers d’une ampleur qui étonne :

« Je suis l’empire à la fin de la décadence,
« Qui regarde passer les grands barbares blancs…

Nul, plus que Verlaine, ne brise le vers et le rhythme, mais sa concision ellyptique n'exclut pas la douceur, en ces poésies aux nuances ondoyantes, fuyantes à l'infini… Tour imagé qu'il soit, et coloré, le style de ses meilleures pages semble, on ne sait trop comment, immatériel.

M. Mallarmé, pour la construction externe, n'a guère modifié le vers de Leconte de Lisle : pompeux, métallique, un peu roide. Des rejets plus multipliés, et une concision toute latine — à la Perse — l’en distinguent à peine. Derrière cette muraille de métaphores soudées, l’idée demeure au second plan. Toute l’ambition du poëte est de donner l’impression vive.

M. Maurice Rollinat, un baudelairien plus baudelairien que Baudelaire, raffine encore sur les plus étranges sensations, mais s’en explique très clairement ; et, pour être d’une alarmante acuité, ses « Névroses » n’en sont pas moins accessibles — sinon supportables — à tous les nerfs. Quand M. Rollinat tombe dans le galimatias, ce n’est point qu’offrant au lecteur le plaisir d’une interprétation laborieusement méritoire, il marie pêle-mêle, parmi des hiatus de pensée, tels vocables suggestifs d’un son, d’une forme, d’une couleur… Exemple :

« Le soleil…
« L’Enveloppé, l’enveloppant,
« Tout subit sa grande friture,
« Et, jusque dans la sépulture
« Il s’inocule et se répand,
« Le soleil, ami du serpent ! »

C’est ici un autre ordre de confusion et d’obscurité. De telles tares ne sont heureusement pas fréquentes en son livre.

Je pense, au reste, qu’en reprenant trop filialement les traditions d’Edgar Poë et de Baudelaire, M. Rollinat a mis, en son œuvre macabre, beaucoup de lui. Le curieux poëme : « La Peur » me semble le type le plus achevé où se révèle sa conception particulière du fantastique — du « fantomatique », pour parler son langage. C’est la maladive hallucination d’un rustique énervé. — Rustique, M. Rollinat l’est assurément, et ses tableaux campagnards ne sont pas de ses compositions les moins frappantes et personnelles. Il a le sens très intime des choses de la nature qu’il peint à merveille, et plusieurs sont d’accord pour voir, dans cette intelligence spéciale, le meilleur de son talent.

À côté de Baudelaire, nous avons nommé M. Leconte de Lisle ; c’est que tous deux partagent vraiment ce royal privilège d’être sans cesse imités, jamais atteints, et je dis « atteints » aux deux sens où l’on peut entendre ce mot.

Ce qui frappe l'observateur dès un premier examen, chez M. Leconte de Lisle, c'est la « Force ». Son œuvre entière, comme aussi sa personne, en porte la caractéristique empreinte. Soit qu'à larges coups de pinceau prodiguant les plus ardentes couleurs, il fasse surgir à nos yeux les magnificences d’une exotique nature, engourdie sous l'écrasement de la lumière tropicale ; — soit qu'il évoque, en sa virile mélancolie, la beauté mystique des cultes, qui s’éteignent aux horizons noirs du nihilisme contemporain ; — soit encore que, vibrante de colère, sa voix éclate sur les égorgeurs du moyen âge, comme un coup de foudre ; — toujours la force se manifeste et domine en ses vers : hurlante, déchaînée, enragée — ou sereine et harmonieuse.

La touche est ferme ; le rhythme puissant et large — un peu raide et âpre aussi. À ce propos, au risque de sembler pédant, j'avoue qu'un vers d’Horace susure dans les profondeurs de ma mémoire :

Non satis est pulchra esse poëmata : dulcia sunto....

Leconte de Lisle a peine à exprimer les sentiments doucement tendres et naïfs ; ses tentatives en ce genre sont loin d’être toujours heureuses. Sans doute « Christine » fourmille de vers charmants ; mais sous l’effort soutenu de simplicité, sous la contrainte de mansuétude, perce une rudesse native par où cette contrainte devient sensible à l'excès : si bien que la naïveté voulue puisse paraître un peu gauche ; tel bourgeois dirait : « empruntée ». — À cette critique, la Sagesse des Châtions répondra sans doute que pour ne pas se plier aisément aux mièvreries câlines, le lion n'en est pas moins un noble et superbe animal — souple en sa grâce robuste, qui vaut bien le charme piquant. Je ne fais point refus d’en convenir.

Leconte de Lisle est parent de Th. Gautier et de Louis Bouilhet. Avec ce dernier surtout, les analogies sont frappantes : — même philosophie positiviste et panthéistique, clémente aux religions défuntes ; même souci des exotiques paysages et des splendeurs orientales ; même amour des civilisations antiques ou primitives et même zèle à reconstruire les temps préhistoriques[8], même ampleur de forme enfin. D'ailleurs, et pour compléter la filiation, il importe de remonter à Alfred de Vigny, le grand poëte stoïcien : malgré d’apparentes antinomies, c’est lui l’aïeul véritable ; mais combien Leconte de Lisle a perfectionné l’outil artistique !

Il n’est guère possible de concevoir forme plus parfaite que la sienne. Le vers, tout d’abord, riche de ciselures, au timbre vibrant et limpide, au reflet d’or neuf, éveille l’illusion d’une superbe et massive médaille, pure d’alliage et récemment frappée. — D’autre part s’accuse le ferme dessin de la période, variée parmi la variété des rhythmes — lesquels sont rares et d’une exquise audace, ou parfois d’une savante simplicité. Que dire du langage, sinon qu’il est grandiose et grandiloque, souple à plusieurs genres, (non point à tous encore !) à l’excès correct, bien que hardi ; d’une spéciale harmonie, âpre, stridente et métallique, résultant du cliquetis de vocables cuirassés de consonnes — robustement ? Sommes-nous assez loin de la mélodie Lamartinienne, ondoyante et flûtée, puis — que sais-je ? — un peu flasque ?… Le mot est écrit, à présent.

Le style de Leconte de Lisle, tout en os, en nerfs et en muscles, est autrement solide que celui de M. de Banville, par exemple : — malgré tout charmeur, celui-ci, grâce à son lyrisme brusquement éparpillé en vol vers le ciel, comme telle gent bruyante de pillards oiselets, dont les plumes seraient azur, émeraude, burgau, pourpre et or… Mais que voudrait-on gourmander ? Diffusion pléonastique ; exubérance outrée, que dissimule mal l'étincelante trame d'un style précieux et « artiste ? » Allure disloquée et comme déhanchée, sous l'éblouissement de la rime tintinnabulant ?… Tous ces défauts adorables, comment les reprocher sérieusement à M. de Banville ? La fougue de son lyrisme, le charme de son esprit si personnel feraient vite oublier les sermons. — Mais si vilipender ces vers boiteux serait d'un pédantesque sot, puisqu’ils ont les ailes de la divine folie — les mettre au niveau des vers de Leconte de Lisle serait d'un étourdi maladroit[9], car les endiablées fantaisies du Joli, grimaçantes à ravir, se doivent éclipser, malgré tout leur charme, devant l’austère et calme majesté du Beau[10].

