Présidence du général Jackson et choix de son successeur

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DE LA PRÉSIDENCE
DU
GÉNÉRAL JACKSON
ET
DU CHOIX DE SON SUCCESSEUR.

Les États-Unis touchent à un moment critique. Le second terme de quatre ans du président Jackson expire le 3 mars prochain. Conformément à l’exemple que donna Washington, qui a acquis force de loi, le général va se retirer pour toujours. L’élection présidentielle, qui doit amener un homme nouveau à la suprême magistrature, aura lieu dans le cours du mois de novembre.

Le général Jackson, dont la puissance expire, est l’un des plus étonnans produits des institutions qui régissent l’Amérique du Nord. Il naquit, le 15 mars 1767, en Caroline du Sud, dans le district appelé Waxsaw Settlement ; son père était un émigrant irlandais qui, deux ans auparavant, avait débarqué à Charleston, et qui mourut peu après la naissance d’André Jackson, laissant une veuve et trois fils en bas âge. Pendant l’enfance du jeune André, sa mère l’entretenait souvent de la part que son grand-père avait prise à la défense de Carrickfergus, et de l’oppression exercée par les nobles d’Irlande sur la multitude. Ces traditions de haine contre les anciennes supériorités sociales firent une impression profonde sur l’esprit du jeune André.

Sa mère le destinait à l’église, et en conséquence le plaça dans une école où il reçut quelques rudimens d’éducation littéraire. Sur ces entrefaites, la révolution éclata. À quatorze ans, le jeune André, en attendant la prêtrise, se rendit dans le camp américain avec son frère Robert, et fut fait prisonnier avec lui dans une débandade des insurgés ; leur aîné avait péri à la bataille de Stono. Pendant sa captivité, un officier anglais, le voyant tout jeune, lui ordonna cavalièrement de nettoyer ses bottes. André refusa, disant qu’il était prisonnier de guerre et non point un valet. Pour réplique l’officier lui lança un coup de sabre qu’il reçut sur le bras : ce fut sa première blessure ; ce fut aussi la fin de sa première guerre. Il recouvra presque aussitôt sa liberté. Son second frère mourut bientôt des suites d’une blessure à la tête ; sa mère succomba également ; il resta donc seul, sans parens, maître d’une petite fortune qu’il dépensa en très peu de temps.

À dix-huit ans, après avoir fait quelques études, il renonça décidément à la chaire, et se fit avocat ; en 1786, il se mit à plaider dans la Caroline du Nord. Après dix-huit mois environ, la passion d’émigrer lui vint ; il passa en Tennessée et s’établit à Nashville, où il devait définitivement se fixer. Il devint bientôt procureur-général de son district. En 1796, il fut nommé membre de la convention qui rédigea la constitution de l’état ; en 1797, il fut élu membre du sénat des États-Unis pour le Tennessée ; il n’y resta que deux ans ; en 1799, il donna sa démission, et fut choisi par ses concitoyens du Tennessée pour l’un des juges de la cour suprême de l’état. Mais, décidément les emplois civils ne lui convenaient pas, il ne tarda pas à se démettre de cette nouvelle fonction. Il avait alors trente-trois ans.

À cette époque, l’état de Tennessée formait l’extrême frontière de l’Union. Il était le refuge des aventuriers de l’Est. Sa population se composait de pionniers intrépides, mais, pleins d’âpreté et de rudesse, qui, vivant dans une indépendance sauvage sur leurs domaines à demi défrichés, avaient perdu toute sociabilité. Comme l’on était exposé aux attaques des Indiens, chacun portait pour sa sûreté personnelle un poignard et une paire de pistolets, souvent une carabine, sauf à s’en servir contre d’autres adversaires que les Peaux-Rouges ou les bêtes de la forêt. Rien n’y était plus commun alors que ces duels à bout portant, à la carabine, au pistolet ou à la dague. Ces mœurs brutales ont à peu près disparu du Tennessée ; elles se sont transportées, avec l’extrême frontière, du côté du Missouri et de l’Arkansas, ou se sont concentrées dans quelques coins des jeunes états de Mississipi et d’Alabama. C’est par là aujourd’hui que se passent ces scènes, où, à table, des convives se prenant de querelle se tirent des coups de pistolet à brûle-pourpoint, et tuent leurs voisins de droite ou de gauche. S’il y a un endroit où chaque soirée soit marquée par une bataille entre des joueurs à demi ivres, ce n’est plus en Tennessée, c’est à Vicksburg ou à Natchez. Là on s’aborde le matin en se demandant : « Qui a été poignardé la nuit dernière (who was stabbed last night) ? » tout comme ailleurs on s’informe des nouvelles politiques et du prix des marchandises. La vallée du Mississipi offre encore presque partout des traces de ce régime de violence. Il y est habituel d’avoir dans sa poche un couteau-poignard (dirk), et quelquefois, sur le bateau à vapeur, le voyageur stupéfait aperçoit, entre les pans de l’habit d’un de ses compagnons de route, une paire de pistolets attachés à la boucle de son pantalon. C’était précisément pendant la jeunesse d’André Jackson que le Tennessée et le Kentucky étaient le théâtre des exploits des joueurs et des duellistes, si l’on peut donner le nom de duels à ces boucheries. Doué d’un courage bouillant, d’un tempérament indomptable, altier, prompt à prendre ombrage sur le plus léger incident, empressé à épouser les querelles de ses amis, quand il n’en avait pas pour son compte, implacable dans ses haines ; le général dut se signaler dans cette vie batailleuse. Sans ajouter foi à tout ce que l’on raconte de lui, il paraît certain cependant que, lorsqu’il était resté quelque temps sans guerroyer contre les Indiens, il lui fallait absolument une mêlée avec quelques-uns des braves du pays. Sa rencontre avec le colonel Benton est citée aux États-Unis comme un des épisodes caractéristiques des premiers temps de l’Ouest[1].

Le général Jackson a donc, ainsi que le connétable Duguesclin, commencé par être un garnement. Si à cette époque il fut toujours battant et battu comme le bon connétable, ce n’est pas qu’il n’eût de plaisir que dans la lutte ; ce n’est pas qu’il fût un homme hargneux et qu’il se plongeât dans la vengeance et dans le sang comme dans le seul élément où il se sentit vivre. Il avait des amis nombreux qu’il chérissait et dont il était profondément aimé ; il avait une femme pour laquelle il était plein de l’affection la plus tendre, et dont il ne parle encore que les larmes aux yeux[2] ; mais il était dévoré du besoin d’action. Son ame inquiète et passionnée avait soif d’aventures, et il se précipitait dans ces échauffourées, quand les Indiens étaient tranquilles, parce que c’était la seule carrière où il trouvât les émotions fortes dont il était avide.

Comme Duguesclin aussi, le général Jackson était destiné à sauver son pays avec son épée. En 1812, la guerre éclata entre les États-Unis et l’Angleterre ; la déclaration de guerre est du 18 juin. Ainsi que le président Madison le disait à M. Serrurier, qui représentait noblement à Washington la France de Napoléon, les États-Unis, avec une demi-douzaine de frégates, eurent le courage d’entrer en lice contre la première puissance maritime du monde, pour défendre le principe de la liberté des mers. Cette guerre devait faire la fortune du général Jackson, à qui certes personne ne pensait alors. Le fameux chef indien Técumseh et son frère, le Prophète, que leur haine contre les Américains avait jetés dans les bras de l’Angleterre, avaient organisé du nord au sud une confédération générale des Indiens. Le général Harrison eut à la combattre dans le Nord, dans les quartiers de Técumseh lui-même. Le général Jackson eut à la réduire dans le Sud. Il était alors général de milices ; en cette qualité, il reçut d’abord le commandement d’une expédition contre les Indiens Creeks, qui avaient enlevé par surprise le fort Mimms, dans le territoire[3] de Mississipi, et y avaient massacré hommes, femmes et enfans. Le général Jackson les poursuivit avec une vivacité et une énergie inconnues jusqu’à lui ; il les battit, il les décima, il les extermina toutes les fois qu’ils osèrent s’arrêter pour lui tenir tête ; il obligea les restes de leurs tribus à venir humblement se mettre à sa discrétion et à céder une partie de leurs terres. Il eut à lutter dans cette expédition, non moins contre l’indiscipline de ses propres soldats que contre la bravoure et les embuscades des Indiens ; mais son infatigable persévérance triompha de tout. Il préludait ainsi dignement à de plus hauts faits d’armes.

À la suite de la guerre contre les Creeks, le général Jackson reçut le grade de major-général dans l’armée fédérale et se rendit à la Nouvelle-Orléans qu’on supposait devoir être l’objet d’une descente des Anglais. Il y établit son quartier-général le 1er décembre 1814 ; il était alors à peu près sans troupes. Les milices du Kentucky et du Tennessée n’étaient pas encore descendues ; une grande partie de la population louisianaise, mélange de toutes les nations, était peu disposée à courir des dangers pour le triomphe du pavillon américain. Le cours du Mississipi était sans défense. Tout à coup la flotte anglaise parut ; elle portait des troupes d’élite, qui avaient fait sous Wellington les campagnes de la Péninsule ; le 14 décembre, la flottille des canonnières américaines sur les lacs voisins de la Nouvelle-Orléans tomba au pouvoir des Anglais, non sans une vive résistance. Le 23 décembre, les Anglais passèrent du lac Borgne au Mississipi par le bayou Bienvenu[4]. Ils étaient en vue de la ville. Pendant la nuit qui suivit, le général Jackson vint les surprendre et les combattit dans les ténèbres. Ce fut une action sans résultat ; mais elle prouva aux Anglais qu’ils avaient affaire à un adversaire plein de résolution ; il paraît qu’ils ne s’y attendaient pas. D’une extrême confiance, ils passèrent à une prudence exagérée ; ils n’osèrent pas pousser droit sur la ville qui alors eût dû capituler.

