Préfaces de diverses éditions d’Atala

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Préfaces de diverses éditions d’Atala
Œuvres complètes de ChateaubriandGarnier frèresvol. 3 (p. 1-14).

PRÉFACE
de la première édition d’atala.

On voit par la lettre précédente[1] ce qui a donné lieu à la publication d’Atala avant mon ouvrage sur le Génie du Christianisme, dont elle fait partie. Il ne me reste plus qu’à rendre compte de la manière dont cette histoire a été composée.

J’étois encore très-jeune lorsque je conçus l’idée de faire l’épopée de l’homme de la nature, ou de peindre les mœurs des sauvages, en les liant à quelque événement connu. Après la découverte de l’Amérique, je ne vis pas de sujet plus intéressant, surtout pour les François, que le massacre de la colonie des Natchez à la Louisiane, en 1727. Toutes les tribus indiennes conspirant, après deux siècles d’oppression, pour rendre la liberté au Nouveau-Monde me parurent offrir un sujet presque aussi heureux que la conquête du Mexique. Je jetai quelques fragments de cet ouvrage sur le papier ; mais je m’aperçus bientôt que je manquois des vraies couleurs, et que si je voulois faire une image semblable, il falloit, à l’exemple d’Homère, visiter les peuples que je voulois peindre.

En 1789, je fis part à M. de Malesherbes du dessein que j’avois de passer en Amérique. Mais, désirant en même temps donner un but utile à mon voyage, je formai le dessein de découvrir par terre le passage tant recherché et sur lequel Cook même avoit laissé des doutes. Je partis, je vis les solitudes américaines, et je revins avec des plans pour un second voyage, qui devoit durer neuf ans. Je me proposois de traverser tout le continent de l’Amérique septentrionale, de remonter ensuite le long des côtes, au nord de la Californie, et de revenir par la baie d’Hudson, en tournant sur le pôle[2]. M. de Malesherbes se chargea de présenter mes plans au gouvernement, et ce fut alors qu’il entendit les premiers fragments du petit ouvrage que je donne aujourd’hui au public. La révolution mit fin à tous mes projets. Couvert du sang de mon frère unique , de ma belle-sœur, de celui de l’illustre vieillard leur père, ayant vu ma mère et une autre sœur pleine de talents mourir des suites du traitement qu’elles avoient éprouvé dans les cachots, j’ai erré sur les terres étrangères, où le seul ami que j’eusse conservé s’est poignardé dans mes bras[3].

De tous mes manuscrits sur l’Amérique je n’ai sauvé que quelques fragments, en particulier Atala, qui n’étoit elle-même qu’un épisode des Natchez[4]. Atala a été écrite dans le désert et sous les huttes des sauvages. Je ne sais si le public goûtera cette histoire, qui sort de toutes les routes connues et qui présente une nature et des mœurs tout à fait étrangères à l’Europe. Il n’y a point d’aventure dans Atala. C’est une sorte de poëme[5], moitié descriptif, moitié dramatique : tout consiste dans la peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude, et dans le tableau des troubles de l’amour au milieu du calme des déserts. J’ai essayé de donner à cet ouvrage les formes les plus antiques ; il est divisé en prologue, récit et épilogue. Les principales parties du récit prennent une dénomination, comme les chasseurs, les labourreurs, etc. ; et c’étoit ainsi que dans les premiers siècles de la Grèce les rhapsodes chantoient sous divers titres les fragments de l’Iliade et de l’Odyssée.

Je dirai aussi que mon but n’a pas été d’arracher beaucoup de larmes : il me semble que c’est une dangereuse erreur avancée, comme tant d’autres, par Voltaire, que les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. Il y a tel drame dont personne ne voudroit être l’auteur, et qui déchire le cœur bien autrement que l’Énéide. On n’est point un grand écrivain parce qu’on met l’âme à la torture. Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie ; il faut qu’il s’y mêle autant d’admiration que de douleur.

C’est Priam, disant à Achille :

Ἀνδρὸς παιδοφόνοιο ποτὶ στόμα χεἴρ᾽ ὀρέγεσθαι

Juge de l’excès de mon malheur, puisque je baise la main qui a tué mon fils.

C’est Joseph s’écriant :

Ego sum Joseph, frater vester, quem vendidistis in Ægyptum.

Je suis Joseph, votre frère, que vous avez vendu pour l’Égypte.