Pour en revenir au style de Leconte de Lisle, y regretterai-je une certaine monotonie inhérente a la perfection même ? Dans l'admiration violente où me plonge tel superbe poëme philosophique ou descriptif, (comme lui seul sait en écrire), se glisse parfois un très vague et indéfinissable malaise : comme un regret qui m'appréhenderait, inavouable et presque inavoué, de n'avoir perçu, dans l’harmonie générale, nulle dissonnance involontaire ou voulue : nulle strophe où faiblit la pensée, nul vers où chancelât l'expression ! Transgressée, la loi des contrastes se vengerait-elle, et se pourrait-il que le goûté violenté se fatiguât de la couleur sans demi-teinte, comme l'œil ébloui de la lumière sans ombre ? On ne peut, en tous cas, attribuer cette bizarre impression de gêne qu'à l'infaillible concordance de l'idée et du langage, et peut-être est-ce là l’inévitable imperfection de la perfection suprême.

Qui ne sait que Leconte de Lisle fut, en 1865, le grand maître des templiers d’un art nouveau ? Il serait au moins oiseux de retracer ici — après combien d’autres ! — les phases successives de cette renaissance si décriée, dite « des Impassibles. » Au reste, nous en devrons toucher un mot, au sujet de M. Catulle Mendès. Bornons-nous à présent à saluer, un peu pêle-mêle, tels excellents poëtes que l’opinion publique englobe encore — à tort ou à raison — dans son mépris pour ce qu’elle appelle : L’École Parnassienne.

Quelques rares se sont montrés fidèles à la tradition du Banville des Odes funambulesques : tel, le délicat virtuose Léon Valade. Tour gracieux et doucement mélancoliques que soient les gazouillis sentimentaux de ce frêle artiste, il vaut plus encore, peut-être, par ses « Gazettes Rimées. » Étincelantes de strass prodigué, sautillent ces folles muses gamines, scandant de malins éclats de rire le vol du triolet aux fines lanières, qu’elles brandissent contre les ridicules de notre grave époque. À cet emploi, je trouve plus divertissantes encore les Muses gamines du jeune ami et successeur de Valade, M, Henry Beauclair — apte, sans doute, à une œuvre forte, et qui s’amuse, en attendant,

À piquer de pichenettes
Quelques nez contemporains.

Mais revenons aux anciens. Cependant que les moins nombreux, (nous aurons à signaler encore de ceux-là), saluaient Banville pour capitaine, d'autres témoignaient en vers sculpturaux, de leur préférence pour Leconte de Lisle.

Chez M. Léon Dierx, l'influence du maître n'est que de surface, et — jusqu'en ces pièces de la première heure, qu'on gagerait calquées sur l'âpre patron des « Poëmes barbares » — se trahissent les tendresses d’une âme qui rêve et pleure en silence. Comme chez Alfred de Vigny, on devine en Léon Dierx ce mépris souverain des foules qui ne daigne même point se manifester — ce mépris au grave et discret sourire, où l'on reconnaît les esprits aristocratiques qui, forts de l' estime de rares initiés, sont sûrs de ne pas rouler à l'oubli. Ils savent que la sentence définitive de la postérité, (aussi défiante à souscrire aux enthousiasmes des séïdes, que prudente à confirmer le jugement des détracteurs,) les attend, infaillible, aux portes de l'avenir : Ainsi tôt ou tard s'établit l'équilibre de la balance, quelles qu'aient été les oscillations alternatives des plateaux.

M. Dierx — familier des bois Jaunissants où s'accroît le mystère, sous un jour qui s'atténue par degrés, — est, avant tout, le poëte crépusculaire et automnal. Dans le rhythme grave de ses périodes, on entend sourdre la voix des fins de saison — plaintive et toujours la même, néanmoins si captivante !… Et telle est l’impression à lire « Les Lèvres closes, » que le tempérament de ce tendre matérialiste semble mentir aux rigueurs de sa philosophie.

Soulèverai-je ici la question si controversée de savoir s'il sied d’écrire de la philosophie en vers ?… — Nombre d’excellents esprits l'ont pensé, et vraiment il semble téméraire d’affirmer que Lucrèce ait faibli à la tâche, ou que le grand poète du XVIIIe siècle, le malheureux André Chénier eût échoué fatalement, dans cette tentative de poëme universel dont il lui fut loisible à peine d’ordonner le plan : projet surhumain s'il en fut, où il avait mis toute l'ardeur de son génie et toute l'espérance de sa gloire !

De nos jours, bien des hommes ont eu cette ambition, d’unir, en un baiser qui soit immortel, les deux laines ennemies, la Poésie et la Science : celle-ci fille de la Raison et du Sens positif, préoccupée de la Norme et soucieuse du Fait ; — et cette autre, fille de l'Imagination et de l'Amour, qui, follement éprise du Rêve aux cent prestiges, rebelle en apparence à toute Loi, paraît aussi peu curieuse d’une exactitude — outrage à son caprice, que d’une logique — entrave à son essor.

Un langage élégant et pur, et un noble fanatisme n'ont sauvé M. cAndré Lefèvre ni de la sécheresse ni de la roideur. Si sa traduction de Lucrèce est la meilleure (peut-être) qu’on ait tentée, son « Épopée terrestre » est illisible, encore qu’un vrai talent y ait mis en œuvre d’ingénieux artifices. En vain y admirera-t-on de belles pages, soulevées d’un souffle large ; à vrai dire, toute cette œuvre est stérile et morte. On ne peut voir là qu’un immense et généreux effort qui n’a point abouti.

Il n'en est pas ainsi de M. Louis Ménard, qui a fait revivre, en d’étincelantes et pures strophes, les plus touchants symboles de la mythologie grecque : à cette source antique, Leconte de Lisle et Ménard ont puisé côte à côte, et peut-être devons-nous à l'ancienne familiarité des deux poètes cette audace de symbolisme qui nous étonne chez le maître. Pour révélatrices d’abstractions pures que soient les images hiératiques, elles n'en constituent pas moins un élément merveilleux, par quoi fécondée, l’idée abstraite devient esthétique.

