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Préfaces et Manifestes littéraires/La Faustin

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LA FAUSTIN



PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION [1]


Aujourd’hui, lorsqu’un historien se prépare à écrire un livre sur une femme du passé, il fait appel à tous les détenteurs de l’intime de la vie de cette femme, à tous les possesseurs de petits morceaux de papier, où se trouve raconté un peu de l’histoire de l’âme de la morte.

Pourquoi, à l’heure actuelle, un romancier (qui n’est au fond qu’un historien des gens qui n’ont pas d’histoire), pourquoi ne se servirait-il pas de cette méthode, en ne recourant plus à d’incomplets fragments de lettres et de journaux, mais en s’adressant à des souvenirs vivants, peut-être tout prêts à venir à lui ? Je m’explique : je veux faire un roman qui sera simplement une étude psychologique et physiologique de jeune fille, grandie et élevée dans la serre chaude d’une capitale, un roman bâti sur des documents humains[2]. Eh bien, au moment de me mettre à ce travail, je trouve que les livres écrits sur les femmes par les hommes, manquent, manquent… de la collaboration féminine, — et je serais désireux de l’avoir, cette collaboration, et non pas d’une seule femme, mais d’un très grand nombre. Oui, j’aurais l’ambition de composer mon roman, avec un rien de l’aide et de la confiance des femmes, qui me font l’honneur de me lire. D’aventures, il est bien entendu que je n’en ai nul besoin ; mais les impressions de petite fille et de toute petite fille, mais des détails sur l’éveil simultané de l’intelligence et de la coquetterie, mais des confidences sur l’être nouveau créé chez l’adolescente par la première communion, mais des aveux sur les perversions de la musique, mais des épanchements sur les sensations d’une jeune fille, les premières fois qu’elle va dans le monde, mais des analyses d’un sentiment dans de l’amour qui s’ignore, mais le dévoilement d’émotions délicates et de pudeurs raffinées, enfin, toute l’inconnue féminilité du tréfonds de la femme, que les maris et même les amants passent leur vie à ignorer… voilà ce que je demande.

Et je m’adresse à mes lectrices de tous les pays, réclamant d’elles, en ces heures vides de désœuvrement, où le passé remonte en elles, dans de la tristesse ou du bonheur, de mettre sur du papier un peu de leur pensée en train de se ressouvenir, et cela fait, de le jeter anonymement à l’adresse de mon éditeur.


EDMOND DE GONCOURT.



Auteuil, 13 octobre 1881.

  1. G. Charpentier, éditeur, 1882. 1 volume in-18.
  2. Cette expression, très blaguée dans le moment, j’en réclame la paternité, la regardant, cette expression, comme la formule définissant le mieux et le plus significativement le mode nouveau de travail de l’école qui a succédé au romantisme : l’école du document humain.