Préfaces et Manifestes littéraires/La Peinture à l’Exposition de 1855

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G. Charpentier (p. 243-245).

ART FRANÇAIS


LA PEINTURE À L’EXPOSITION DE 1855

PRÉFACE[1]


La peinture est-elle un livre ? La peinture est-elle une idée ? Est-elle une voix visible, une langue peinte de la pensée ? Parle-t-elle au cerveau ? Son but et son action doivent-ils être d’immatérialiser cela qu’elle fait de couleurs, d’empâtements et de glacis ? sa préoccupation et sa gloire de mépriser ses conditions de vie, le sens naturel dont elle vient, le sens naturel qui la perçoit. La peinture est-elle en un mot un art spiritualiste ?

N’est-il pas plutôt dans ses destins et dans sa fortune de réjouir les yeux, d’être l’animation matérielle d’un fait, la représentation sensible d’une chose, et de ne pas aspirer beaucoup au delà de la récréation du nerf optique ? La peinture n’est-elle pas plutôt un art matérialiste, vivifiant la forme par la couleur, incapable de vivifier par les intentions du dessin, le par dedans, le moral, le spirituel de la créature ?

Autrement, qu’est le peintre ? — Un esclave de la chimie, un homme de lettres aux ordres d’essences et de sucs colorants, qui a, pour toucher les oreilles de l’âme, du bitume et du blanc d’argent, de l’outremer et du vermillon.

Croit-on, au reste, que ce soit abaisser la peinture que de la réduire à son domaine propre, ce domaine que lui ont conquis le génie de ces palettes immortelles : Véronèse, Titien, Rubens, Rembrandt, Vélasquez, grands peintres, vrais peintres ! flamboyants évocateurs des seules choses évocables par le pinceau : le soleil et la chair ! — ce soleil et cette chair que la nature refusa toujours aux peintres spiritualistes, comme si elle voulait les punir de la négliger et de la trahir.

    EDMOND ET JULES DE GONCOURT. 
  1. E. DENTU, libraire-éditeur, 1855. Brochurette tirée à 42 exemplaires.