La même richesse mythique a sauvé certaines pages de madame Ackermann. — Positivisme militant ; rigueur algébrique des raisonnements ; langue virile et incisive ; forme un peu sèche, mais d’une netteté d’acier poli ; voix chaude, mais âpre, toute vibrante d’enthousiasme à la Lucrèce : voilà ce qui frappe dès l’abord, chez elle.

Frappe encor, Jupiter ! Accable-moi ! mutile
L’ennemi terrassé que tu sais impuissant !
Écraser n’est pas vaincre, et ta foudre inutile
S’éteindra dans mon sans !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Non à la croix infâme et qui fit de son ombre
Une nuit où faillit périr l’Esprit humain…
Malgré son dévoûment, non, même à la Victime,
Et non, par dessus tout, au Sacrificateur !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pascal, à ce bourreau, toi, tu disais : mon père !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

S’il nous faut accepter ta sombre alternative :
Croire ou désespérer, — nous désespérerons !

Voilà bien des citations : Mieux qu'une brève analyse, elles permettront au lecteur de définir le talent de madame Ackermann, et de qualifier la vogue — d’ailleurs légitime — quelle obtint[11]. S’il fallait conclure en deux mots, nous dirions que nous voyons là[12] le fâcheux triomphe de l'éloquence en vers. La réponse à Pascal restera comme un superbe développement de rhétorique — rien de plus.

Il s’en faut qu'un pareil reproche puisse atteindre M. Sully PrudhommC, — seul Hégélien parmi nos poètes philosophes.

Loin que la rhétorique ait rien à voir avec son art — le plus exempt d’artifice qui soit — sa pensée hautement spéculative a peine à se faire concrète pour les besoins de la couleur. Son style est sobre timidement — j'en sais qui disent : « prudemment . » À cette heure que les plus téméraires audaces de forme sont devenues banales, tant il se trouve de médiocres pour les oser, Sully Prudhomme s'astreint encore aux sévères retenues de la tradition classique — dont les derniers adeptes, de plus en plus rares et dédaigneux de transiger, ne sollicitent, du fond de leur orgueilleuse solitude, que l’approbation discrète de quelques-uns…

M. Sully Prudhomme s’écrie avec enthousiasme :

Beauté, qui fais pareils à des temples nos corps !

Ce seul vers suffit à nous dévoiler son idéal, soit en poésie, soit en amour : le Beau qu'il rêve rayonne d’un doux éclat, en un nimbe de religieux mystère — quand il veut bien ne pas le dérober à nos yeux derrière une accumulation d’entités abstraites.

Hélas ! le sévère philosophe tend à croître en Sully Prudhomme, et peut-être étouffera-t-il un jour le poète exquis et naïf dont la voix fit couler de si délicieuses larmes. Certes, à notre goût, le vrai, le grand Sully Prudhomme est cet écrivain qui eût été digne de tracer les deux ineffables axiomes latins : « Est quædam dolendi voluptas — … Sunc lacrimæ rerum… » C'est le poète ami des vieilles maisons, dont :

Les vitres aux reflets verdâtres
Ont comme un triste et bon regard.

C'est encore le rêveur qu'apitoient les anxiétés des petits collégiens — tempéraments câlins et sensitifs que blessent sans trêve la brutale indifférence des maîtres, le cynisme des camarades, l’atrocité des humiliations quotidiennes. Combien d entre nous l'ont douloureusement vécue, cette agonie du cœur qui dure tant d'années !… Tendre petit, froissé dans sa délicatesse native, terrassé dans son jeune orgueil, en butte à tous les heurts d’une existence de caserne ! Pauvre nature sentimentale et rêveuse, privée d’idéal et d’affection — comme un forçat de soleil ! Qu’il est à plaindre, dans ses chagrins que le poète nous fait pleurer, dans ses angoisses que le psychologue nous fait frissonner longuement !

Non moins que cette mélancolique récurrence vers la Jeunesse étiolée, nous aimons en Sully Prudhomme la religion jalouse du foyer natal et la vague nostalgie du berceau, — Nous allons dire notre pensée tout entière : Unique en son inimitable simplicité, Sully n'est pour nous qu'un élégiaque, le plus grand et profond de tous ! N'est-ce point une part assez belle, et qui lui permette d'oublier le glorieux échec de « Justice, » ce poëme où les mieux intentionnés ne peuvent voir qu'un gigantesque effort stérile — un écroulement dans l'Impossible de la plus généreuse des entreprises ?

M. Sully Prudhomme a ses fervents.

Il faut compter en première ligne M. Jules Lemaitre, le subtil psychologue des « Médaillons », le spirituel rapin des « Petites Orientales » : à défaut d’originalité transcendante, deux rares mérites lui demeurent acquis : l'usage familier d’un français du meilleur aloi — et cette belle humeur habituelle qui sourit à toutes les pages, au point de rendre presque aimable dame Mélancolie même, si d’aventure il lui prend fantaisie de montrer l'oreille.

Mérite qu'on pourra contester à cet autre fidèle de Sully Prudhomme, M. Auguste Dorchain, qui claironne l'épopée des luttes charnelles (en un millier de vers[13] d’un beau style, mais d’une constante gravité confinant au lugubre.) Et j'aurais vraiment la plus mauvaise grâce du monde à lui en faire un grief, d'autant que le poème des « Étoiles éteintes » est un morceau hors de pair, prédestiné aux futures anthologies.

Uniformément triste aussi — et funèbre parfois — l'œuvre de M. Guy Valvor[14]. À vrai dire, par quelques côtés, ce poète touche à Sully, mais il a lu les « Fleurs du Mal », et peut sembler, à de rares pages, un cousin plus civilisé de Tristan Corbière. — D’aucuns ne l'ont vu qu'avec peine introduire en poésie des préoccupations humanitaires, flageller Tartuffe, et pleurer le destin de l'éternel Jacques Bonhomme ; mais la fougue d'un lyrisme sincère sauve la banalité de ces déclamations. — Pourquoi veut-il être brutal, lui qui pourrait être fort ? S’il chante, sa voix est juste : regrettons qu'il s'obstine à crier trop souvent. L' « Hymne à Pluton, » néanmoins, et l' « Introït à la Messe Noire » sont de curieux morceaux.

Puisque nous en sommes à la messe noire, je m'en voudrais de ne point louer ici le « Werchessesburg » de M. Zénon Fière : voilà une légende macabre d'une belle et sauvage horreur, conforme aux traditions qui nous viennent du moyen âge. Ce n'est plus le « fantômatique » en gibus, et parfois en bonnet de coton, où se complaît M. Rollinat !… Le talent prodigué dans cette plaquette — une fantaisie passagère d’artiste — fait bien augurer d’un livre de poèmes plus subjectifs que nous doit M. Fière.

Je ne cherche point de transition pour en venir à M. Anatole France — un esprit doctement éclectique et curieusement exquis, de la famille des Sainte-Beuve et des Renan.