Après quelques jours d’escarmouche, la bataille se livra le 8 janvier, à deux lieues de la Nouvelle-Orléans, sur la rive gauche du fleuve. Le général Jackson, qui avait reçu des renforts, comptait environ cinq mille soldats composés, en partie, de ces intrépides chasseurs de l’Ouest qui, à cent pas, frappent un écureuil où il leur plaît. Il s’était posté en un point où le marais qui longe le Mississipi se rapproche du fleuve de manière à n’en être plus qu’à mille pieds. Un fossé était déjà établi du marais au fleuve ; il le fit approfondir, et avec les terres qu’on en retira, on compléta un retranchement où les troupes furent à l’abri. L’artillerie des Américains était principalement servie par un pirate français, nommé Laffitte, qui, à la tête d’une troupe d’hommes, déterminés, avait long-temps fait son métier de forban du côté de Barataria[5], et dont les Anglais avaient en vain recherché les services. Les Anglais, au nombre d’environ neuf mille, vinrent en bel ordre de bataille, sur ce terrain boueux et glissant, affronter le feu de ces redoutables tireurs. La plupart de leurs officiers furent ajustés et abattus ; le désordre se mit dans leurs rangs ; ils furent obligés de prendre la fuite. Leur général Packenham fut tué ; deux autres généraux qui lui succédèrent furent blessés mortellement. Après avoir reformé leurs colonnes, ils revinrent à la charge sans plus de succès. La victoire des Américains fut complète ; deux mille de leurs ennemis couvrirent le champ de bataille. Le lendemain, un armistice fut signé, et, quelques jours après, les débris de l’armée anglaise évacuaient le sol de l’Amérique.

Le triomphe du 8 janvier eut un prodigieux retentissement, non-seulement parce que c’était un beau fait d’armes, mais aussi parce qu’il dégageait la Nouvelle-Orléans, qui, si elle eût été prise par les Anglais, fût sans doute long-temps restée entre leurs mains. Pour une puissance maritime, la Nouvelle-Orléans, avec sa ceinture de marécages et de lacs, est presque aussi aisée à défendre que Gibraltar. Mais elle a une bien autre importance que ce rocher stérile. Assise sur le Mississipi, près de son embouchure, elle maîtrise tout le commerce de l’Ouest. Tous les pays qu’arrosent le Mississipi, le Missouri, l’Ohio, la Rivière-Rouge, l’Arkansas, le Tennessée, le Cumberland, l’Illinois, avec leurs cours de deux cents, cinq cents, mille et quinze cents lieues, sont sous la dépendance de la Nouvelle-Orléans. Sauver la Nouvelle-Orléans, c’était sauver la plus belle partie de l’Union d’un vasselage commercial.

Dès ce moment donc le général Jackson, d’un cerveau brûlé de l’Ouest qu’il était, devint un personnage considérable. Il avait fait preuve, à tous les instans de cette courte et glorieuse campagne, d’une vigilance, d’un courage, d’une décision, d’un coup d’œil et d’une sagacité que les Américains déploient plus que tous les peuples, dans les affaires industrielles, mais qu’ils montrent rarement dans la pratique de la guerre, sur terre du moins. La démocratie d’ailleurs fait grand cas des succès militaires ; elle admire la bravoure qui se rit de la mort ; elle est idolâtre de la résolution et de la hardiesse, et ce sont précisément les qualités du général Jackson. Il plut aussi au grand nombre parce qu’il se présentait avec une physionomie toute neuve. Jusqu’à lui, tous les généraux américains, fidèles aux leçons de Washington et de ses lieutenans, avaient pris à tâche de se montrer soumis à l’autorité civile, de témoigner un profond respect pour la loi et pour les magistrats qui l’interprètent ; ils étaient citoyens d’abord, soldats ensuite. Le général Jackson, lui, pensa que le salut du peuple était la première et la seule loi. Il se proposa, avant tout, de chasser les Anglais à tout prix et annonça la ferme volonté de briser tous les obstacles qui le contrarieraient dans l’exécution de ses plans. Bien différent de ces dociles généraux que le conseil aulique de Vienne mène par la lisière à deux cents lieues de distance, il suivit ses propres inspirations sans s’inquiéter des ordres qui pouvaient lui être transmis de Washington. Déjà, dans sa campagne contre les Indiens, il avait formellement désobéi au ministre de la guerre, pour assurer à ses compagnons d’armes des moyens de retour dans leurs foyers. Dans son commandement de la Nouvelle-Orléans, il enrôla, plus ou moins de gré ou de force, tout ce qu’il put trouver d’habitans en état de porter les armes. Voyant la législature locale peu disposée à suspendre l’habeas corpus, il proclama la loi martiale dans toute sa rigueur, et frappa d’interdit toutes les autorités civiles. Quelques jours après il prit, à l’égard de la législature, le parti que six mois plus tard Wellington et Blücher adoptèrent à l’égard de la Chambre des Représentans à Paris ; il fit fermer la salle des séances et plaça une sentinelle à la porte. Il notifia de plus aux habitans qu’ils eussent à faire bonne contenance, parce que, s’il était obligé de quitter la ville, il y mettrait le feu ; et il l’eût fait. Après que les Anglais eurent évacué la Louisiane, quelques jours avant que la paix fût officiellement proclamée et lorsque l’on savait cependant qu’elle avait été signée, voulant retenir les troupes sous les drapeaux à tout évènement, il défendit, par un ordre du jour, à tous les journaux, de dire rien qui fût directement ou indirectement relatif à l’armée. Le Courrier de la Louisiane ayant publié un article en contravention à cet ordre, le rédacteur fut saisi et conduit au quartier-général ; là il déclara que l’auteur de l’article était M. Louaillier, membre de la législature ; le général s’assura aussitôt de la personne de M. Louaillier. Le juge de district de la Cour des États-Unis, M. Hall, s’étant interposé, fut lui-même appréhendé au corps et conduit hors de la ville. Deux jours après, la paix fut officiellement annoncée, et le juge Hall, prenant sa revanche, condamna le général à 1,000 dollars (5,330 fr.) d’amende.

Les procédés sommaires du général contre la presse, contre la législature et contre les magistrats, révoltèrent peu l’opinion publique. On eût dit que les Américains étaient las des froides vertus de leurs Aristides, et qu’il leur fallait d’autres grands hommes. Le général Jackson semblait venu tout exprès. Il avait d’ailleurs trouvé le secret de captiver la démocratie ; il l’avait prise par son faible, l’orgueil national. Il avait imprimé le talon de sa botte sur le front de tout ce qui n’était pas américain. Il faut voir sa réponse au discours d’un chef indien, le Gros-Guerrier (Big Warrior), qui, après avoir combattu à ses côtés contre les Peaux-Rouges, ses propres frères, faisait un appel à sa générosité, et invoquait les traités signés avec Washington, pour qu’on ne dépouillât pas sa nation de ses terres. D’un ton impérieusement sévère, le général prononça le Non fatal, et les Indiens n’eurent qu’à courber la tête. Il faut lire ses proclamations contre les Anglais ; celles de Napoléon étaient de l’eau de rose en comparaison. Le général Jackson ne combat ni à la façon des gardes de Fontenoy, qui se saluaient avant de faire feu, ni avec la haute courtoisie des chevaliers en champ clos. Sa manière est celle des héros d’Homère ; il accable son ennemi d’invectives, en même temps qu’il lui assène des coups. Mais ce fut surtout sa conduite à l’égard du gouverneur espagnol de la Floride, qui dévoila tout ce qu’il y avait en lui d’audace, de dédain pour l’étranger et d’ambition nationale. Il sentait l’importance de la Floride, qui en effet était nécessaire aux États-Unis pour qu’ils eussent leur frontière naturelle ; il convoitait Pensacola, qui est le seul bon port de tout le golfe du Mexique. Il prétexta donc les secours que les autorités espagnoles avaient fournis aux Indiens. Il trouva un autre grief plus sérieux dans les menées des Anglais, qui faisaient des descentes de ce côté, et qui, en raison des services qu’ils rendaient à Ferdinand VII dans la Péninsule, se comportaient en Floride sans façon, comme chez eux. Il écrivit de sa propre autorité au gouverneur espagnol pour qu’il cessât toute connivence avec les Anglais, et pour qu’il livrât les chefs des Creeks qui s’étaient réfugiés en Floride. Le gouverneur, pour unique réponse, demanda l’extradition des insurgés mexicains retirés aux États-Unis, et la répression des corsaires de Barataria. La réplique du général Jackson fut très vive ; elle se terminait par ces mots : « À l’avenir je vous prie de vous abstenir d’imputations injurieuses envers mon gouvernement, et de les réserver pour d’autres plus disposés que je ne le suis à entendre la calomnie ; et ne croyez que j’aie mission diplomatique pour argumenter avec vous, que lorsque vous l’aurez appris de la bouche de mes canons. » Le résultat de cette polémique fut que quelques semaines après les Américains étaient maîtres de Pensacola, par la grace du général Jackson, sans qu’il y eût eu déclaration de guerre entre les États-Unis et l’Espagne, sans que le général eût reçu ordre du président de faire aucune démonstration contre les Espagnols.