Voilà les seules larmes qui doivent mouiller les cordes de la lyre. Les Muses sont des femmes célestes, qui ne défigurent point leurs traits par des grimaces ; quand elles pleurent, c’est avec un secret dessein de s’embellir.

Au reste, je ne suis point, comme Rousseau, un enthousiaste des sauvages et, quoique j’aie peut-être autant à me plaindre de la société que ce philosophe avoit à s’en louer, je ne crois point que la pure nature soit la plus belle chose du monde. Je l’ai toujours trouvée fort laide, partout où j’ai eu occasion de la voir. Bien loin d’être d’opinion que l’homme qui pense soit un animal dépravé, je crois que c’est la pensée qui fait l’homme. Avec ce mot de nature on a tout perdu. Peignons la nature, mais la belle nature : l’art ne doit pas s’occuper de l’imitation des monstres.

Les moralités que j’ai voulu faire dans Atala sont faciles à découvrir ; et comme elles sont résumées dans l’épilogue, je n’en parlerai point ici, je dirai seulement un mot de Chactas, l’amant d’Atala.

C’est un sauvage qui est plus qu’à demi civilisé, puisque non-seulement il sait les langues vivantes, mais encore les langues mortes de l’Europe. Il doit donc s’exprimer dans un style mêlé, convenable à la ligne sur laquelle il marche, entre la société et la nature. Cela m’a donné quelques avantages, en le faisant parler en sauvage dans la peinture des mœurs, et en Européen dans le drame de la narration. Sans cela il eût fallu renoncer à l’ouvrage : si je m’étois toujours servi du style indien, Atala eût été de l’hébreu pour le lecteur.

Quant au missionnaire, c’est un simple prêtre, qui parle sans rougir de la croix, du sang de son divin Maître, de la chair corrompue, etc. ; en un mot, c’est le prêtre tel qu’il est. Je sais qu’il est difficile de peindre un pareil caractère sans réveiller dans l’esprit de certains lecteurs des idées de ridicule. Si je n’attendris pas, je ferai rire : on en jugera.

Il me reste une chose à dire : je ne sais par quel hasard une lettre que j’avois adressée à M. de Fontanes a excité l’attention du public beaucoup plus que je ne m’y attendois. Je croyois que quelques lignes d’un auteur inconnu passeroient sans être aperçues ; cependant les papiers publics ont bien voulu parler de cette lettre[6]. En réfléchissant sur ce caprice du public, qui a fait attention à une chose de si peu de valeur, j’ai pensé que cela pouvoit venir du titre de mon grand ouvrage : Génie du Christianisme, etc. On s’est peut-être figuré qu’il s’agissoit d’une affaire de parti , et que je dirois dans ce livre beaucoup de mal de la révolution et des philosophes.

Il est sans doute permis à présent, sous un gouvernement qui ne proscrit aucune opinion paisible, de prendre la défense du christianisme. Il a été un temps où les adversaires de cette religion avoient seuls le droit de parler. Maintenant la lice est ouverte, et ceux qui pensent que le christianisme est poétique et moral peuvent le dire tout haut, comme les philosophes peuvent soutenir le contraire. J’ose croire que si le grand ouvrage que j’ai entrepris, et qui ne tardera pas à paroître, étoit traité par une main plus habile que la mienne, la question seroit décidée.

Quoi qu’il en soit, je suis obligé de déclarer qu’il n’est pas question de la révolution dans le Génie du Christianisme : en général, j’y ai gardé une mesure que, selon toutes les apparences, on ne gardera pas envers moi.

On m’a dit que la femme célèbre[7] dont l’ouvrage formoit le sujet de ma lettre s’est plainte d’un passage de cette lettre. Je prendrai la liberté de faire observer que ce n’est pas moi qui ai employé le premier l’arme que l’on me reproche et qui m’est odieuse ; je n’ai fait que repousser le coup qu’on portoit à un homme dont je fais profession d’admirer les talents et d’aimer tendrement la personne. Mais dès lors que j’ai offensé, j’ai été trop loin : qu’il soit donc tenu pour effacé, ce passage. Au reste, quand on a l’existence brillante et les talents de Mme de Staël, on doit oublier facilement les petites blessures que nous peut faire un solitaire et un homme aussi ignoré que je le suis.