Si, par le choix des sujets, il peut rappeler Leconte de Lisle ; si son style sobre et d’une extraordinaire pureté fait songer au style de Sully Prudhomme, — il faut noter que France descend, en droite ligne, de Racine et de Chénier. (N'a-t-il pas rejeté dans son chef-d’œuvre « les Noces Corinthiennes » tous les éléments de forme artistique qu'il avait, en ses « Poëmes dorés », empruntés à l'école de 1865 ?) Or, sa glorieuse originalité est d’avoir su rendre moderne cette pure langue classique, aux délicates nuances, au clair timbre de cristal — et de l'avoir harmonieusement adaptée à la reconstruction dramatique d’un monde disparu.

Sur la belle terre d’Hellas — alors que, sous les coups du Christianisme adolescent, agonise le culte des anciens dieux — A. France nous peint la lutte de l'Amour et du Devoir, dans le cœur d’une vierge chrétienne, fiancée par son père à un païen, mais condamnée par un vœu maternel au célibat sacerdotal. Daphné ne trahira ni l’engagement pris par sa mère, ni le serment des fiançailles : elle s’empoisonne et passe l’heure suprême dans les bras de son amant :

« Ce que j’ai fait est fait, et ces choses sont bonnes.
« Sachez par moi combien l’amour a de pouvoir,
« Retenez ce qu’hélas ! je vous donne de voir,
« Et contez mon malheur, pour que jamais les mères
« N’obligent leurs enfants à des noces amères
« Et pourtant je vivrais, si Dieu l’avait voulu !
« La terre me faisait accueil ; il m’aurait plu,
« Près de l’époux, assise au foyer, douce et fière,
« De nourrir un enfant sous la sainte lumière
« Et de le voir éclore à des souffles d’amour…
« Voici l’aube innocente, amis ! Voici le jour.
« Menez-moi, menez-moi sur la colline rose…

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

La grâce décente de l'Hellade antique revit toute en ces pages d'où s'exhale une fraîche odeur de virginité païenne et de chastes amours flétries. On sent, à lire les « Noces Corinthiennes, » que l’historien s'efforce de rester impartial, dans ce récit épisodique des grandes luttes religieuses ; mais le poète et l'artiste demeurent impuissants à dissimuler leur préférence — éternellement acquise à l'immarcessible beauté dont la Vénus Aphrodite a décoré ses enfants !

Sous nos climats de brume et nos pâles soleils, un autre poëte également passionné pour l'art grec, M. Armand Silvestre, a chanté les grandes déesses au corps marmoréen, et l'azur monochrome des ciels attiques.

Mais gardons nous qu'un rapprochement dégénère en confusion : A. France, pour qui le monde extérieur n'est qu'un décor, vit dans le domaine de la Pensée ; — Silvestre se pâme éperdûment devant la splendeur des Formes. Ne demandez à celui-ci ni l'intelligence profonde des symboles, ni la synthèse morale d’une époque ; c'est en vain qu'en son œuvre vous chercheriez ce qui n'a point trait à la beauté physique, charnelle ; au culte d'un panthéisme plastique. Il clame en vers superbes le rut de son esprit et de sa chair ; il aime avec emportement — avec terreur aussi : c'est qu'il pressent qu'un pareil amour porte en soi un germe de mort individuelle ; car la nature détruit à mesure quelle engendre, et seules les races ne sauraient périr… — Mais, qu'importe ! cette mort, il la convoite et l'appelle de tous ses vœux :

J’adore ta Beauté pour ce qu’elle me tue…
J’adore ta Beauté pour en vouloir mourir !

Néanmoins, il faudrait être aveugle pour ne voir en Silvestre qu'un satyre éperdu d’un perpétuel érethisme. M. Silvestre est un grand poète ; ses cris d’amour sont eurhythmés, sa fureur même est esthétique : trop épris d’harmonie pour rouler jamais à un réalisme abject, le plus souvent il divinise la Femme au paroxysme de la passion, et tombe, en une chaste et fervente extase, à ses pieds.

« L’Éternel Féminin » de M. Joseph Gayda nous présente une conception analogue de l'Amour, mais parfois douce et comme voilée : M. Gayda est plus élégiaque que Silvestre, et cette note attendrie n'est pas pour déplaire :

. . . . . . C’est pour cela, mignonne,
Que, lorsque je te cède et que je te pardonne,
Tu me vois chaque fois un front plus attristé ;
Car je sens que je perds un peu de ma fierté,
Que notre étoile, hélas ! pâlit dans les ténèbres,
Et qu’à chaque pardon, tout bas des glas funèbres,
M’annoncent que les temps vont être révolus
Où, si je t’aime trop, tu ne m’aimeras plus !

M. Laurent Tailhade est peut-être de ceux qu'il sied aussi de rattacher à Armand Silvestre. L'ampleur va jusqu'à la pompe et l'emphase, en ce « Jardin des Trêves » où la gamme des tons riches ondule avec d’inattendus chatoiements. De la mise en scène d’un charnel amour parmi le faste des décors catholiques, il tire des effets surprenants : — ces chants où la passion déploie son cortège de pléonasmes en délire, tiennent de la litanie ; il y a des effluves de Saint-Chrême et d’encens, dans l'énervante odeur qui se dégage de l'Aimée.— Et tenez : ces fleurs que le poëte évoque en des visions d’une incomparable splendeur, sont hiératiques et héraldiques : où cesse le prestige du culte, s'exalte l'orgueil du blason :

. . . . . . . . . . . . . . . .

La tige svelte grimpe aux marges des vitraux,
Près des bons empereurs gemmés de pierreries,
Des saints agenouillés sur l’herbe des prairies,
Des séraphins cambrant leurs torses de héros.

Et plus loin :

Verdâtres, de poisons mystérieux ridées,
Avec l’enroulement des dragons noirs et bleus,
Ongles d’or, lampassés de gueules, fabuleux,
S’épanouissent les farouches orchidées.

. . . . . . . . . . . . . .

Comme peintre de fleurs, M. Tailhade est un artiste bien extraordinaire, et je ne crois pas que jamais l'impression des parterres princiers ou des opulentes serres chaudes ait été rendue plus intense et plus vraie que dans le poème des « Magies de Flore ».

Je pense que M. Edmond Haraucourt sera un grand poëte. — Très nourri d’idées, son vers répugne aux coquetteries efféminées, aux maladifs raffinements, aux inquiétantes mièvreries qui sont toute l'esthétique de tels « modernisants » à outrance. Il ne pense pas que « Modernisme » veuille dire évaporation de la pensée, massacre de la langue, et, en définitive, mystification du lecteur : nous aurions assez mauvaise grâce à soutenir qu'il a tort. Sa manière est bien à lui, audacieusement correcte ; et déjà ses conceptions revêtent cette forme définitive et magistrale, qui résulte de l’harmonie absolue présidant à l'idée — large en sa précision, comme au style — exact en sa grandiloquence.