Cette attitude vigoureuse à l’égard de l’étranger valut un grand renom au général, et ne contribua pas peu à lui faire pardonner les écarts de son humeur indomptable. Peu après la paix, en 1818, il recommença ses coups de collier contre les Indiens Séminoles qu’il anéantit à peu près, contre les émissaires anglais, ou les commerçans supposés tels, en faisant exécuter Ambrister et Arbuthnot, et enfin contre les Espagnols de la Floride. Cette fois, l’invasion de ce dernier débris des colonies de l’Espagne était absolument inexcusable. Le général Jackson s’empara de la Floride parce qu’il la crut bonne à prendre et bonne à garder. Il y avait long-temps qu’il couvait l’incorporation de cette province dont l’Espagne ne tirait aucun parti, et qui était parfaitement à la convenance de l’Union ; se trouvant dans le voisinage, à la tête d’une force armée considérable relativement, il s’avança sans demander conseil à qui que ce fût, sans que les Espagnols lui eussent fourni le plus léger prétexte, et, malgré les injonctions formelles du cabinet de Washington, il planta son drapeau sur toutes les forteresses espagnoles, à Saint-Marc et à Pensacola. À la suite de cette seconde conquête, l’Espagne fit cession de la Floride aux Anglo-Américains. La carrière militaire du général Jackson fut alors terminée. Il entra dans la vie politique.

Le courage du général, son haut désintéressement, son inébranlable fermeté, son patriotisme ardent et insatiable, lui avaient valu l’amitié de la multitude ; mais les hommes politiques avaient encore peu de considération pour sa personne. Il passait dans le monde des politicians pour un être indisciplinable, pour un brouillon dangereux. Le président Monroë et ses conseillers, qui n’osaient pas désavouer formellement le général, voulurent s’en débarrasser par une mission étrangère. Il fut question de l’envoyer ministre en France ; on assure que M. Jefferson, consulté à ce sujet par le président, lui dit que si son intention était d’avoir, avant trois mois, la guerre avec la France, il n’avait qu’à envoyer Jackson à Paris. Plus tard, on lui proposa la légation de Mexico, près de don Augustin Iturbide qui s’y était proclamé empereur. Jackson répondait qu’il ne voulait avoir aucun rapport avec les tyrans ; il resta donc aux États-Unis.

Il fut mis en scène à l’occasion des coups d’autorité par lesquels il avait signalé ses campagnes. Plusieurs membres du congrès les dénoncèrent hautement comme des monstruosités. L’envahissement de la Floride ; l’exécution d’Ambrister et d’Arbuthnot, au mépris des lois et des arrêts du conseil de guerre qui avait fait grace au moins à l’un des deux ; les barbaries contre les Indiens qu’il avait pendus aux arbres ou exécutés de sang-froid, occupèrent le congrès durant de longues et orageuses séances, à la session de 1818-19. Alors commença la rivalité du général et de M. Clay. Ce dernier, citoyen grand et pur, fut consterné de l’indulgence qu’avaient rencontrée, presque partout, les procédés sommaires du général Jackson. Il crut voir dans cette indifférence du public pour la cause des lois un symptôme funeste pour la liberté américaine. Il appuya donc des résolutions soumises au vote de la chambre des représentans, dont il était membre, qui avaient pour objet la censure du général en Floride. Il demanda qu’une réprobation formelle avertît à l’avenir les chefs militaires qu’on ne jouait pas impunément avec les lois. « Gardons-nous, dit-il, dans notre jeune république, gardons-nous de sanctionner un cas flagrant d’insubordination militaire. Souvenons-nous que la Grèce eut son Alexandre, Rome son César, l’Angleterre Cromwell, et la France Bonaparte. Si nous voulons éviter l’écueil contre lequel sont venues se briser les libertés de ces puissantes nations, nous devons nous garder de leurs erreurs et de leurs faiblesses. » Le lendemain du jour où ce discours avait été prononcé, le général arriva à Washington. M. Clay s’empressa d’aller le voir, afin de lui témoigner qu’en remplissant ses devoirs de citoyen dans ce qu’ils avaient de pénible, il n’entendait pas renoncer à entretenir des relations de haute estime avec le vainqueur de la Nouvelle-Orléans. Le général ne lui rendit pas sa visite. De ce jour-là, il conçut contre M. Clay une animosité profonde qui n’a fait que s’accroître avec le temps, et qui s’est quelquefois exhalée dans les termes les plus durs. Il se laissa aller à des emportemens furibonds contre tous les membres de la législature fédérale qui avaient parlé contre lui On prétend qu’il menaça d’aller en plein congrès couper les oreilles à certain orateur qui avait été plus sévère que les autres, et que les énergiques remontrances du brave commodore Décatur parvinrent à grand’peine à l’empêcher de commettre un affreux scandale. Les résolutions improbatrices furent rejetées ; M. Monroë et ses amis n’épargnèrent aucune démarche pour sauver au général l’affront d’une réprimande solennelle.

Ce débat rehaussa encore le piédestal du général Jackson. On commença à parler de lui pour la présidence. À l’origine, il accueillit cette idée comme une mauvaise plaisanterie. On dit même qu’il s’écria alors : « Il faut que l’on me croie bien imbécille pour vouloir me mettre en tête que je suis du bois dont on fait les présidens. » Si le général Jackson a réellement porté alors ce jugement de lui-même, il a eu raison en ce sens qu’il est pétri d’une tout autre pâte que ses prédécesseurs, et qu’il n’était nullement propre à faire un président sur le modèle de ceux que l’Union avait eus jusque-là. Il y a deux sortes de grands hommes : les uns se distinguent par le parfait équilibre de leurs facultés, par le balancement mathématique de leur imagination et de leur raison, de leurs passions personnelles et de leurs tendances politiques. En vertu de cette pondération, les hommes de cette nature se comportent toujours avec gravité, mesure et convenance. Ils n’aventurent et ne précipitent rien ; ils s’avancent à leur but d’une allure ferme et régulière, mais lente, et finissent par l’atteindre sûrement. Tel fut, plus que personne au monde, l’illustre Washington. Il y avait en lui de l’impassibilité stoïque ou plutôt chrétienne, du patriotisme à la Cincinnatus et du bon sens pratique et calculateur à la façon d’un bourgeois hollandais. Mais ces mêmes hommes ressemblent tous plus ou moins à des statues de marbre, ils en ont le calme glacial, l’attitude inanimée. Ils manquent d’entrain. La postérité les admire et les bénit ; leurs contemporains les respectent, mais ne ressentent pour eux que de faibles transports. Ce sont les hommes qui conviennent dans des républiques. Ils sont éminemment propres à faire prévaloir l’autorité de la loi, car ils sont habitués à faire taire devant ses décrets leurs opinions et leurs désirs personnels, et ils savent aussi au besoin plier à l’ordre légal la résistance d’autrui. Les grands hommes de l’autre sorte sont grands par le développement extrême de quelques-unes des facultés humaines ; leurs grandes qualités sont accouplées à de grands défauts. Ils ont une volonté de fer, un coup d’œil prompt comme l’éclair, une immense ambition d’attacher leur nom à des œuvres gigantesques. Dévorés de passions ardentes, ils provoquent des élans d’amitié idolâtre et de haine effrénée. Leur fortune jette, par instans, un éclat qui éblouit ; mais elle est singulièrement exposée à pâlir. La brûlante énergie de leur tempérament se traduit quelquefois par d’effroyables violences qui ternissent leurs belles actions. Il arrive à maint d’entre eux de vivre éternellement dans la mémoire des peuples ; leur plus grande gloire est cependant de leur vivant. Ils emplissent l’univers du fracas de leurs entreprises et ils ébranlent le monde, plus encore pour avoir la satisfaction de le sentir suspendu à leur main puissante que pour améliorer la condition des hommes ; or, la postérité ne se souvient que des bienfaits que l’humanité a reçus, elle oublie ce qui n’est que vain bruit et fumée. Le général Jackson est du calibre de ces hommes éminemment personnels, passionnés, pour qui le monde est un vaste théâtre où il faut qu’ils fassent dominer leur voix et leur geste. Il eût été de force à prendre place parmi les César, les Alexandre et les Napoléon, si l’éducation d’abord, et les circonstances ensuite, ne lui eussent fait défaut.