Je dirai un dernier mot sur Atala : le sujet n’est pas entièrement de mon invention ; il est certain qu’il y a eu un sauvage aux galères et à la cour de Louis XIV ; il est certain qu’un missionnaire françois a fait les choses que j’ai rapportées ; il est certain que j’ai trouvé dans les forêts de l’Amérique des sauvages emportant les os de leurs aïeux et une jeune mère exposant le corps de son enfant sur les branches d’un arbre. Quelques autres circonstances aussi sont véritables, mais comme elles ne sont pas d’un intérêt général, je suis dispensé d’en parler.


AVIS
sur la troisième édition d’atala.

J’ai profité de toutes les critiques pour rendre ce petit ouvrage plus digne des succès qu’il a obtenus. J’ai eu le bonheur de voir que la vraie philosophie et la vraie religion sont une même chose, car des personnes fort distinguées, qui ne pensent pas comme moi sur le christianisme, ont été les premières à faire la fortune d’Atala. Ce seul fait répond à ceux qui voudroient faire croire que la vogue de cette anecdote indienne est une affaire de parti. Cependant j’ai été amèrement, pour ne pas dire grossièrement, censuré ; on a été jusqu’à tourner en ridicule cette apostrophe aux Indiens[8] :

« Indiens infortunés, que j’ai vus errer dans les déserts du Nouveau-Monde avec les cendres de vos aïeux ; vous qui m’aviez donné l’hospitalité, malgré votre misère ! je ne pourrois vous l’offrir aujourd’hui, car j’erre ainsi que vous à la merci des hommes, et, moins heureux dans mon exil, je n’ai point emporté les os de mes pères. »

Les cendres de ma famille confondues avec celles de M. de Malesherbes, six ans d’exil et d’infortunes, n’ont donc paru qu’un sujet de plaisanterie ! Puisse le critique n’avoir jamais à regretter les tombeaux de ses pères !

Au reste, il est facile de concilier les divers jugements qu’on a portés d’Atala : ceux qui m’ont blâmé n’ont songé qu’à mes talents, ceux qui m’ont loué n’ont pensé qu’à mes malheurs.

AVIS
sur la cinquième édition d’atala.

Depuis quelque temps il a paru de nouvelles critiques d’Atala. Je n’ai pu en profiter dans cette cinquième édition. Les conseils qu’on m’a fait l’honneur de m’adresser auraient exigé trop de changements, et le public semble maintenant accoutumé à ce petit ouvrage avec tous ses défauts. Cette nouvelle édition est donc parfaitement semblable à la quatrième ; j’ai seulement rétabli dans quelques endroits le texte des trois premières.


PRÉFACE
D’ATALA ET DE RENÉ (édition in-12 de 1805).

L’indulgence avec laquelle on a bien voulu accueillir mes ouvrages m’a imposé la loi d’obéir au goût du public et de céder au conseil de la critique.

Quant au premier, j’ai mis tous mes soins à le satisfaire. Des personnes chargées de l’instruction de la jeunesse ont désiré avoir une édition du Génie du Christianisme qui fût dépouillée de cette partie de l’Apologie, uniquement destinée aux gens du monde : malgré la répugnance naturelle que j’avois à mutiler mon ouvrage, et ne considérant que l’utilité publique, j’ai publié l’abrégé que l’on attendoit de moi.

Une autre classe de lecteurs demandoit une édition séparée des deux épisodes de l’ouvrage : je donne aujourd’hui cette édition.

Je dirai maintenant ce que j’ai fait relativement à la critique.

Je me suis arrêté, pour le Génie du Christianisme, à des idées différentes de celles que j’ai adoptées pour ses épisodes.

Il m’a semblé d’abord que, par égard pour les personnes qui ont acheté les premières éditions, je ne devois faire, du moins à présent, aucun changement notable à un livre qui se vend aussi cher que le Génie du Christianisme. L’amour-propre et l’intérêt ne m’ont pas paru des raisons assez bonnes, même dans ce siècle, pour manquer à la délicatesse.

En second lieu, il ne s’est pas écoulé assez de temps depuis la publication du Génie du Christianisme pour que je sois parfaitement éclairé sur les défauts d’un ouvrage de cette étendue. Où trouverois-je la vérité parmi une foule d’opinions contradictoires ? L’un vante mon sujet aux dépens de mon style ; l’autre approuve mon style et désapprouve mon sujet. Si l’on m’assure, d’une part, que le Génie du Christianisme est un monument à jamais mémorable pour la main qui l’éleva et pour le commencement du xixe siècle[9], de l’autre, on a pris soin de m’avertir, un mois ou deux après la publication de l’ouvrage, que les critiques venoient trop tard, puisque cet ouvrage étoit déjà oublié[10].