M. Haraucourt aborde volontiers ces grands lieux communs philosophiques et moraux sur quoi tant de chefs d’œuvre sont étayés déjà : là, pour n'être pas banal, il faut être vraiment fort. Mais M. Haraucourt n'a pas à craindre la concurrence, assuré qu'il est de ne paraître jamais commun, dans l’expression sincère de ce qu'il pense ou sent.

Je faisais allusion plus haut à la rhétorique de certains modernisants, abstracteurs de quintessence littéraire. D'autres, tout aussi modernes, ont pris un chemin bien différent.

M. François Coppée a imaginé le premier d’introduire en poésie un naturisme délicat et fleuri, tout de pathétique et de simplicité. Ce n'est plus la note, uniformément débile et plaintive, des petits poèmes de Sully Prudhomme ; les seules « Consolations » de Sainte-Beuve en peuvent donner la fugitive impression. À peine, le grand Hiérophante de l'Art contemporain nous avait-il initié à tout ce que recèlent de poésie, le laconique héroïsme des « pauvres gens » en face de la misère — ou le désespoir loquace et doux de la vieille du peuple, frappée à mort dans son cœur d’aïeule :

L’enfant avait reçu deux balles dans la tête…

On peut dire qu'avant Coppée, nul n'avait fait valoir cette intime volupté des « Intérieurs » paisibles, cette monotonie charmante de la vie familière, ou même cette amertume sans fiel des chagrins dont chacun prend sa part, autour du foyer.

Tour accessible au goût épais des masses que soit l’expression artistique de ces sentiments, elle n'en est pas moins suggestive au dilettantisme des lettrés. Or, là ne se borne pas l'originalité de Coppée. Je confesse bien ne trouver en son théâtre, (le « Passant » et le « Luthier de Crémone », qui sont des poëmes, exceptés,) qu'un écho fort adouci des fanfares dramatiques de 1830, mais quand il embouche le clairon épique, son vers, sobre encore que rutilant, fait merveille à évoquer le faste traditionnel des âges — ce qui ne laisse point d’être glorieux, après la « Légende des Siècles. »

À quoi bon, du reste, s’attarder à la louange d'œuvres que chacun sait par cœur ?

L'art que M. Paul Bourget fit paraître dans les « Aveux » ne semble pas moins moderne : une excessive délicatesse, apte à rendre toutes les exquisités du sentiment comme de la pensée, y fait valoir une précieuse subtilité qui n'a rien de l'afféterie. Curieux des diagnostics moraux, très familier des choses du cœur, M. Bourget doit à ses préoccupations psychologiques de rares qualités de pénétration et d’analyse, sensibles jusqu'en ces poèmes d'une langue à ce point discrète et musicale, qu'on croit entendre le dialogue aérien de Miranda et d'Ariel.

Il semble impossible, à première vue, de démêler des influences étrangères dans le talent si primesautier de M. Charles Cros. Pourtant, l'on est toujours fils de quelqu’un, (proclame volontiers l'éternel Brid Oison.) Et si, finit-on par découvrir, en de mignons flacons d’or, au fond du « Coffret de Santal », des extraits où durent macérer quelques-unes de ces « fleurs du mal », si violemment toxiques — si éperdûment enchanteresses. Dans le même coffret, il ne m'étonnerait pas qu'on surprit encore telles reliques féminines, chères à Coppée et à Verlaine. — À part les cousinages que j'indique — dissimulés et lointains — M. Cros est bien original, dans son "zutisme" coquet, sentimental ou boudeur ; dans sa conception de l'amour, si simple à la fois et quintessenciée ; enfin, dans son entente de la Nature — un peu mièvre et chuchoteuse — des environs de Paris.

Parisien, M. Albert Mérat l'est aussi, de cœur et de fait. Il a vu sourire de frais visages parmi les géraniums et les héliotropes, à la fenêtre enfumée d’un cinquième étage ; et depuis lors, son cœur a gardé la nostalgie de ces pauvres jardins suspendus, qu'il chante en vers délicats. C'est un cousin de Mürger ; il a connu sa Mimi.

Avant d’aller à d'autres poëtes également à la recherche d'une formule nouvelle, il parait utile de remonter à M. Catulle Mendes, qui ne fut pas sans influence sur les jeunes générations.

Vers le milieu du siècle, une race exsangue pullulait à mi-côte du Parnasse. De pâles élégiaques, sans prosodie ni grammaire, ayant affublé la grande Erato d’une ridicule chemise de nuit, psalmodiaient autour d’elle de sentimentales romances avachies. À vingt ans, M. Catulle Mendès s'improvisa capitaine des vaillants légionnaires qui osèrent chasser du temple auguste tous les Tityre en bonnet de coton, et — religieusement prodigues — rendre à la déesse outragée le riche et superbe péplum digne d’elle.

À lui seul, ce titre de gloire vaudrait à Mendès l'éternelle gratitude des lettrés ; mais notre héros fut plus que le glorieux lutteur qu'on sait ; le sceau de la prédestination décorait son front de jeune dieu : il prouva sa divinité par de nombreux miracles. « Hespérus », ce poëme rayonnant de toutes les splendeurs de l'illuminisme Swedenborgien, est unique dans notre langue. Là, Catulle Mendès est grandiose dans le mysticisme ; ailleurs, il est beau de mâle énergie : Ses « Contes Épiques » font de lui, parfois, un émule de Leconte de Lisle. Ses « Lieder » sont d'un charme félin et d'une perverse innocence vraiment irrésistibles . — Que dire encore ? Il a parcouru toutes les notes du clavier ; mais d'un clavier à lui, au timbre imprévu, puissant et mièvre. Assimilateur prodigieux, M. Mendès parait un sphynx réalisateur de toutes les antinomies ; sa personnalité est une énigme, que nous constatons sans prétendre à la résoudre.

M. Émile Michelet — un inquiétant et fluctuant poëte qui semble un peu son neveu — s’est révélé plus pénétrant que nous. Il a fait, tour à tour, en une estimable étude, l'analyse et la synthèse des facultés complexes du maître. M. Michelet, comme M. Darzens, — esprits curieux en qui se marient un peu des charmes équivoques de Mendès et de Baudelaire, seraient capables d’une œuvre personnelle, mais devraient se soustraire, en produisant, à la néfaste sujestion du gongorisme stérile et obsesseur.