M. Monroë, qui occupait alors le fauteuil présidentiel, était un homme doux et bon, dévoué à sa patrie, mais d’un caractère faible. M. Monroë n’eut la main ni assez ferme pour contenir les partis, ni assez habile pour leur épargner les occasions de se déchaîner. Ils ne se soulevèrent pas contre lui, parce qu’il était inoffensif et qu’il les ménageait tous. Mais ils se redressèrent les uns contre les autres. Depuis le triomphe de Jefferson sur le premier Adams, il n’avait plus été question du parti fédéraliste qu’à de rares intervalles. Sous M. Monroë, il se forma de nouveau deux partis parfaitement distincts le parti démocratique qui voulait resserrer les limites de l’autorité fédérale, et le parti national républicain qui interprétait la constitution dans le sens le plus favorable à cette autorité. Ce dernier parti avait deux objets spéciaux en vue : il voulait exécuter, aux frais de la fédération, de grands travaux de communication intérieure (internal improvement), dont le besoin était vivement senti, et protéger par un tarif (american system) les manufactures nationales encore dans l’enfance. Le Nord, en général, était, du moins au commencement, pour l’internal improvement et l’american system ; le Sud, la Virginie en tête, se prononça contre. M. Clay était le grand promoteur de l’une et de l’autre idée ; M. John Quincy Adams les soutenait de son éloquence et de l’influence que lui assuraient de longs services ; les hommes les plus capables du pays étaient du même côté. Il fallait à l’opinion opposée un autre chef que M. Monroë, un homme plus résolu et plus énergique, plus disposé à se montrer homme de parti. M. Monroë approchant de la fin de sa présidence, il fallait aux adversaires des travaux publics et des manufactures un candidat à la suprême magistrature ; ils jetèrent les yeux sur le général Jackson.

L’élection du général Jackson à la présidence devait nécessairement rompre toutes les règles posées par ses prédécesseurs. Il était évident pour les gens de sens rassis, pour les amis de l’ordre légal, pour quiconque tenait aux traditions léguées par Washington, que ce serait un changement radical de système. Sa candidature fut vivement combattue d’abord par tous les hommes sages. Beaucoup de citoyens recommandables revinrent cependant à lui, après réflexion, parce qu’ils crurent avoir trouvé l’homme dont la popularité ferait triompher leur opinion. Ils se flattaient qu’une fois élu, il se laisserait diriger par eux. Ils lui mirent entre les mains un drapeau sur lequel étaient inscrits les principes des droits des états (states’ rights) et le rétrécissement de la prérogative fédérale : No internal improvement ! no tariff ! Il l’accepta, surtout par la raison qu’il voyait dans les rangs opposés des hommes qui lui étaient antipathiques, ceux qui, au sein du congrès, avaient incriminé sa guerre des Séminoles et son invasion de la Floride. Aussitôt ses amis, embouchant la trompette triomphale, l’élevèrent sur le pavois, et le proclamèrent leur chef ; ils portèrent aux nues ses succès militaires ; ils firent appel à la vanité du peuple, et ne le firent pas en vain.

Lorsque le général Jackson apparût sur la scène politique, en qualité de personnage civil, à ambition civile, comme il n’était ni orateur, ni écrivain, ni administrateur, ses débuts furent peu brillans. Il était hors de son centre ; dans une assemblée délibérante, lui, qui avait toujours son parti pris, se trouvait tout dépaysé. Malgré ses efforts et ceux des hommes qui l’entouraient, il était impossible que son caractère irritable ne fît pas de temps à autre quelque éclat. La violence dans la vie d’action s’excuse par les traits de grandeur dont elle peut être mêlée ; parmi des populations rudes et grossières, elle peut provoquer l’admiration ; dans la vie parlementaire, et dans les débats politiques, elle n’est que repoussante, elle n’est propre qu’à exciter le dédain ou le dégoût. Le rôle du général Jackson dans le sénat des États-Unis, où, en 1823, il avait été chargé de représenter l’état de Tennessée, lui était donc peu favorable, et il fut enchanté d’avoir un prétexte pour en sortir quand vint l’époque de l’élection présidentielle.

Ce fut à la fin de 1824. Un assez grand nombre de candidats étaient en présence. C’étaient MM. Adams, Clay, Crawford et le général. M. Adams était le candidat du Nord-Est, et M. Crawford, celui de la Virginie et de la Géorgie ; le général, celui du Tennessée, de la Pensylvanie, des Deux Carolines ; M. Clay, celui du Kentucky et de l’Ohio. On sait que chaque état nomme un certain nombre d’électeurs égal à celui de ses représentans et de ses sénateurs[6]. Les électeurs votent toujours d’après des engagemens connus d’avance, sans discussion entre eux, et même sans se réunir autrement que par état. Dans le vote qui eut lieu à la fin de 1824, aucun des candidats ne réunit la majorité électorale. Le général eut quatre-vingt-dix-neuf votes, M. Adams quatre-vingt-quatre, M. Crawford quarante-et-un, et M. Clay trente-sept. La constitution ordonne qu’en pareil cas l’élection soit dévolue à la chambre des représentans, qui, dans cette circonstance spéciale, vote par états et non par têtes, et qui doit choisir parmi les trois premiers candidats. M. Crawford, frappé de paralysie, était hors de cause. La chambre eut donc à se prononcer entre M. Adams et le général ; elle donna la préférence au premier. Mais quand, après son premier terme de quatre ans, M. Adams se présenta de nouveau aux suffrages de ses concitoyens, il n’obtint que quatre-vingt-trois votes ; le général Jackson en eut cent soixante-dix-huit, et en conséquence fut inauguré le 4 mars 1829. M. Calhoun, de la Caroline du Sud, qui avait déjà été élu vice-président sous M. Adams, et qui alors était lié avec le général, fut réélu à la même dignité.

Une fois président, le général Jackson se sentit plus à l’aise. Il était trop peu avocat pour bien s’acquitter du rôle de chef de parti parlementaire. Au contraire, essentiellement homme d’exécution, lorsqu’il fut devenu la personnification du pouvoir exécutif, il se trouva dans son élément, autant que les limites tracées par la constitution fédérale lui laissaient ses coudées franches. Il était destiné à montrer, par son exemple, que cette constitution était bien autrement élastique qu’on ne l’avait supposé avant lui. Les hommes de la trempe du général Jackson aiment peu les discussions, ils y sont peu propres ; mais ils sont sans pareils pour prendre un parti, pour mettre des théories en pratique, pour passer de l’idée à l’acte ; ils sont admirables quand le temps de l’action doit succéder à celui de la délibération. Dans leur humeur remuante, de leurs mains énergiques ils pressent tout, poussent tout en avant ; ils croient, comme César, n’avoir rien fait tant qu’il reste quelque chose à faire. Jackson commença par procéder militairement à l’égard de ceux qui avaient été ses adversaires politiques ; il destitua ceux qui étaient fonctionnaires publics, et les remplaça par ses créatures. Jaloux de récompenser le zèle de ses amis, il composa son cabinet d’hommes qui s’étaient signalés par leur ardeur dans les querelles politiques, et par leur dévouement à sa personne, plutôt que par leurs talens et leurs lumières. Un de ses amis du Tennessée, M. Barry, fut fait directeur-général des postes[7] ; son biographe et panégyriste, M. J.-H. Eaton, fut ministre de la guerre ; M. Van Buren, de New-York, était le seul homme capable de ce cabinet.

Après s’être ainsi entouré des siens, le général, passant en revue toutes les questions que l’on débattait dans l’Union, leur donna à toutes une solution plus ou moins bonne, plus ou moins malheureuse, et se mit résolument à l’appliquer. — On dissertait pour savoir si le gouvernement fédéral avait ou non le droit de s’immiscer dans les travaux publics ; il dit non ! et le congrès ayant, dans la première session de sa présidence, voté une souscription à l’entreprise d’une route de Maysville à Lexington (Kentucky), il opposa son véto[8] au bill, et envoya au congrès un message qui fait époque ; la grande querelle de l’internal improvement fut vidée. — Depuis lors il est passé en principe que le gouvernement fédéral ne doit point intervenir dans la création des voies de communications, et l’article de la constitution qui lui donne le droit d’établir des routes (establish post-roads), reste non avenu. La seule exception à cette règle rigoureuse qui soit admise, c’est que les lignes navigables servant à atteindre les ports d’expédition maritime, peuvent être améliorées aux dépens du trésor fédéral, ce qui laisse encore une certaine latitude, car Pittsburg, qui est à huit cents lieues de l’embouchure du Mississipi, est considéré comme port de mer. — On se disputait au sujet des Indiens ; les uns voulaient qu’on les laissât sur les terres qu’ils occupaient, qu’on les y protégeât, qu’on les y civilisât ; d’autres soutenaient que les tribus indiennes devaient faire place aux blancs ; ils assuraient que l’intérêt des Peaux-Rouges eux-mêmes l’exigeait. « Les Indiens seront transportés à l’Ouest, dit le général. » La Cour Suprême des États-Unis étant intervenue pour défendre indirectement les Indiens des vexations dont quelques états du Sud, et entre autres la Géorgie, les accablaient pour les contraindre à émigrer, le Président se refusa à faire exécuter les arrêts de la cour. Il n’y eut plus pour les Indiens qu’une chance de salut, l’émigration. Encore une question tranchée ! — L’affaire du tarif des douanes agitait tous les esprits. Il annonça avec une certaine réserve l’intention d’en favoriser l’adoucissement. La levée de boucliers de la Caroline du Sud vint bientôt l’obliger de dire son dernier mot. En cette circonstance sa conduite fut pleine de dignité et de grandeur. La Caroline du Sud avait cassé les actes du congrès sur les douanes, et signifié au gouvernement fédéral un ultimatum qui ne donnait que quelques mois au congrès pour qu’il les annulât lui-même. Le général, pour la première fois de sa vie, n’accepta pas le défi qu’on lui lançait. Il fit un appel au patriotisme de ses concitoyens ; il invoqua la sainte cause de l’Union. Tout en avertissant les Caroliniens qu’il ferait son devoir jusqu’au bout, il les adjura au nom de tout ce qu’ils avaient de plus sacré, de repousser les funestes conseils qui les poussaient vers la guerre civile. En cette circonstance, les adversaires les plus déclarés du général l’aidèrent de tout le poids de leur crédit et de leur éloquence. M. Webster fit frissonner tout le monde par les paroles dont il fit retentir l’enceinte du sénat ; M. Clay, l’un des premiers stratégistes parlementaires du siècle, imagina une combinaison qui devait satisfaire tous les intérêts, et la présenta à propos, au moment où les esprits fatigués se demandaient quelle serait la fin du débat. Le 1er mars 1833, son bill conciliatoire[9] reçut la signature du président. La question des manufactures fut résolue : à partir du 1er juillet 1842, tous les droits protecteurs seront réduits à vingt pour cent au maximum. D’ici là, on les rapproche peu à peu de ce chiffre par des réductions graduées qui ont lieu de deux en deux ans : une réduction considérable aura lieu, le 30 juin 1842.