Je sais qu’un amour-propre plus affermi que le mien trouveroit peut-être quelque motif d’espérance pour se rassurer contre cette dernière assertion. Les éditions du Génie du Christianisme se multiplient, malgré les circonstances qui ont ôté à la cause que j’ai défendue le puissant intérêt du malheur. L’ouvrage, si je ne m’abuse, paroît môme augmenter d’estime dans l’opinion publique à mesure qu’il vieillit, et il semble que l’on commence à y voir autre chose qu’un ouvrage de pure imagination. Mais à Dieu ne plaise que je prétende persuader de mon foible mérite ceux qui ont sans doute de bonnes raisons pour ne pas y croire ! Hors la religion et l’honneur, j’estime trop peu de choses dans le monde pour ne pas souscrire aux arrêts de la critique la plus rigoureuse. Je suis si peu aveuglé par quelques succès et si loin de regarder quelques éloges comme un jugement définitif en ma faveur, que je n’ai pas cru devoir mettre la dernière main à mon ouvrage. J’attendrai encore afin de laisser le temps aux préjugés de se calmer, à l’esprit de parti de s’éteindre : alors l’opinion qui se sera formée sur mon livre sera sans doute la véritable opinion : je saurai ce qu’il faudra changer au Génie du Christianisme pour le rendre tel que je désire le laisser après moi, s’il me survit[11].

Mais si j’ai résisté à la censure dirigée contre l’ouvrage entier par les raisons que je viens de déduire, j’ai suivi pour Atala, prise séparément, un système absolument opposé. Je n’ai pu être arrêté dans les corrections ni par la considération du prix du livre ni par celle de la longueur de l’ouvrage. Quelques années ont été plus que suffisantes pour me faire connaître les endroits foibles ou vicieux de cet épisode. Docile sur ce point à la critique, jusqu’à me faire reprocher mon trop de facilité, j’ai prouvé à ceux qui m’attaquoient que je ne suis jamais volontairement dans l’erreur, et que dans tous les temps et sur tous les sujets je suis prêt à céder à des lumières supérieures aux miennes. Atala a été réimprimée onze fois : cinq fois séparément et six fois dans le Génie du Christianisme ; si l’on confrontoit ces onze éditions, à peine en trouveroit-on deux tout à fait semblables.

La douzième, que je publie aujourd’hui, a été revue avec le plus grand soin. J’ai consulté des amis prompts à me censurer ; j’ai pesé chaque phrase, examiné chaque mot. Le style, dégagé des épithèles qui l’embarrassoient, marche peut-être avec plus de naturel et de simplicité. J’ai mis plus d’ordre et de suite dans quelques idées ; j’ai fait disparoître jusqu’aux moindres incorrections de langage. M. de La Harpe me disoit au sujet d’Atala : « Si vous voulez vous enfermer avec moi seulement quelques heures, ce temps nous suffira pour effacer les taches qui font crier si haut vos censeurs. » J’ai passé quatre ans à revoir cet épisode, mais aussi il est tel qu’il doit rester. C’est la seule Atala que je reconnoîtrai à l’avenir.

Cependant il y a des points sur lesquels je n’ai pas cédé entièrement à la critique. On a prétendu que quelques sentiments exprimés par le père Aubry renfermoient une doctrine désolante. On a, par exemple, été révolté de ce passage ( nous avons aujourd’hui tant de sensibilité ! )

« Que dis-je ! ô vanité des vanités ! Que parlé-je de la puissance des amitiés de la terre ! Voulez-vous, ma chère fille, en connoître l’étendue ? Si un homme revenoit à la lumière quelques années après sa mort, je doute qu’il fût revu avec joie par ceux-là même qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire, tant on forme vite d’autres liaisons, tant on prend facilement d’autres habitudes, tant l’inconstance est naturelle à l’homme, tant notre vie est peu de chose, même dans le cœur de nos amis ! »