Je n'en dirai point autant de M. Jacques Madeleine — un familier de Mendès — dont l'esprit délicat et jeune, joint à une rare maturité de goût, s’épanouit en toute sa fraîcheur dans l' « Idylle Éternelle. »

La « Chanson de la Mer » de M. Victor Margueritte annonce un vrai poëte. Si la construction des vers fait penser parfois à la rhétorique obstinée de (Mendès, l'inspiration est toute différente. Le très jeune cousin de M. Mallarmé est habile à percevoir intuitivement les secrets rapports par où se relient les choses de l'âme et celles de la vie extérieure. De là des vers d’un impressionnisme imprévu, suggestifs à l'infini :

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Voix de l’archange, chère aux pèlerins lassés,
Gardienne du trésor des rêves, et qui mêles
Les riants Avenirs et les vagues Passés,
Hélas ! tu sais pourtant tout ce qu’à nos semelles
Nous traînons de fardeaux invisibles et lourds,
De cadavres d’Espoirs et de tombes jumelles !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

M. Jean Lorrain, (qu'il importe de ne pas confondre avec le gracieux fantaisiste de Paris-Rose[15]) a su, dans « Le Sang des Dieux » et la « Forêt Bleue », traduire en images éclatantes de bien fugitives impressions. Il a le secret de la couleur intense, mais, ne sachant pas pondérer ses effets, il demeure avec tous les éléments d'un excellent artiste, un assez peccable rhétoricien. Toutefois, il a écrit des sonnets d'une grande allure et qui méritent de rester. — Quant à son livre récent « Modernités », nous n'en parlerons pas : un poëte de talent a toujours tort de sacrifier ses références sur l'autel du Réalisme, cette idole au cerveau étroit qu'encense une multitude stupide, tout en liesse de se prosterner devant le symbole de ses banalités et de ses platitudes[16].

Ils ne sont pas rares, hélas ! ces exemples de beaux talents, dévoyés soudain à la poursuite d’un succès équivoque — ou simplement d’une chimère : l’un se laisse éblouir au prestige de la mode courante, l’autre s’éprend tout à coup de la marotte humanitaire. — Il va nous être donné de déplorer un de ces cas inattendus de déraillement artistique.

Pour enfant terrible qu’il parût aux timides, M. Jean Richepin laissait voir, en ses premiers ouvrages, l’influence directe de Baudelaire sur un petit-fils de Villon. — La « Chanson des Gueux », livre audacieux et robuste, promettait un grand poète impressionniste, habile — à défaut de dandysme et de distinction native — à ravir l’enthousiasme d’un puissant souffle et d’une voix ardemment sympathique. Un sens profond de la nature avait permis à M. Richepin d’encadrer les portraits de la bien-aimée, comme aussi de ses chers « gueux » si glorieusement idéalisés, en une guirlande de verdure fleurie. — Très sensible dans « Les Caresses », un récent souci d'élégance et de délicatesse mièvre venait équilibrer fort heureusement la rudesse initiale de l'artiste : semblait-il pas que ce fût l'évolution progressive d'un esprit superbement doué, vers un généreux idéal ?

Il paraît, hélas ! que ces beaux livres n'étaient que de puérils essais, et qu'il faut voir dans « Les Blasphèmes » le tome premier de l'œuvre véritable du poëte. — Au risque de passer pour un de ces cerveaux étroits et mesquins, incapables de saisir une méthode et de suivre un raisonnement, (devant le blâme de qui M. Richepin croise à l'avance dédaigneusement ses bras), je pense que M. Richepin fait fausse route. Il messiérait de faire ici la critique du philosophe ; mais il sied au moins de noter que l’artiste est en déchéance passagère, sinon en positive décadence. Appliquer au développement des plus vides lieux communs les procédés d’amplification si chers au V. Hugo de l' « Ane » et de la « Pitié Suprême », — cela est vraiment médiocre pour un qui a écrit « La Chanson des Gueux ! » Mais ce qui est souverainement attristant, c'est de penser que nous n'avons dans les « Blasphèmes » que le premier livre d'un cours complet de philosophie matérialiste en vers ; — et plus navrant encore de se dire : C'est là ce que le poëte regarde comme son œuvre essentiel et définitif !

Tandis que le talent de Richepin s'enlise dans la déclamation bruyante et la négation stérile, l'esprit de son ami d’enfance, M. Maurice Bouchor, se dépouillant peu à peu des entraves et de tout élément étranger, s’est épuré, élargi, mûri : L' « Aurore », son dernier ouvrage, nous fait voir le Poëte, après les affres et les cauchemars de la nuit, debout, le visage empourpré des rayons du soleil levant. Quel beau titre et quel beau livre ! Il monte au ciel, l’astre de toute Intelligence et de toute Splendeur, l'Idéal — menteur ou non ! Et toute la création s’illumine ; cependant que ceux-là se crèvent les yeux pour ne pas voir, qui professent, comme le poëte des « Blasphèmes »,

L’horreur de l’Idéal et l’amour du Néant.

Notons que Richepin, malgré son immense talent, n'a guère influé que sur M. Émile Goudeau. C'est là une parenté indéniable, mais quelles qualités excellentes M. Goudeau na-t-il pas tirées de son propre fonds ? Bonhomie innocemment gouailleuse ; brusquerie cordiale ; débordante gaîté ; — ailleurs, mélancolie d'une sincérité frappante ; un style enfin, d’une insuffisante correction parfois, mais d’une franche allure, d’une saveur « sui generis » très gauloise : Rabelais ressuscité, « humant le piot » chez Tortoni, n'aurait pas plus de brio ni de belle humeur !

C'est encore un bien curieux et puissant poëte que ce jeune homme ardent, naïf et fier, qui masque son nom derrière le pseudonyme de Jean Rameau. L'on ne cherchera pas longtemps sa filiation, à lui qui descend si directement de Victor Hugo. Ne trouvez-vous point, ici et la, même abondance un peu prolixe, même amour de l'énorme, même passion endiablée — puis, par moments, même délicatesse ingénue et quasi-enfantine ?… Le macabre et le fantastique de M. Rameau ne sont empruntés à Poë, à Baudelaire, non plus qu'à M. Rollinat ; et la franchise toute sauvage de son style, nullement raffiné, mais pourvu d'articulations et de muscles forts, n'est comparable qu'à celle de M. Fernand Icres, dont le poème « Une conquête » est un monument taillé dans le granit des Pyrénées.

La muse rustique a gardé tant de pieux adeptes, en ces jours de subtilités laborieusement difficultueuses, qu'il ne s'en faut guère que chaque province n'ait son barde jaloux.

M. André Lemoyne semble affectionner surtout la Normandie, avec ses falaises abruptes, ses riches pâturages plantés de pommiers, ses villages endormis au creux des vallons de verdure et d'ombre, puis la mer toute verte, à l'horizon[17]. Sobre et large, la langue de M. Lemoyne — qui continue la grande et belle tradition classique — lui désigne sa place, à mon goût, bien au dessus de M. André Theuriet, le poëte au souffle peut être plus soutenu, mais au style diffus parfois, ou d’une exubérance douteuse. Ce n'est pas que Theuriet n'ait su rendre, intense et vrai, le charme spécial des sites lorrains, roui d'étangs, de forêts et de vignobles. — Il excelle, à coup sûr, aux peintures sylvestres, et tous ses romans sont là pour confirmer mon dire.

