Présence de l’Asie/VI

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VI

Il n’est pas dans notre intention d’aborder ici les problèmes politiques de l’heure. Aussi bien la guerre de l’Asie doit-elle être considérée en soi autant qu’en fonction de la guerre en Europe. Peut-être la première ne fait-elle que commencer et durera-t-elle même après que la seconde sera terminée. Ne serait-ce que l’échelle des choses, tellement plus grande en Asie qu’en Europe, qu’il faudrait prendre en considération pareille différence. L’Asie est la plus grande des parties du monde ; elle occupe près du tiers de la surface des terres émergées ; elle est plus vaste d’un tiers que l’Afrique et quatre fois comme l’Europe. Elle nourrit la moitié des hommes. Qui oserait dire comment se développeront ses destinées ?

Mais il y a mieux : l’Asie ne combat pas uniquement pour s’enrichir. Son rêve est de rejeter dorénavant toute tutelle de l’Europe, de quelque nature qu’elle soit[1]. Les Asiatiques savent que ce but peut être long à atteindre, mais ils croient à la vertu du temps. Ils ont attendu tout en négociant avec les Occidentaux, tout en acceptant quelquefois des solutions qui ne sont pour eux que des étapes, sans perdre de vue l’objet où tendent leurs volontés. Ils patienteront tant qu’il faudra.

Toutefois, le premier ministre du Japon, s’attendant à ce que la guerre soit longue, a dit qu’avant la fin et en dépit des développements que pourrait prendre le conflit, il fallait hâter ou au moins préparer l’avènement de la « Grande Asie Orientale » formée du vieil empire nippon (archipel du Japon, Corée, Formose), auquel s’ajoutent le Mandchoukouo, la Chine du Nord, la Mongolie intérieure. les provinces maritimes chinoises et les territoires du sud continentaux et insulaires récemment conquis.

Quelle que soit, du reste, l’issue de la guerre, l’Extrême-Orient ne manquera pas d’en être modifié ; aussi nous demandons-nous quelles conséquences les modifications auxquelles il faut s’attendre pourront avoir dans les rapports de l’Extrême-Orient avec l’Occident.

Nous ne voulons pas parler des modifications territoriales définitives que nous ne pouvons pas prévoir, mais des modifications morales des populations d’Extrême-Orient, ainsi que des changements de leurs conditions économiques.

Il est naturel qu’un peuple comme le peuple chinois, qui aura vu, comme c’est le cas au moment où nous écrivons, des puissances occidentales attendre un redressement de la situation militaire du soutien de ses forces, voie désormais ces puissances avec d’autres yeux qu’autrefois. Déjà la guerre de 1914 l’avait, à cet égard, passablement étonné ; déjà il y avait été l’allié des puissances blanches et le peuple japonais lui-même, bien que plus évolué, n’avait pas sans fierté combattu aux côtés de son allié anglais. Quelques années seulement après la guerre, une Association était créée au Japon dont l’article premier des statuts stipulait : « Tous les hommes sont nés égaux. Les Asiatiques ont les mêmes droits que les Européens à être appelés des hommes. Il est donc tout à fait déraisonnable que les Européens s’arrogent le droit de dominer les Asiatiques ».

Ce n’était qu’un début.

Cependant l’entrée du Japon et de la Chine dans la Société des Nations apparut comme un magnifique progrès dans le sens de l’entente avec l’Occident, comme une adhésion asiatique à la politique des grandes puissances occidentales.

Ce fut une illusion de la Société des Nations qui en eut d’autres de croire que l’humanité entière obéissait aux mêmes lois de l’esprit et que les Asiatiques pensaient que les grands pays de l’Ouest avaient été les guides de l’humanité. Et pourtant la délégation japonaise n’avait-elle pas demandé un jour la reconnaissance du principe de l’égalité des races qui d’ailleurs lui avait été refusée ?…

Gardons-nous, cette fois, d’une pareille illusion et quels que soient les changements que nous aurons sous les yeux en Asie, après la guerre, nous fussent-ils favorables, gardons-nous de croire qu’ils s’accomplissent « selon nos vues », nos normes de vie ; sachons que l’esprit demeure asiatique. On ne saurait trop rappeler que la disposition capitale de l’Asiatique est de s’assimiler les progrès matériels de notre civilisation pour des fins utiles, sans que cette utilisation modifie les traditions morales.