Il ne s’agit pas de savoir si ce sentiment est pénible à avouer, mais s’il est vrai et fondé sur la commune expérience. Il seroit difficile de ne pas en convenir. Ce n’est pas surtout chez les François que l’on peut avoir la prétention de ne rien oublier. Sans parler des morts dont on ne se souvient guère, que de vivants sont revenus dans leurs familles et n’y ont trouvé que l’oubli, l’humeur et le dégoût ! D’ailleurs quel est ici le but du père Aubry ? N’est-ce pas d’ôter à Atala tout regret d’une existence qu’elle vient de s’arracher volontairement et à laquelle elle voudroit en vain revenir ? Dans cette intention, le missionnaire, en exagérant même à cette infortunée les maux de la vie, ne feroit encore qu’un acte d’humanité. Mais il n’est pas nécessaire de recourir à cette explication. Le père Aubry exprime une chose malheureusement trop vraie. S’il ne faut pas calomnier la nature humaine, il est aussi très-inutile de la voir meilleure qu’elle ne l’est en effet.

Le même critique, M. l’abbé Morellet, s’est encore élevé contre cette autre pensée, comme fausse et paradoxale :

« Croyez-moi, mon fils, les douleurs ne sont point éternelles : il faut tôt ou tard qu’elles finissent, parce que le cœur de l’homme est fini. C’est une de nos grandes misères : nous ne sommes pas capables d’être longtemps malheureux. »

Le critique prétend que cette sorte d’incapacité de l’homme pour la douleur est au contraire un des grands biens de la vie. Je ne lui répondrai pas que si cette réflexion est vraie, elle détruit l’observation qu’il a faite sur le premier passage du discours du père Aubry. En effet, ce seroit soutenir, d’un coté, que l’on n’oublie jamais ses amis, et de l’autre qu’on est très-heureux de n’y plus penser. Je remarquerai seulement que l’habile grammairien me semble ici confondre les mots. Je n’ai pas dit : « C’est une de nos grandes infortunes, » ce qui seroit faux, sans doute, mais : « C’est une de nos grandes misères, » ce qui est très-vrai. Eh ! qui ne sent que cette impuissance où est le cœur de l’homme de nourrir longtemps un sentiment, môme celui de la douleur, est la preuve la plus complète de sa stérilité, de son indigence, de sa misère ? M. l’abbé Morellet paroît faire, avec beaucoup de raison, un cas infini du bon sens, du jugement, du naturel ; mais suit-il toujours dans la pratique la théorie qu’il professe ? Il seroit assez singulier que ses idées riantes sur l’homme et sur la vie me donnassent le droit de le soupçonner à mon tour de porter dans ces sentiments l’exaltation et les illusions de la jeunesse.

La nouvelle nature et les mœurs nouvelles que j’ai peintes m’ont attiré encore un autre reproche peu réfléchi. On m’a cru l’inventeur de quelques détails extraordinaires, lorsque je rappelois seulement des choses connues de tous les voyageurs. Des notes ajoutées à cette édition d’Atala m’auroient aisément justifié, mais, s’il en avoit fallu mettre dans tous les endroits où chaque lecteur pouvoit en avoir besoin, elles auroient bientôt surpassé la longueur de l’ouvrage. J’ai donc renoncé à faire des notes. Je me contenterai de transcrire ici un passage de la Défense du Génie du Christianisme. Il s’agit des ours enivrés de raisin, que les doctes censeurs avoient pris pour une gaieté de mon imagination. Après avoir cité des autorités respectables et le témoignage de Carver, Bartram, Imley, Charlevoix, j’ajoute : « Quand on trouve dans un auteur une circonstance qui ne fait pas beauté en elle-même et qui ne sert qu’à donner de la ressemblance au tableau, si cet auteur a d’ailleurs montré quelque sens commun, il seroit assez naturel de supposer qu’il n’a pas inventé cette circonstance et qu’il n’a fait que rapporter une chose réelle, bien qu’elle ne soit pas très-connue. Rien n’empêche qu’on ne trouve Atala une méchante production, mais j’ose dire que la nature américaine y est peinte avec la plus scrupuleuse exactitude. C’est une justice que lui rendent tous les voyageurs qui ont visité la Louisiane et les Florides. Les deux traductions angloises d’Atala sont parvenues en Amérique, les papiers publics ont annoncé, en outre, une troisième traduction publiée à Philadelphie avec succès. Si les tableaux de cette histoire eussent manqué de vérité, auroient-ils réussi chez un peuple qui pouvoit dire à chaque pas : Ce ne sont pas là nos fleuves, nos montagnes, nos forêts ? Atala est retournée au désert, et il semble que sa patrie l’ait reconnue pour véritable enfant de la solitude[12]. »