M. Jean Aicard a chanté la Provence. J’avoue ingénûment préférer aux rhapsodies un peu monotones de l'aède méridional, la prose autrement magique de MM. Paul Arène ou Alphonse Daudet. La « Gueuse parfumée » tient incluse en 200 pages toute l'âme poétique de la Provence.

On ne fera jamais trop l'éloge de M. Gabriel Vicaire. Ses vers sur la Bresse[18] ont une fraîche et saine saveur de terroir, et voici du moins un poète de tempérament !

. . . . . . . . . . . . . .

Heureux temps ! Le ramier roucoule.
Le ruisseau d’argent coule, coule
La belle dit : — « mon galant ! »
Mais le galant répond : — « Mazette,
« Rose, Rosette !
« Le tétin blanc ! »

Je ne sais quel souffle campagnard court dans cette chanson, mais je sais bien quelle est savoureuse et s’impose impérieusement à la mémoire.

Citerai-je MM. Jules Breton, barde et Seigneur de l'Artois ; Léon Cladel, Seigneur du Quercy ; Gabriel Marc, sire Auvergnat ? J’ai parle plus haut de Mgr le duc de Berry : M. Rollinat.

Je voudrais y avant de clore ces pages, saluer un de nos plus grands artistes — presque inconnu, méconnu à coup sûr. — M, Soulary a écrit des poèmes et des sonnets. Ses poèmes sont assurément dignes de lui ; mais ses seuls sonnets l'ont fait célèbre parmi les lettrés, et le feront immortel. Quatorze vers d'où jaillit l'étincelle géniale suffisent à coter un écrivain : M. José-Maria de Hérédia n'en est-il pas le plus frappant exemple ? On a de lui, épars ça et la, quelque quarante sonnets, mais d'un si puissant effet artistique qu'ils lui ont assuré déjà une place inaliénable dans le panthéon des poètes.

Revenons à M. Soulary : Savante et très subtile psychologie ; sens intime de la nature panthéistiquement envisagée ; pénétration intellectuelle et « sensationnelle » d’une acuité extrême ; beaucoup d’esprit — et des plus fins, non des moins malicieux et incisifs ; implacable franchise du mot, recherche heureuse de l'épithète rare : voilà ce qui caractérise à nos yeux M. Soulary. Sa concision va jusqu'à la manie, si qu'il en résulte une obscurité fréquente, vite dissipée dès que se concentre l'attention ; car l'obstacle vient ici d'un entêtement de brièveté, de concentration à outrance — et non du fait de ne s’entendre pas soi-même : c'est par là que M. Soulary diffère d’autres poètes obscurs…

Loin qu'il répugne à l'emploi de l'image, habile entre tous au secret de la rendre frappante, il sait aussi, à force de convenance et de précision, donner au mot simple et nu la force et l'intérêt topique :

Triste métal des morts, tu donnes le frisson :
Le doigt t’agace en vain, tu ne rends pas de son ;
Tu tombes sans bondir, en masse inerte et flasque…

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Relisez : pas une métaphore, dans cette apostrophe au Plomb ; et le poëte a transmis au lecteur le frisson froid et morne, en sa pleine intensité.

Une œuvre achevée dans un cadre modeste — telle a été l'ambition de Soulary, qui a su pleinement réaliser son idéal. Je voudrais reproduire, en terminant, quelques lignes où il semble s'être jugé[19] : « La postérité préférera toujours, aux volumineuses productions des incontinents de lettres, l'œuvre modeste d’un penseur discret, rappelant par son cadre étroit, ses proportions parfaites et son fonds substantiel, les merveilleux petits chefs-d’œuvre de ces maîtres mosaïstes qui avaient nom Larochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues… »

Nous ajouterons : « Soulary. »
III

J'ai dit mes préférences, et porté à mes Maitres le faible tribut démon admiration, la plus sincère qui fut jamais.

À de jeunes poëtes qui ont mon estime esthétique, j'ai publiquement tendu la main. Puissent ces notes trop superficielles — où je leur dis que je crois en eux — être comme un écho avant-coureur de leur future renommée !

D'indulgents amis voudront-ils voir, dans mes enthousiasmes trop communicatifs peut-être, des excuses à la monotonie d’une nomenclature forcément aride — et pourtant incomplète encore ?[20]

Il se pourrait que ces pages parussent outrecuidantes à certains lettrés ; ce m'est doux et consolant d'en induire qu'ils ne les liront pas. Je veux parler de ceux-là qui, à l'énoncé du nom de Baudelaire, exaltent le talent d'un photographe de Strasbourg, et prennent volontiers pour un fou qui leur cite Leconte de Lisle. (Louis XV a-t-il jamais annobli le fameux abbé ?) — Ces érudits, par contre, sont familiers de Vadé qu'ils annotent vers par vers, et dans un poème qui nous ravit en extase « au sanctuaire du bon goût », font asseoir l'abbé de Bernis entre Horace et Anacréon. D'avance, je compte sur le mépris indigné de ces bonnes âmes — que je prie, en retour, d’agréer l'expression courtoise de ma parfaite indifférence. — Elles se feront un plaisir de me renvoyer à ma Béotie — quand leurs yeux tomberont sur quelqu’un de ces vers ternaires, si fréquents en ce livre :

Le tentateur | insinuant | vers toi se glisse…
Poëte épris | d’un idéal | cher à vous seul…
Dans un manteau | de gravité | sacerdotale…

. . . . . . . . . . . . . . .

Je me résigne d'avance au rôle de barbare, ignorant les plus élémentaires préceptes prosodiques. Tels m'accuseront encore de sacrilège inconséquence — moi qui, champion des théories nouvelles, ne me fais pas scrupule de mêler aux enfants terribles de mon caprice, la chaste Pallas et les neuf Sœurs — en des poëmes souillés de termes « qui ne sont point du langage relevé. »

Deux mots de réponse à ce grief.

Il est des êtres inertes à ce point, à ce point avares de leur Moi, qu'ils subissent la Sensation sans être tentés de la traduire en Sentiment, loin d'y vouloir puiser les éléments d’une Pensée. — N'est-ce donc point le rôle de l'artiste, que d'analyser ses moindres frissons, et de ne voir, dans les impressions qu'il reçoit du monde extérieur, que matière première à utiliser pour une œuvre individuelle ?