La Banque des États-Unis avait besoin d’une nouvelle charte en place de la sienne qui allait expirer bientôt (le 3 mars 1836). Cette institution utile n’avait alors que peu d’antagonistes, mais elle déplaisait au général. En 1832, le congrès ayant accordé à la Banque l’autorisation qu’elle demandait, le président fit encore intervenir son véto, et commença ainsi contre la Banque une guerre qui n’est pas terminée encore.

Dans sa passion pour les partis pris, il mit en avant des maximes politiques de son cru, ou de l’invention des démocrates les plus fougueux. Ainsi, il lança le principe de la non-éligibilité des membres du congrès aux emplois publics[10], celui de l’inéligibilité des présidens pour un second terme, et surtout sa théorie de la rotation des fonctions ; le mot est de lui[11]. Celle-ci est le nec plus ultrà des idées d’égalité ; c’est la quintessence de la doctrine démocratique. Elle consiste à dire que tous les citoyens sont également propres à s’acquitter des fonctions publiques, et qu’en conséquence il faut que chacun les traverse sans y séjourner, de manière à ce que le plus grand nombre possible d’individus y passent à tour de rôle, et qu’il y ait, en un mot, mouvement perpétuel dans les emplois. Toute l’administration du général a été un démenti au principe de l’inéligibilité des membres du congrès aux charges publiques ; il paraît avoir complètement oublié son opinion première sur les dangers d’un second terme présidentiel, puisqu’il s’est présenté à la réélection (en 1832). Mais il a pris à cœur son idée de la rotation. Peu de temps après son inauguration, il l’appliqua à son cabinet en masse. Une querelle de femmes avait jeté la discorde parmi ses ministres : la femme de l’un d’eux avait encouru la disgrace des autres dames de Washington ; il y avait refus universel de la recevoir ou de lui rendre visite. Il y eut des explications vives entre les maris, et alors le général s’interposa ; mais lui, qui avait fait ployer les meilleures baïonnettes anglaises, ne put venir à bout de la résistance de ces dames. Irrité de ne pas réussir dans le métier de conciliateur, qu’il avait entrepris par exception, il fit maison nette, et ne conserva que son ami Barry. Il composa un autre cabinet où figuraient MM. Livingston, Mac-Lane, Cass, tous hommes distingués ; M. Taney, avocat fort estimé de Baltimore, fut attorney-general. Ce ne fut cependant pour quelques-uns des ministres renvoyés qu’une demi-disgrace ; il eut soin de les pourvoir de son mieux. M. Eaton est aujourd’hui gouverneur de la Floride. M. Van Buren fut nommé ministre en Angleterre ; il est vrai qu’il n’y resta pas long-temps : le sénat refusa de ratifier sa nomination, en raison d’une dépêche qu’il avait adressée à quelques-uns des ministres des États-Unis, en Europe, pendant qu’il était secrétaire-d’état. M. Van Buren, qui s’était présenté partout à Londres en qualité de ministre de l’Union, se trouva alors dans une position très délicate ; il s’en tira en homme de tact et d’esprit. Il fit une visite d’adieu aux membres du corps diplomatique, et, au lieu de leur témoigner le moindre déplaisir de sa mésaventure, il leur dit que le sénat était dans son droit, qu’il se soumettait sans regret aux arrêts de cette assemblée illustre, et que même il s’estimait heureux d’être en Europe un exemple vivant des garanties que la constitution américaine multipliait pour prévenir les abus. Cet échec a été la cause de son élévation. Le président s’était brouillé avec le vice-président, M. Calhoun. Ce dernier avait trop conscience de sa supériorité intellectuelle pour s’abaisser à caresser, ou même à ménager les préjugés que le général avait apportés de Tennessée ; il donna sa démission, à l’occasion de la quasi-rébellion de la Caroline du Sud. Lorsqu’il y eut lieu à une nouvelle élection, en 1832, M. Van Buren, que le parti démocratique tenait à venger des rigueurs du sénat, fut mis, sur le ticket du général Jackson, comme candidat à la vice-présidence, et fut nommé, comme son chef de file, à une immense majorité.

Le général Jackson n’aura pas chômé un instant pendant les huit ans de sa présidence. Il laissera de longs souvenirs ; il aura marqué son passage par de grandes mesures, les unes louables, les autres répréhensibles, mais qui, toutes, attesteront l’influence, disons mieux, l’empire qu’il a exercé sur ses concitoyens. Il n’y a pas un seul point de l’administration intérieure du pays auquel il n’ait porté la main, où il n’ait laissé son empreinte. Il a définitivement résolu, autant qu’il y a quelque chose de définitif sous le régime démocratique, les questions des travaux publics et des douanes. Les fonds du trésor ayant cessé d’être employés à des travaux publics, le paiement de la dette fédérale a été rapide ; aujourd’hui elle est entièrement soldée. Les Indiens ont presque tous signé successivement leur propre exil dans les déserts de l’Ouest ; l’inconstitutionalité d’une Banque nationale a été prononcée ; la Banque est morte ou feint de l’être. La réforme du système des banques, en général, a été entreprise et poussée avec vigueur, sinon avec un plein succès.

La lutte du général Jackson contre la Banque des États-Unis est l’un des plus curieux épisodes de la vie du général Jackson et de l’histoire des États-Unis. Chez un peuple possédé de l’amour du lucre, on a vu le chef de l’état poursuivre la ruine d’une institution dont la chute eut entraîné les fortunes particulières par milliers, et la démocratie rester imperturbablement fidèle à son élu, qui l’exposait ainsi à la misère. Sur une terre où le nom de la loi commandait un profond respect, où, jusqu’à ce jour, les magistrats suprêmes avaient pris plaisir à se renfermer dans le cercle étroit de leur prérogative, on a vu des actes de dictature, tels que l’enlèvement à la Banque des excédans du trésor, être accueillis avec transport par la foule, parce qu’ils étaient dirigés contre ce qu’on appelle l’aristocratie d’argent. Mais, en même temps, on a vu une poignée d’hommes courageux et éloquens, une vingtaine de sénateurs, tenir tête à la multitude, et défendre, sans lâcher pied, contre les assauts populaires, la constitution et les lois, dont la cause était liée à celle de la Banque. On a pu juger aussi de ce qu’ont d’irrésistible la puissance de l’industrie et la force de l’argent : pendant que le général Jackson et ses amis entonnaient leur chant de victoire autour de ce qu’ils croyaient être le cadavre de la Banque, celle-ci, tirant habilement avantage des divisions du parti Jacksonien en Pensylvanie, a reparu, avec une vie nouvelle, au cœur de cet état, dont elle a désormais enchaîné les intérêts aux siens, de sorte que sa mort supposée n’est qu’une métempsycose[12]. Elle se rit aujourd’hui des haines de ses adversaires ; elle durera plus qu’eux. Elle a maintenant trente ans devant elle ; trente ans, avec la démocratie, c’est un siècle. Aussitôt relevée, elle a raconté à ses actionnaires, à la barbe du président, que c’était l’Union qui allait payer jusqu’au dernier centime tous les frais de la guerre que le général et ses amis lui avaient faite à elle-même ; que, quant à elle, elle n’y perdait pas un sou, qu’elle y gagnait plutôt.