René, qui accompagne Atala dans la présente édition, n’avoit point encore été imprimé à part. Je ne sais s’il continuera d’obtenir la préférence que plusieurs personnes lui donnent sur Atala. Il fait suite naturelle à cet épisode, dont il diffère néanmoins par le style et par le ton. Ce sont à la vérité les mêmes lieux et les mêmes personnages, mais ce sont d’autres mœurs et un autre ordre de sentiments et d’idées. Pour toute préface, je citerai encore les passages du Génie du Christianisme et de la Défense qui se rapportent à René.

EXTRAIT DU GÉNIE DU CHRISTIANISME,
iie partie, liv. iii, chap. ii,
intitulé : du vague des passions

« Il reste à parler d’un état de l’âme qui, ce nous semble, n’a pas encore été bien observé : c’est celui qui précède le développement des grandes passions, lorsque toutes les facultés jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d’exemples qu’on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l’homme et de ses sentiments, rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions. L’imagination est riche, abondante et merveilleuse, l’existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite, avec un cœur plein, un monde vide, et, sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout.

« L’amertume que cet état de l’âme répand sur la vie est incroyable ; le cœur se retourne et se replie en cent manières pour employer des forces qu’il sent lui être inutiles. Les anciens ont peu connu cette inquiétude secrète, cette aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble : une grande existence politique, les jeux du gymnase et du champ de Mars, les affaires du forum et de la place publique, remplissoient tous leurs moments, et ne laissoient aucune place aux ennuis du cœur.

« D’une autre part, ils n’étoient pas enclins aux exagérations, aux espérances, aux craintes sans objet, à la mobilité des idées et des sentiments, à la perpétuelle inconstance, qui n’est qu’un dégoût constant, dispositions que nous acquérons dans la société intime des femmes. Les femmes, chez les peuples modernes, indépendamment de la passion qu’elles inspirent, influent encore sur tous les autres sentiments. Elles ont dans leur existence un certain abandon qu’elles font passer dans la nôtre ; elles rendent notre caractère d’homme moins décidé, et nos passions, amollies par le mélange des leurs, prennent à la fois quelque chose d’incertain et de tendre…

« Il suffiroit de joindre quelques infortunes à cet état indéterminé des passions pour qu’il pût servir de fond à un drame admirable. Il est étonnant que les écrivains modernes n’aient pas encore songé à peindre cette singulière position de l’âme. Puisque nous manquons d’exemples, nous seroit-il permis de donner aux lecteurs un épisode extrait, comme Atala, de nos anciens Natchez ? C’est la vie de ce jeune René, à qui Chactas a raconté son histoire, etc., etc. »

EXTRAIT
DE LA DÉFENSE DU GÉNIE DU CHRISTIANISME.

« On a déjà fait remarquer la tendre sollicitude des critiques[13] pour la pureté de la religion : on devoit donc s’attendre qu’ils se formaliseroient des deux épisodes que l’auteur a introduits dans son livre. Cette objection particulière rentre dans la grande objection qu’ils ont opposée à tout l’ouvrage, et elle se détruit par la réponse générale qu’on y a faite plus haut. Encore une fois, l’auteur a dû combattre des poëmes et des romans impies avec des poëmes et des romans pieux ; il s’est couvert des mêmes armes dont il voyoit l’ennemi revêtu : c’étoit une conséquence naturelle et nécessaire du genre d’apologie qu’il avoit choisi. Il a cherché à donner l’exemple avec le précepte. Dans la partie théorique de son ouvrage, il avoit dit que la religion embellit notre existence, corrige les passions sans les éteindre, jette un intérêt singulier sur tous les sujets où elle est employée ; il avoit dit que sa doctrine et son culte se mêlent merveilleusement aux émotions du cœur et aux scènes de la nature ; qu’elle est enfin la seule ressource dans les grands malheurs de la vie : il ne suffisoit pas d’avancer tout cela, il falloit encore le prouver. C’est ce que l’auteur a essayé de faire dans les deux épisodes de son livre. Ces épisodes étoient en outre une amorce préparée à l’espèce de lecteurs pour qui l’ouvrage est spécialement écrit. L’auteur avoit-il donc si mal connu le cœur humain, lorsqu’il a tendu ce piège innocent aux incrédules ? Et n’est-il pas probable que tel lecteur n’eût jamais ouvert le Génie du Christianisme s’il n’y avoit cherché René et Atala ?