Si les changements qu’il faut prévoir nous sont défavorables, s’ils marquent une réaction contre l’Europe, rappelons-nous qu’en réalité cette réaction se produit plutôt contre l’attitude et les procédés de pays européens que contre toutes les idées de l’Europe puisque c’est le plus souvent au nom de certaines de ces idées qu’elle se produit.

Les Asiatiques ne considèrent nullement que les Européens aient été les guides de l’humanité ; ils ont de leur vieille civilisation une plus haute idée que de la nôtre ; malgré cela, leur évolution matérielle s’est accompagnée jusqu’à un certain point d’une évolution morale. Ce qu’ils ne comprennent pas, ce qu’ils n’admettent pas, c’est que les Européens ne traduisent pas dans les faits et n’appliquent pas toujours à leur égard, les doctrines libérales qu’ils prêchent et qui les ont indubitablement séduits.

Maintenant, que peut-il se passer dans l’ordre économique ? Nous rappelions plus haut le mot de Gobineau sur les Chinois qui, bien repus de riz et vêtus de cotonnade bleue, sont satisfaits et ne se soucient guère des abstractions. D’abord, depuis Gobineau, une partie, petite c’est vrai, mais agissante de l’immense population chinoise, a tout de même eu ce souci. Ensuite, le type traditionnel de l’Asiatique frugal et économe survivra-t-il à l’accroissement énorme de biens matériels disponibles ? Car les immenses ressources de l’Extrême-Orient lui permettront de s’assurer des masses de richesses matérielles. Il s’ensuivra une révolution dans les mœurs et cette contrée du monde connaîtra peut-être, à son tour, une ère de hauts standings de vie.

La Grande Asie Orientale n’est pas qu’un programme politique, elle est aussi un programme économique.

Sur le plan politique, le Japon érige en principe l’autonomie nationale de chaque peuple. Le contrôle nippon doit être cependant maintenu tant que durera la guerre et une tutelle politique lui succédera chez les peuples qui ne seront pas aptes à se gouverner eux-mêmes.

Sur le plan économique, il ne s’agit pas, quant à présent, de préparer une autarcie intégrale et permanente, mais d’établir une économie capable en toutes circonstances de satisfaire les besoins de la population et de maintenir la puissance militaire. Le Japon étant encore en guerre, il faut intégrer les réalisations immédiates dans le plan d’avenir de la Grande Asie afin d’éviter d’annuler demain le travail d’aujourd’hui. Et les réalisations ne peuvent pas être remises à plus tard car les nouvelles conquêtes ne peuvent se suffire à elles-mêmes ; elles faisaient hier encore partie de systèmes économiques rivaux dont les centres étaient à Londres, à New-York ou à Amsterdam et dont elles ont été brusquement détachées. Leurs principales productions étaient destinées à des marchés lointains, une large part de leurs besoins était couverte par des importations et la conquête nippone, en désorganisant leurs commerces extérieurs, révèle tout à coup l’impossibilité où sont ces terres si riches de faire vivre leur population du jour au lendemain. D’où nécessité d’assurer leur subsistance tout de suite en attendant une adaptation.

Mais viendra la fin de la guerre, et le désir de l’Asie de stabiliser l’état économique, l’autarcie à laquelle elle tend dès à présent.

Malgré ce qu’en pensent certains esprits réfractaires à cette idée et qui vivent encore sur des concepts cristallisés qui ne correspondent plus à la réalité, nous croyons que les économies continentales constituent des cadres réels pour la vie des peuples. La technique moderne a amené l’humanité à un état tel que l’on peut dire que notre siècle est sous le signe de la politique de l’espace et des matières premières. Nous avons exposé notre façon de voir à ce sujet. Nous n’y reviendrons pas, nous ajoutons seulement à ce que nous avons dit que le changement qui se fera dans ce sens, en Asie, sur le terrain économique, ne nous inquiétera pas plus qu’il ne nous surprendra, parce qu’il est selon nous dans la logique des choses.

Ces considérations complètent celles que nous ont suggérées la présence de l’Asie. La guerre aura certainement aidé l’Asie à affirmer sa présence parmi nous, de sorte que les conséquences de la guerre, dans les rapports de l’Extrême-Orient et de l’Occident, se confondent pour une part avec celles de la présence même de l’Asie.

Nous concluons donc de nouveau à la nécessité, pour être juste, de comprendre les Asiatiques et leur évolution que nous avons nous-mêmes provoquée et aidée.

  1. Voir notre livre : La Chine et le Pacifique, pp. 174 et suiv.