Ce dernier trait, qui ressort du rapport fait par M. Biddle aux actionnaires, n’est qu’une gasconnade. L’issue de la guerre est fâcheuse pour le trésor public, mais elle l’est aussi pour la Banque. Cependant la Banque est en droit de narguer le général Jackson, car la grande victoire de celui-ci au sein du congrès n’est plus qu’une défaite. Ce bouillant Ajax de soixante-dix ans a trouvé un antagoniste d’une prudence consommée, et calme, ainsi qu’on l’a dit, comme la nature d’été au lever du soleil (calm as a summer’s morning), dans la personne du chef de la Banque. Cet autre Ulysse avait contre lui les Grecs, mais, il avait pour lui le bon droit et le coffre-fort de la Banque. Je ne prétends pas que M. Biddle ait acheté la législature de Pensylvanie à beaux deniers comptans, comme on l’a soutenu ; je veux dire seulement qu’il a séduit toute la population de l’état par l’énormité des sommes que la Banque a offert de verser au trésor de la Pensylvanie en retour de sa charte, et qui suffiront à abolir des taxes, à bâtir des ponts, des routes, des canaux, des chemins de fer, et à doter des écoles. Il n’a point dit à la Pensylvanie, comme Satan au juste — « Prosterne-toi devant moi, et je te donnerai toutes ces choses ; » mais il a dit aux Pensylvaniens : « Sacrifierez-vous d’aussi substantiels avantages à d’absurdes préjugés, à de frivoles intérêts de parti ? » Et la Pensylvanie s’est laissé attendrir. Si la Banque se fût présentée les mains vides ou mal remplies pour obtenir une charte, la Pensylvanie, dont l’amitié pour le général Jackson tient de l’adoration, n’eût voulu rien entendre. S’il ne se fût agi que de quatre à cinq millions, elle n’eut pas fait d’infidélité à son cher général ; mais il n’y a pas de pruderie qui tienne devant trente millions, et la Banque en a donné trente-un.

Si le général a échoué dans ses hostilités contre la Banque, il a été plus heureux dans ses essais de réforme du système financier de l’Union. Il s’est proposé pour but de faire revivre dans le pays l’usage des métaux précieux ; les documens publics, ainsi que les mesures récemment adoptées par la Banque d’Angleterre, attestent qu’en effet une exportation d’or considérable a eu lieu d’Europe en Amérique ; la monnaie fédérale a une activité inaccoutumée ; aux ateliers de Philadelphie l’on en a ajouté d’autres fondés à la Nouvelle-Orléans et dans la Caroline du Nord.

Enfin le général Jackson pourra se flatter, comme d’un triomphe personnel, d’avoir obtenu la liquidation des créances du commerce américain sur les gouvernemens étrangers. Ceci se rattache à un trait distinctif du caractère du général et de celui de la démocratie américaine, que j’ai déjà signalé. Toute démocratie est fière jusqu’à l’arrogance envers les étrangers ; le patriotisme démocratique est plein de ferveur, mais il a toujours quelque chose de rude, sinon de sauvage. Notre démocratie de 93 était inexorable envers ses ennemis ; elle épuisait contre les rois le vocabulaire des injures, quand elle ne les dépouillait pas. La démocratie américaine est exigeante, hautaine, impérieuse. Pour elle, il n’est pas de plus grand bonheur que de rêver qu’elle met le pied sur le cou des nations étrangères. Si la démocratie triomphe sur la terre, nous reviendrons au temps des vaincus traînés derrière le char des triomphateurs, et des nations enchaînées au pied des monumens. Le général Jackson porte en lui tous les instincts de la démocratie américaine. Il lui est fiancé comme le doge de Venise l’était à la mer. Il est fier des prodigieux développemens de son pays ; il ne manque jamais dans ses messages de citer l’unexampled prosperity et l’unparalleled energy du peuple de l’Union. La plus grande joie de son cœur est d’abaisser le principe monarchique et les anciennes puissances. Avant d’être président, deux fois il alla, à l’occasion de la Floride, insulter et frapper le vieux lion espagnol. Plus tard, par passe-temps, il s’est avisé de changer l’étiquette consacrée par l’usage à Washington, et de supprimer les égards dont les représentans des puissances européennes étaient l’objet[13]. Peu fait pour se contenter de la satisfaction d’humilier les potentats de l’Europe dans la personne de leurs ambassadeurs, en renversant les préséances, il en est venu à de formels défis. Dans cette nouvelle carrière, il a débuté par des menaces contre le Portugal, et a continué par des provocations contre les gouvernemens qui n’avaient pas réglé leurs comptes avec l’Union. Pour tout couronner, il a voulu contraindre la France à s’incliner devant sa démocratie, comme jadis les preux chevaliers envoyaient les paladins qu’ils avaient désarçonnés, mettre un genou en terre devant la dame de leurs pensées. Il m’est pénible d’avouer qu’en cela le général Jackson a fait ce qu’il a voulu. Nous avons été battus, et nous avons payé. Je n’adresse aucun reproche au général Jackson ; il a fait son métier de chef de démocratie. C’est nous qui, en tolérant ses sorties, n’avons pas fait le nôtre. C’est nous, et non le général Jackson, qui avons mission de faire respecter le nom de la France. Le gouvernement français s’est refusé à faire de ce débat une affaire de dignité nationale ; il n’a voulu y voir qu’une question de justice. Les ministres du roi ont tenu à faire honneur à la signature royale ; mais il n’était pas difficile de tout concilier. J’insiste ainsi sur cet incident de la vie du général, au risque de paraître avoir le désir de ranimer une querelle éteinte, heureusement pour toujours, entre la France et l’un de ses plus anciens alliés, parce qu’il m’est impossible de ne pas exprimer ce que j’ai senti vivement alors, et qui a douloureusement affecté tous les Français, qui, comme moi, étaient séparés de la France. Celui qui vit loin de sa patrie a besoin de la savoir puissante et considérée. Le succès de la politique extérieure du général Jackson a rehaussé sa popularité, et a prodigieusement amoindri, dans l’esprit de la démocratie, les puissances d’Europe. Quand on a vu arriver successivement l’or de Naples, de l’Espagne, de la France, du Danemarck, et je ne sais plus de quelles autres puissances encore, nous n’avons plus été, dans l’opinion de la masse américaine, que des payeurs de tributs, comme le sont, aux yeux de la populace chinoise, tous les ambassadeurs qui se rendent à Pékin ; et le général Jackson a été le vainqueur des vainqueurs de la terre.

Si, sur les champs de bataille et dans la politique extérieure, la carrière du général Jackson a été brillante ; s’il a attaché son nom à de grandes mesures administratives, il l’a aussi inséparablement lié à une funeste métamorphose dans les sentimens et les usages politiques du pays. Un secret instinct avertissait les Américains que leur liberté serait compromise du jour où un chef militaire serait sur le fauteuil présidentiel ; aussi s’étaient-ils fait une règle de n’élever jamais de soldat à la suprême magistrature. Washington n’était pas un soldat, ce qu’ils appellent un chieftain ; les vertus civiles effaçaient en lui les qualités guerrières. Le général Jackson est le type du chef de partisans ; c’est la guerre incarnée : il a été toute sa vie guerroyant. Les maux qu’on attribuait d’avance à la venue d’un chef militaire, n’ont pas manqué, en effet, de visiter l’Union. Le respect de la loi, ce palladium des républiques, a disparu. Autrefois la loi régnait dans le pays sans partage ; on aimait cette abstraction qui se nomme loi ; on se serait dévoué pour elle. La loi était tout, les hommes rien. Le général Jackson a, toute sa vie, suivi ses penchans personnels, sans s’inquiéter de la loi ; dans presque toutes les circonstances de sa longue carrière, il a trouvé le moyen d’être en opposition avec la loi, et de la heurter violemment, non sans bonnes raisons, à la vérité, dans plusieurs cas ; mais, si excusable qu’ait été sa conduite en elle-même, dans mainte occasion où il a passé à côté de la loi ou au travers, il n’est pas moins vrai qu’un effet moral déplorable a été produit, qu’un exemple fatal a été donné. Son avènement à la présidence a été un encouragement au mépris de la loi. Imbu des doctrines ultra-démocratiques, homme de sentiment plus que de raisonnement, il a toujours agi et parlé sous l’influence de cette idée, que le bien présent, l’intérêt immédiat du peuple, devaient seuls guider sa conduite ; que les lois et les précédens ne venaient qu’en seconde ou en troisième ligne. C’est une thèse qui, philosophiquement, est soutenable. Mais il n’y a de république qu’au moyen des lois, des usages, des précédens. Le général a donc rejeté en bloc toutes les traditions de ses illustres prédécesseurs ; il a brisé le cadre de vie qu’ils avaient adopté. « Que m’importe, s’est-il dit, ce qu’ont pensé, dit et fait Washington, Jefferson, Madison et Monroë ? Que m’importe le système de relations qu’ils avaient établi entre eux et les pouvoirs publics, entre eux et le peuple ? Je vivrai, j’agirai, je parlerai à ma fantaisie, je gouvernerai à ma guise, et j’aurai rempli mon devoir si je n’ai eu d’autre objet que le bien-être et la gloire de ma patrie, tels que je les conçois. Ses prédécesseurs s’entouraient des hommes les plus éminens du pays ; il passe sa vie dans l’intimité de quelques familiers, gens obscurs que l’opposition représente comme mal famés, et qui exercent sur les affaires publiques plus d’influence que les membres du cabinet ; c’est ce qu’on appelle aux États-Unis le conseil de cuisine (kitchen-cabinet). Il décide des affaires de l’état avec eux, et se sert d’eux ostensiblement pour l’administration intérieure du pays[14] : il les mène avec lui quand il voyage. Un prince qui en ferait dix fois moins serait assailli de cris : à la camarilla ! Voici un fait récent qui donnera la mesure des procédés de gouvernement introduits par le général : depuis le commencement de 1836, les États-Unis sont en guerre contre de pauvres peuplades indiennes de Creeks et de Séminoles, et cette guerre n’en finit pas. Le commandement des forces américaines avait été confié à un brave militaire, le général Scott, qui n’a point été heureux ; il n’a point éprouvé de revers, mais il n’a pu joindre l’ennemi et le réduire. Le général Scott avait sous ses ordres le général Jessup, chef de l’intendance (quarter-master general) ; celui-ci, à Washington, était voisin et ami de M. Blair, le rédacteur du Globe, journal du général Jackson. M. Blair est l’un des habitués de la Maison Blanche[15], l’un des compagnons, ou, comme on dit aux États-Unis, des courtisans du général. Du théâtre de la guerre, le général Jessup a adressé à son ami, M. Blair, une lettre où il accusait son supérieur, le général Scott. M. Blair a montré la lettre au président, et celui-ci, sans plus de façon, a écrit aussitôt sur la lettre même : « Renvoyé au ministre de la guerre. — Le général Scott est destitué ; le général Jessup est nommé à sa place. » C’est ainsi que gouvernait le calife Aaroun-al-Raschid, qui était certainement un grand prince, mais qui n’était rien moins que constitutionnel.