Que le poète cherche donc, (dans le travail cérébral où s'accomplit la métamorphose de l’Idée première en Pensée définitive,) à mettre le plus possible de soi ; mais que, sous couleur d’autonomie artistique, il ne se prive pas de toutes les superbes conceptions élaborées dans le cerveau de ses aînés et perpétuées dans le domaine traditionnel : pour n'avoir pas de réalité objective, ces conceptions n'en existent pas moins, par la toute- puissance de la Convention ; l'artiste les peut envisager et mettre en œuvre comme il ferait de choses sensibles.

L'art grec, notamment, nous a transmis un grand nombre de figures idéales, allégoriques pour la plupart : les divinités païennes, par exemple. — Ne sont-elles pas des personnes, ces sublimes inventions du Poëte, qui ont vécu des siècles dans la foi naïve d’un peuple, et vivent encore, et vivront dans la religieuse admiration de tous ceux-là qui ont à cœur le culte de la Beauté ?

J'aime ardemment l'allégorie, où se condense, en une forme concrète, la pensée, — radieuse sous ce voile pour les Initiés, énigmatique et ténébreuse pour les êtres étrangers à l’art — ce qui est souverainement réjouissant..... Je pense qu'on peut conserver et utiliser à nouveau les belles allégories des anciens, sans renoncer soi-même à en créer de nouvelles : Ainsi la Muse, (tant raillée et anathématisée si fort !) a pour moi des charmes ensorceleurs où s'égarent toute mon admiration et tout mon amour :

— L'on te dit surannée, ô Déesse ! Mais les Êtres réels peuvent seuls vieillir, captifs en la fange qui sans trêve fermente de l'Éternel Devenir ; Être idéal, tu demeures éternellement jeune et beau, par le privilège de ton néant divin ! Salut, Inspiratrice, à la fois la Mère et la Fille, l’Amante et la Sœur du poète ! Tu revêts chacune de ces qualités, tour à tour, au gré de son caprice surhumain — quoi que s’en puisse scandaliser la hideuse et stérile Logique, qui veut tout classer en catégories compatibles ; tout, même les choses incompatibles par leur essence.

Un maître l’a dit : — « Le droit le plus imprescriptible de l’homme est celui de se contredire. »

De ce droit, j’ai largement usé dans les vers que voici, convaincu que la Fantaisie ailée et l’Inspiration illogique doivent être les seuls guides du poëte, dans l’éden illimité d’où, nul Iavèh ne le chassera, pour avoir mordu à la pomme d’or.

STANISLAS de GUAITA.

30 février 1885.

  1. Rimes d'Alfred de mMsset
  2. Je passerai sous silence, comme se rattachant plutôt au grand mouvement de 1830, de superbes poëtes, comme Th. Gautier et Louis Bouilhet.
  3. Je ne veux parler que des poëtes.
  4. Il est d'excellentes et fort complètes études sur Baudelaire. (Th. Gautier : Notice sur Baudelaire.Paul Bourget : Psychologie contemporaine.Maurice Barrès : La sensation en littérature, etc.). Ceci n'est point une page de critique, mais une série de notes superficielles où je tâche à esquisser à peine quelques profils littéraires.
  5. Psychologie contemporaine : la sensation en littérature.
  6. M, Moréas n’est pas de ceux-là. Son récent recueil, les Syrtes, le place en deçà plutôt qu’au delà de Baudelaire. Ces vers sont d’une forme achevée et d’un sentiment souvent exquis.
  7. Dans une lettre (où M. le Marquis de Custine, homme d’esprit et de talent, rend grâces à Baudelaire, pour l’hommage de son livre), on lit, après de discrètes critiques, ces mots déplaisamment insinuatifs : — « Vous voyez, Monsieur, que je ne suis point un « réaliste ! »
    — « Ni moi non plus, » (réplique Baudelaire en une note). « Il « est présumable que M. de Custine qui ne me connaissait pas, mais qui était d’autant plus flatté de mon hommage qu’il se sentait injustement négligé, se sera renseigné auprès de quelque âme charitable, laquelle aura collé à mon nom cette grossière étiquette. » C. B.
  8. Comparez « les Fossiles » et « Qaïn ». Ce rapprochement est une curieuse antithèse aussi : Bouilhet s’efforce surtout à la genèse des formes ; son poëme est plutôt plastique. — Chez Leconte de Lisle domine le souci philosophique, et la restitution matérielle n’a guère qu’une valeur de mise en scène : c’est un cadre aux idées incarnées du Penseur-artiste.
  9. Pourquoi « serait » ? Je sais de ces maladroits, hommes d’esprit au demeurant, mais obstinés dans leur erreur.
  10. Soucieux de protester contre les enthousiastes qui déifient M. de Banville, je ne voudrais point passer pour un vil détracteur. Il est dans les Stalactites, j’en conviens, il est dans les Exilés, de vraiment belles poésies qui ne laissent désirer qu’un peu de sévérité dans la conception et de sobriété dans le « rendu » ; mais ce me semblent vers de seconde main. Là n’est point, à mes yeux, la vraie originalité de Banville — qui demeurera !, malgré qu’on en ait, le prodigieux gouailleur bon enfant des Odes funanbulesques.
    À côté du nom de Banville, citerai-je — pour mémoire — le nom de feu Albert Glatigny, son surprenant sosie, lequel n’eut qu’un tort : celui d’être venu le second ?
  11. Premières poésies. — Poëmes philosophiques (Lemerre).
  12. Dans « À Pascal » surtout.
  13. La Jeunesse pensive.
  14. La Chanson du pauvre homme. — Rêves et Rêveries.
  15. Paris-Rose, par M. Georges Lorin (Ollendorff).
  16. Pour ceux qui s’étonneraient de nous voir omettre, à propos de modernisants, le nom de M. Paul Déroulède, nous tenons à protester ici de notre haute estime pour ce brave et loyal officier.
    Nous serions fâches qu’on doutât encore de nos sentiments à l’endroit de M. Eugène Manuel, qui nous a pourtant mis en retenue, alors que nous étions encore « sur les bancs du lycée. » On voudra bien remarquer notre abnégation..... Ah ! l’université n’est point, à coup sûr, une institution sans prestige. Mais comment tolère-t-elle « en son sein » cet enfant terrible d’Emmanuel des Essarts, qui se permet d’avoir du talent ?
  17. M. Charles Frémine a, lui aussi, bellement chanté la Normandie.
  18. Émaux Bressans (Charpentier).
  19. Lettre-Préface au très-estimable livre de M. Frédéric Bataille : « Le Clavier d’or. »
  20. Le cadre étroit de cet avant-propos m’a fait omettre les noms de maints jeunes poètes — de mérite sans doute, mais qui ne fréquentent point mon café. Ils auront assez d’esprit pour me comprendre, et d’indulgence pour me pardonner.