Sa che la corre il mondo, ove più versi
Delle sue dolcezze il lusinghier Parnaso,
E che ’l verso, condito in molli versi,
I più schivi allettando, ha persuaso.

« Tout ce qu’un critique impartial qui veut entrer dans l’esprit de l’ouvrage étoit en droit d’exiger de l’auteur, c’est que les épisodes de cet ouvrage eussent une tendance visible à faire aimer la religion et à en démontrer l’utilité. Or, la nécessité des cloîtres pour certains malheurs de la vie, et pour ceux-là même qui sont les plus grands, la puissance d’une religion qui peut seule fermer des plaies que tous les baumes de la terre ne sauroient guérir, ne sont-elles pas invinciblement prouvées dans l’histoire de René ? L’auteur y combat en outre le travers particulier des jeunes gens du siècle, le travers qui mène directement au suicide. C’est J.-J. Rousseau qui introduisit le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses et si coupables. En s’isolant des hommes, en s’abandonnant à ses songes, il a fait croire à une foule de jeunes gens qu’il est beau de se jeter ainsi dans le vague de la vie. Le roman de Werther a développé depuis ce germe de poison. L’auteur du Génie du Christianisme, obligé de faire entrer dans le cadre de son Apologie quelques tableaux pour l’imagination, a voulu dénoncer cette espèce de vice nouveau, et peindre les funestes conséquences de l’amour outré de la solitude. Les couvents offroient autrefois des retraites à ces âmes contemplatives que la nature appelle impérieusement aux méditations. Elles y trouvoient auprès de Dieu de quoi remplir le vide qu’elles sentent en elles-mêmes et souvent l’occasion d’exercer de rares et sublimes vertus. Mais depuis la destruction des monastères et les progrès de l’incrédulité on doit s’attendre à voir se multiplier au milieu de la société (comme il est arrivé en Angleterre) des espèces de solitaires tout à la fois passionnés et philosophes, qui, ne pouvant ni renoncer aux vices du siècle ni aimer ce siècle, prendront la haine des hommes pour l’élévation du génie, renonceront à tout devoir divin et humain, se nourriront à l’écart des plus vaines chimères et se plongeront de plus en plus dans une misanthropie orgueilleuse qui les conduira à la folie ou à la mort.

« Afin d’inspirer plus d’éloignement pour ces rêveries criminelles, l’auteur a pensé qu’il devoit prendre la punition de René dans le cercle de ces malheurs épouvantables qui appartiennent moins à l’individu qu’à la famille de l’homme, et que les anciens attribuoient à la fatalité. L’auteur eût choisi le sujet de Phèdre s’il n’eût été traité par Racine. Il ne restoit que celui d’Érope et de Thyeste[14] chez les Grecs, ou d’Amnon et de Thamar chez les Hébreux[15] ; et, bien qu’il ait été aussi transporté sur notre scène[16], il est toutefois moins connu que celui de Phèdre. Peut-être aussi s’applique-t-il mieux aux caractères que l’auteur a voulu peindre. En effet, les folles rêveries de René commencent le mal et ses extravagances l’achèvent : par les premières il égare l’imagination d’une foible femme ; par les dernières, en voulant attenter à ses jours, il oblige cette infortunée à se réunir à lui : ainsi le malheur naît du sujet, et la punition sort de la faute.

« Il ne restoit qu’à sanctifier par le christianisme cette catastrophe empruntée à la fois de l’antiquité païenne et de l’antiquité sacrée. L’auteur, môme alors, n’eut pas tout à faire, car il trouva cette histoire presque naturalisée chrétienne dans une vieille ballade de pèlerin que les paysans chantent encore dans plusieurs provinces[17]. Ce n’est pas par les maximes répandues dans un ouvrage, mais par l’impression que cet ouvrage laisse au fond de l’âme, que l’on doit juger de sa moralité. Or, la sorte d’épouvante et de mystère qui règne dans l’épisode de René serre et contriste le cœur sans y exciter d’émotion criminelle. Il ne faut pas perdre de vue qu’Amélie meurt heureuse et guérie et que René finit misérablement. Ainsi le vrai coupable est puni, tandis que sa trop foible victime, remettant son âme blessée entre les mains de celui qui retourne le malade sur sa couche, sent renaître une joie ineffable du fond même des tristesses de son cœur. Au reste, le discours du père Souël ne laisse aucun doute sur le but et les moralités religieuses de l’histoire de René. »

On voit, par le chapitre cité du Génie du Christianisme, quelle espèce de passion nouvelle j’ai essayé de peindre, et, par l’extrait de la Défense, quel vice non encore attaqué j’ai voulu combattre. J’ajouterai que, quant au style, René a été revu avec autant de soin qu’Atala, et qu’il a reçu le degré de perfection que je suis capable de lui donner.