Dans sa vie privée, le général est fort réglé et fort sobre, d’une simplicité extrême ; il reçoit quiconque veut entrer chez lui, excepté quand ce sont des négocians de New-York ou de Philadelphie désireux de lui parler en faveur de la Banque. Il cause familièrement avec tous ; il est fort à l’aise avec les hommes les plus grossiers et les plus communs. En voyage, il lui arrive maintes fois de descendre de sa voiture dans les tavernes, et de tenir la conversation en fumant, entouré des passans qui s’arrêtent, et en médisant sans gêne de ses adversaires, de M. Clay, son compétiteur à la présidence en 1824 et en 1832 ; de M. Poindexter, du Mississipi, qui lui rend avec usure ses injures dans les journaux. Chose remarquable, même au milieu d’un cercle de rustres, en compagnie desquels il déchire ses ennemis, il sait se faire respecter. Haut de taille, avec une belle tête garnie d’épais cheveux blancs qui se hérissent comme une crinière, et une physionomie qui plaît et qui impose en même temps, il commande les égards de tout ce qui l’approche. Jamais la foule n’est irrévérencieuse avec lui. Mais avec de pareilles allures, il rend le métier bien rude pour son successeur. Ce ne sera pas M. Van Buren qui pourra, sous la galerie d’une auberge de village, distribuer des poignées de main aux palefreniers, politiquer, rire et gesticuler avec eux. C’est une sorte de popularité qui n’est pas à la portée de tout le monde, même à celle des hommes les plus habiles et les plus fins.

J’ai déjà dit qu’autrefois dans l’Union, l’on ne se montrait jamais idolâtre des hommes. L’amour de la loi ne peut entraîner à aucun excès, l’amour d’un homme peut précipiter des êtres faibles dans les plus funestes écarts. Certes, rien n’est plus légitime que les hommages rendus aux grands hommes : l’antiquité leur élevait des autels, mais l’antiquité n’avait pas inventé le self-government. Dans les républiques, les grands hommes sont dangereux, et si on leur prépare une place, il est rare qu’elle ne soit pas envahie par des sycophantes qui flagornent le peuple. Pour un Périclès, on est exposé à avoir dix Cléon. Si l’on eût qualifié les soldats de l’Indépendance d’hommes de Washington, ils eussent répondu avec indignation qu’ils n’étaient les gens de personne, qu’ils étaient les hommes de leur pays. Aujourd’hui il y a des jackson-men et un jackson-party. On dit soi-même qu’on est un jackson-man, un jackson-man quand même (thorough jackson-man) ; personne n’est choqué de ces expressions. On a épuisé, avec le général Jackson, toutes les formules de l’adulation asiatique : Il est le plus grand et le meilleur des hommes (the greatest and the best), le héros des deux guerres, le plus grand capitaine des temps, passés, présens et même futurs, le rocher des siècles des saintes Écritures. M. Van Buren a écrit telle lettre où il dit que ce sera toujours pour lui assez de gloire que d’avoir servi sous les auspices d’un tel chef. La démocratie, voyant des hommes renommés par leur intelligence se prosterner ainsi devant le général, a enchéri sur eux. Il n’y a pas de limite à l’influence du général sur la masse démocratique ; pour elle, il est infaillible. On lui croit le don des miracles, tout comme en Europe au prince de Hohenlohe. Vous rencontrerez tel farmer de force à soutenir que c’est le général qui a payé la dette publique de sa poche, par quelque opération analogue à celle des pains et des poissons. Après l’empereur de Russie, le général Jackson est le souverain qui possède le plus de pouvoir sur son peuple. Je dis son peuple, car comment traduire autrement les termes de jackson-man et de jackson-party ! Il a usé et abusé de cette position, surtout depuis trois ans. Il a bouleversé tout ce qui était avant lui. On pourrait suivre sa trace comme celle d’une trombe ou d’un volcan. Il a poursuivi ses adversaires, en renversant sur son passage toutes les barrières que la légalité opposait à ses haines. Il a déchiré et jeté au vent tous les axiomes consacrés par la politique de l’Union. Il s’est arrogé la disposition du trésor, précisément au moment où ce trésor acquérait des proportions inouies, et où l’excédant des recettes sur les dépenses atteignait le chiffre de 200,000,000 fr. Il a destitué de vieux serviteurs ; il a érigé en principe la servitude des fonctionnaires[16], et, quoi qu’il ait fait, il a provoqué les applaudissemens de la multitude ; l’audace de ses actes, et l’accueil qu’ils ont reçu, annoncent qu’une révolution, mystérieuse encore, est imminente dans le pays, et que la république américaine, telle que la rêvaient Washington, Jefferson et Madison, est frappée au cœur.

J’ai entendu dire à un Français, homme de grande expérience et de beaucoup de lumières, qui a habité l’Union à diverses reprises depuis trente ans, qu’actuellement il ne s’y reconnaissait plus. « C’est tout un autre peuple, disait-il ; les Américains modernes sont des hommes d’affaires prodigieux, et des commerçans inimitables ; ils s’entendent admirablement à défricher, en quelques années, des états grands comme des royaumes, à tracer des canaux et des chemins de fer au travers des forêts et des montagnes, à bâtir, d’un coup de baguette, des villes et des manufactures ; mais je ne retrouve plus mes citoyens dévoués d’autrefois. : le zèle s’est amorti, l’amour du bien public s’est éteint. Les services les plus éminens ne sont plus qu’un titre à la calomnie ; les médiocrités, coalisées contre les hommes supérieurs, les jettent à l’écart ; l’intrigue règne en souveraine ; la loi n’est plus qu’un vain mot. Les flatteurs du peuple lui ont tourné la tête, et, dans ses ébats, ce nouveau souverain absolu démolit la maison de l’un, goudronne et emplume l’autre, pend celui-ci, fouette celui-là, se joue de la liberté de la presse, et supprime les journaux, ni plus ni moins que Charles X par ses ordonnances. À côté des habitudes d’ordre privé et de travail que j’admire, je vois des penchans effrénés au désordre politique et à la destruction. À côté de l’esprit religieux qui semble promettre au pays une inébranlable stabilité, j’aperçois des germes de révolution qui grossissent à vue d’œil. L’avenir de ce pays est une énigme dont Dieu seul sait le mot. »

Le successeur du général Jackson aura une tâche bien difficile et une immense responsabilité ; il faudra qu’il réprime ces mauvais instincts qui se font jour, et cependant, sorti, selon toute probabilité, du sein de la démocratie pure, il faudra qu’il respecte les erreurs et les exigences du parti démocratique. Le temps approche où ce successeur sera nommé, et tout porte à croire que ce sera M. Van Buren, que l’opposition désigne déjà par le nom d’héritier présomptif, parce que le général Jackson, prenant encore en cela le contre-pied de ses prédécesseurs, l’a ostensiblement désigné au choix de ses concitoyens, et a travaillé pour lui la matière électorale. M. Van Buren est l’homme des États-Unis qui ressemble le moins au général Jackson. Il n’est point militaire et ne l’a jamais été ; sa vie publique s’est passée tout entière dans les conseils législatifs ou dans les hautes fonctions administratives. Il a été pendant long-temps membre de la législature de l’état de New-York ; il a été sénateur des États-Unis, gouverneur de l’état de New-York, secrétaire d’état (premier ministre), ministre en Angleterre. C’est un politique consommé. Il est d’une prudence admirable, d’une patience qui n’est comparable qu’aux emportemens du général ; aussi souple et aussi conciliant que son protecteur est intraitable et prompt à entamer les hostilités. Ses manières sont à l’image de son tempérament. On a donné au général Jackson le surnom d’Old-Hickory, du nom d’un bois dur qui ne rompt pas ; on a au contraire appelé M. Van Buren Slippery-Elm, l’orme pliant : le général est souvent qualifié de lion rugissant ; M. Van Buren est appelé le petit magicien, le petit van (little van). Le général et M. Van Buren forment un mariage parfait par dissemblance. Ils se complètent l’un l’autre : les angles rentrans du second s’adaptent à merveille aux angles saillans du premier. Au plus fort de la guerre de la Banque, le général avait à écouter les députations envoyées pour lui adresser des remontrances, et, par une de ces innovations que lui seul peut se permettre, leur faisait lui-même sévèrement la morale ; il répliquait rudement à leurs plaintes, et les renvoyait à leurs foyers : « Go home, gentlemen ! Allez vous-en chez vous, messieurs ! » ou même refusait de les recevoir. Au contraire M. Van Buren, toujours maître de lui, présidait avec une sérénité et une courtoisie qui ne se sont pas démenties un instant, le sénat dont la majorité lui était hostile, recevait à bout portant, sans broncher, la décharge des sarcasmes de M. Clay, ou des solennelles harangues de M. Webster, ou des raisonnemens serrés de M. Calhoun, écoutait sans bâiller les interminables discours de quelques maladroits amis, et revenait tous les jours, avec la même égalité d’humeur et le même sang-froid, s’exposer aux traits de ses formidables adversaires. À sa place, le général se fût cent fois levé, pâle de colère, l’œil-en feu, et fut sorti en toisant avec dédain les orateurs de l’opposition ; heureux s’il eût su retenir dans sa poitrine les explosions inconstitutionnelles qui y eussent bouillonné !

