Préfaces et Manifestes littéraires/Portraits intimes du XVIIIe siècle

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G. Charpentier (p. 187-195).




PORTRAITS INTIMES

DU

DIX-HUITIÈME SIÈCLE



PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION [1]


Quand les civilisations commencent, quand les peuples se forment, l’histoire est drame ou geste. Qu’elle soit fable, qu’elle soit roman, l’histoire est action. Qu’elle raconte Hercule ou Roland, elle dit l’homme dans le mouvement et dans les entreprises de son corps ; elle le montre dans l’exercice de sa force ; elle le représente en ses dehors.

Cependant il arrive que le monde s’apaise. Autour de l’homme, les choses ont perdu leur violence. L’idée désarme le fait. L’âme de l’humanité se recueille, Le gnothi séauton des âges modernes renouvelle l’esprit mûr des peuples. Hamlet est venu. La psychologie naît. L’analyse entre dans la « caverne » de Bacon. Rousseau, Benjamin Constant, Chateaubriand, Byron, récitant leur cœur, récitent le cœur humain. L’homme écoute en lui.

Par une évolution pareille et simultanée, l’histoire va du héros à l’homme, de l’action au mobile, du corps à l’âme ; et elle se tourne vers cette biographie que Montaigne appelle « l’anatomie de la philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de notre nature se pénètrent ».

Les siècles qui ont précédé notre siècle ne demandaient à l’historien que le personnage de l’homme, et le portrait de son génie. L’homme d’État, l’homme de guerre, le poète, le peintre, le grand homme de science ou de métier étaient montrés seulement en leur rôle, et comme en leur jour public, dans cette œuvre et cet effort dont hérite la postérité. Le xixe siècle demande l’homme qui était cet homme d’État, cet homme de guerre, ce poète, ce peintre, ce grand homme de science ou de métier. L’âme qui était en cet acteur, le cœur qui a vécu derrière cet esprit, il les exige et les réclame ; et s’il ne peut recueillir tout cet être moral, toute la vie intérieure, il commande du moins qu’on lui en apporte une trace, un jour, un lambeau, une relique.

Là est la curiosité nouvelle de l’histoire, et le devoir nouveau de l’historien. Tout conspire à ce grand et légitime mouvement. Chaque jour lui apporte sa sanction. Voilà que les plumes les plus illustres s’y associent ; voilà que les intelligences les plus sérieuses, séduites et gagnées par la fragilité même d’aimables figures, pratiquent, dans une amoureuse familiarité, et dans leurs grâces les plus secrètes, les âmes charmantes d’un grand siècle. Et qu’est-ce donc cette science sans dédains, cette peinture qui descend à tout sans s’amoindrir, cette sagacité déductive, cette reconstruction du microcosme humain avec un grain de sable ? C’est l’histoire intime ; c’est ce roman vrai que la postérité appellera peut-être un jour l’histoire humaine.

Mais où chercher les sources nouvelles d’une telle histoire ? Où la surprendre, où l’écouter, où la confesser ? Où découvrir les images privées ? Où reprendre la vie psychique, où retrouver le for intérieur, où ressaisir l’humanité de ces morts ? Dans ce rien méprisé par l’histoire des temps passés, dans ce rien, chiffon, poussière, jouet du vent ! — la lettre autographe.

Qui révélera mieux que la lettre autographe la tête et le cœur de l’individu ? Quoi donc sera une déposition plus fidèle et plus indiscrète du moi ? Quoi donc, un battement plus plein et plus juste du pouls de l’intelligence ? Quoi donc, une manifestation plus émue de la personnalité de l’âme pendant sa vie terrestre ? Où l’homme enfin avouera-t-il davantage l’homme, qu’en ces lignes échappées de sa main ?

Seule, la lettre autographe fera toucher du doigt le jeu nerveux de l’être sous le choc des choses, la pesée de la vie, la tyrannie des sensations. Seule, elle dira les penchants, les goûts, les inclinations, les instincts, le secret conseil où se règlent les actions de l’homme. Seule, elle dira le pourquoi et le comment de cette œuvre, de cette volonté devenue fait. Seule, elle fera entrer dans l’esprit et dans toute l’audace de l’idée. Seule, elle montrera sur le vif cette santé de l’esprit : l’humeur. Seule, la lettre autographe sera le confessionnal où vous entendrez le rêve de l’imagination de la créature, ses tristesses et ses gaietés, ses fatigues et ses retours, ses défaillances et ses orgueils, sa lamentation et son inguérissable espoir.

Miroir magique où se passe l’intention visible, et la pensée nue ! Ce papier taché d’encre, c’est le greffe où est déposée l’âme humaine. Quelle lumière dans la nuit du temps ! Quelle survie de l’homme ! Quelle immortalité des grandeurs et des misères de notre nature ! Quelle résurrection, — la lettre autographe, — ce silence qui dit tout !

Nous tentons de reconstruire avec la lettre autographe, figure à figure, un siècle que nous aimons. Nous essayons de ranimer ces hommes et ces femmes, quelquefois avec une correspondance, trop souvent avec une lettre. Hélas ! le feu, la révolution, les épiciers ont fait nos documents bien rares.

Le lecteur ne doit pas s’attendre à trouver ici une suite de vies entières. Nous ne voulons point redire les biographies déjà dites. Nous voulons seulement ajouter aux recherches connues, aux documents publiés, l’inconnu et l’inédit, nous réservant de raconter d’un bout à l’autre, de peindre en pied, les personnages oubliés ou dédaignés par l’histoire.

Si peu que vaille notre tentative, elle est digne de la clémence du public. Elle mérite qu’on ne la chicane point trop sur son mode et son ordre, et qu’on n’exige pas d’elle plus qu’il n’est juste. Les autographes sont épars, disséminés par toute l’Europe. Les collectionneurs ne possèdent qu’une lettre de chacun. Bien des ventes se passent sans vous rien apporter sur l’homme que vous poursuivez. Il faut courir les bibliothèques, acheter, obtenir communication, rassembler, par mille moyens et par mille fatigues, les éléments uniques et dispersés du travail. Grande tâche ! pour laquelle nous avons plus consulté peut-être notre zèle que nos forces.

Voici donc notre butin : la première galerie d’un XVIIIe siècle peint par lui-même, vingt portraits, ou bustes, ou médaillons nouveaux, et pris dans le plus intime intérêt autobiographique. Le livre eût été impossible, sans l’aide, le concours, les communications obligeantes des amateurs d’autographes. Remercions donc de notre mieux M. F. Barrière, M. le marquis de Flers, M. Boutron, M. Chambry, M. Dentu, M. Fossé d’Arcosse, etc., qui ont bien voulu mettre leurs richesses à notre disposition, et quelque prix à notre reconnaissance[2] ont pris ou doivent prendre leur place naturelle dans d’autres livres, telles que les notices de Watteau, de la du Barry, de la Camargo, ont été remplacées par des études sur Lagrenée l’aîné, sur Collin d’Harleville, sur la comtesse d’Albany.


EDMOND ET JULES DE GONCOURT.



30 octobre 1856.

  1. E. Dentu (1837-1858), 2 vol. in-16.
  2. Note de la seconde édition. Des changements ont été apportés à la première édition. Indépendamment de corrections et d’additions, des notices qui