  1. La lettre dont il s’agit ici avoit été publiée dans le Journal des Débats et dans le Publiciste (1800), et reproduite en tête de la première édition d’Atala ; la voici :

    « Citoyen,

    « Dans mon ouvrage sur le Génie du Christianisme, ou les beautés de la religion chrétienne, il se trouve une partie entière consacrée à la poétique du Christianisme. Cette partie se divise en quatre livres : poésie, beaux-arts, littérature, harmonies de la religion avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain. Dans ce livre, j’examine plusieurs sujets qui n’ont pu entrer dans les précédents, tels que les effets des ruines gothiques comparées aux autres sortes de ruines, les sites des monastères dans la solitude, etc. Ce livre est terminé par une anecdote extraite de mes voyages en Amérique et écrite sous les huttes mêmes des sauvages ; elle est intitulée Atala, etc. Quelques épreuves de cette petite histoire s’étant trouvées égarées, pour prévenir un accident qui me causeroit un tort infini, je me vois obligé de l’imprimer à part, avant mon grand ouvrage.

    « Si vous vouliez, citoyen, me faire le plaisir de publier ma lettre, vous me rendriez un important service.

    « J’ai l’honneur d’être, etc. »

  2. M. Mackenzie a depuis exécuté une partie de ce plan.
  3. Nous avions été tous deux cinq jours sans nourriture.

    Tandis que ma famille étoit ainsi massacrée, emprisonnée et bannie, une de mes sœurs, qui devoit sa liberté à la mort de son mari, se trouvoit à Fougères, petite ville de Bretagne. L’armée royaliste arrive ; huit cents hommes de l’armée républicaine sont pris et condamnés à être fusillés. Ma sœur se jette aux pieds de M. de La Rochejaquelein, et obtient la grâce des prisonniers. Aussitôt elle vole à Rennes, se présente au tribunal révolutionnaire avec les certificats qui prouvent qu’elle a sauvé la vie à huit cents hommes, et demande pour seule récompense qu’on mette ses sœurs en liberté. Le président du tribunal lui répond : Il faut que tu sois une coquine de royaliste, que je ferai guillotiner, puisque les brigands ont tant de déférence pour toi. D’ailleurs, la république ne te sait aucun gré de ce que tu as fait : elle n’a que trop de défenseurs, et elle manque de pain. Voilà les hommes dont Buonaparte a délivré la France !

  4. Voyez la Préface des Natchez.
  5. Je suis obligé d’avertir que si je me sers ici du mot de poëme, c’est faute de savoir comment me faire entendre autrement. Je ne suis point de ceux qui confondent la prose et les vers. Le poëte, quoi qu’on en dise, est toujours l’homme par excellence, et des volumes entiers de prose descriptive ne valent pas cinquante beaux vers d’Homère, de Virgile ou de Racine.
  6. Voyez cette lettre à la fin du Génie du Christianisme.
  7. Madame de Staël.
  8. Décade philosophique, n° 22, dans une note.
  9. M. de Fontanes.
  10. M. Ginguené. (Décad. philosoph.)
  11. C’est ce qui a été fait dans l’édition des Œuvres complètes de l’auteur ; Paris, 1828.
  12. Défense du Génie du Christianisme.
  13. Il s’agit ici des Philosophes uniquement.
  14. Sen. in Atr. et Th. Voyez aussi Canacé et Macareus, et Caune et Byblis dans les Métamorphoses et dans les Héroïdes d’Ovide. J’ai rejeté comme trop abominable le sujet de Myrra, qu’on retrouve encore dans celui de Lot et de ses filles.
  15. Reg., 13.
  16. Dans l’Abufar de M. Ducis.
  17. C’est le chevalier des Landes :

    Malheureux chevalier, etc.