L’opposition a plusieurs fois changé ses plans contre M. Van Buren, parce qu’elle n’a pu jusqu’à présent en rencontrer un qui lui présentât des chances de succès. Il y a deux ans, une scission s’opéra dans le parti démocratique. À la tête de ce tiers-parti était l’un des anciens amis du général, M. White, comme lui du Tennessée, sénateur pour cet état, homme fort estimé, qui a été pendant quelque temps président du sénat, en l’absence du vice-président de la république, auquel appartient le droit de diriger les débats de cette assemblée. M. White était soutenu par M. Bell, orateur (speaker) de la chambre des représentans. L’opposition applaudit avec fracas à la candidature de M. White, ce qui eut pour effet d’empêcher beaucoup de jackson-men de passer à lui. Peu après, l’opposition eut à produire son candidat ; M. Webster, avocat célèbre de Boston et sénateur au congrès pour le Massachusetts, voulut courir la chance et laissa lancer son nom. M. Mac Lean, juge de la Cour Suprême des États-Unis, et ancien directeur-général des postes, avait dans l’état d’Ohio quelques amis qui le poussaient en avant. On commençait à parler du général Harrison ; il était question aussi de M. Leigh, avocat distingué, actuellement sénateur au congrès pour la Virginie. Mais toutes ces candidatures faisaient peu de prosélytes. Au lieu de n’avoir qu’un candidat, l’opposition se proposa d’en avoir huit ou dix. Elle fit appel à l’esprit de localité ; elle recommanda dans chaque état une notabilité qui y avait ses relations et y exerçait son influence. M. White, M. Webster, M. Mac Lean, M. Leigh, M. Harrison, eussent été candidats chacun chez soi. On supposait même que M. Clay arborerait sa bannière dans le Kentucky, et M. Calhoun dans la Caroline du Sud. De la sorte, M. Van Buren, au lieu d’avoir la majorité des suffrages, n’en aurait eu que la pluralité. L’élection eût été déférée à la chambre des représentans, où, dans ce cas, les votes sont pris, non par têtes, mais par états, et il n’eût pas été impossible qu’à la suite de ces longs ballotages, dont le congrès américain offre de nombreux exemples, à l’aide de quelque coalition, l’opposition parvint à glisser au fauteuil présidentiel l’un de ses dix ou douze prétendans.

Mais ni M. Clay, ni M. Calhoun, ni M. Leigh, n’ont voulu de cette candidature postiche ; M. Mac Lean s’est désisté ; M. Webster s’est trouvé en concurrence dans le Nord avec le général Harrison, et malgré l’éclat de son éloquence, malgré sa réputation de savoir, il a vu la multitude déserter sa cause pour celle du vieux soldat de Tippécanoë. Les souvenirs de la convention d’Hartford[17] lui ont porté malheur. Il ne reste dans la lice, contre M. Van Buren, que M. White et le général Harrison. Le premier paraît même n’avoir plus de chances que dans deux états du Sud, le Tennessée et l’une des Carolines. M. Van Buren n’a donc contre lui, dans la plupart des états, que la vieille épée du dernier. Comme la démocratie américaine raffole aujourd’hui de la gloire militaire, on pourrait croire que les batailles du général Harrison contre les Indiens et les Anglais, et, surtout contre le fameux chef Técumseh, ont quelque chance pour l’emporter sur les titres tout civils de M. Van Buren ; mais celui-ci réfléchit la gloire du général Jackson, et le simple reflet de la Nouvelle-Orléans éclipse les victoires de Tippécanoë, du fort Meigs et de la Tamise. La candidature du général Harrison est cependant la plus sérieuse de toutes celles qui ont été produites depuis deux ans, et elle est assez redoutable pour M. Van Buren.

Le général Harrison est un homme simple dans ses mœurs, d’humeur joviale, franc dans son langage, grand conteur des temps passés, universellement aimé de ses voisins, et fort populaire dans l’Ouest. Dès 1793, il servait son pays et faisait la guerre aux Indiens. En 1794, il était aide-de-camp du général Wayne à la bataille décisive des Bois-Abattus (Fallen Timbbers). Plus tard, il fut délégué au congrès par le territoire d’Ohio, puis gouverneur du territoire d’Indiana. En 1812, il commandait l’armée américaine du Nord-Ouest. Il eut alors la gloire de réparer les défaites du général Hull, de battre l’ennemi partout et de porter la guerre sur le sol des provinces britanniques. À la fin de la guerre, il redevint, de général en chef, simple particulier, et se mit à cultiver sa ferme du North-Bend, près de Cincinnati (Ohio), pour élever sa famille. En 1816, il fut élu membre de la chambre des représentans ; plus tard, il fut sénateur pour l’état d’Ohio. M. Adams le nomma ministre en Colombie ; mais le général Jackson, élu président sur ces entrefaites, le révoqua immédiatement. Le général Harrison revint donc à sa ferme, jusqu’à ce qu’en 1834, ses amis le nommèrent greffier de la cour des plaids communs (tribunal de première instance), à Cincinnati, place d’un bon rapport, en attendant la présidence. La vie de ce brave soldat offre un exemple curieux des vicissitudes de la fortune en Amérique ; de général en chef couronné par la victoire, on le voit devenir laboureur, engraissant des porcs pour les fabricans de salaisons de Cincinnati, et distillant du whiskey ; de laboureur, sénateur et ambassadeur ; d’ambassadeur, paysan une troisième fois ; de là greffier d’un petit tribunal ; puis candidat à la suprême magistrature d’un grand peuple, fêté par les populations, héros des banquets, faisant des promenades triomphales au bruit du canon que l’on tire sur son passage, et assuré d’obtenir aujourd’hui cinq cent mille libres suffrages[18]. Il est vrai que Van Buren réunira probablement un million de votes ; mais ce dernier n’est pas l’objet de l’enthousiasme populaire qui éclate sur les pas de son rival dans les jeunes états de l’Ouest. M. Van Buren a la peau blanche. Sa main doit être mal à l’aise quand elle est serrée par une main calleuse ; il évite autant que possible les hommages démocratiques ; il se soustrait aux banquets et aux farandoles. Et cependant il est le candidat de la démocratie, tandis que M. Clay, le fils de l’Ouest, qui est tout aussi à l’aise dans un bar-room (cabaret) que dans l’enceinte du sénat, qui sait faire vibrer la fibre du plus grossier farmer, tout comme celle de l’homme le plus cultivé, qui est modeste dans sa mise, et vit, comme il le disait dans un discours sur les traitemens des fonctionnaires, de porc salé et de choux, passe pour un aristocrate.

M. Van Buren, s’il est élu, sera le premier homme du Nord que le Sud aura porté à la présidence. Depuis quarante-huit ans que la constitution est en vigueur, le fauteuil présidentiel n’a été que huit ans occupé par des hommes du Nord, les deux Adams père et fils, les deux seuls présidens qui n’aient fait qu’un terme ; repoussés par le Sud à leur première élection, ils échouèrent par l’opposition du Sud quand ils se présentèrent pour un second terme. Les états du Sud, qui craignent l’intervention du Nord entre les esclaves et les blancs, ont eu soin de multiplier les garanties à leur propre avantage. Ils ont toujours tenu à ce que les états à esclaves fussent en majorité[19], et, par conséquent, dominassent dans le sénat où les états figurent sur le pied d’égalité. Ils ont toujours attaché beaucoup de prix à ce que le président sortît de leur sein. Il est curieux qu’en ce moment, où l’esclavage est plus que jamais l’objet de vives attaques, et où l’Angleterre, en le supprimant dans l’archipel des Antilles, à la porte des états du Sud, cause à ceux-ci de mortelles inquiétudes, ils se départent de la règle qu’ils s’étaient fixée et qu’ils préfèrent M. Van Buren à M. Clay du Kentucky, à M. Calhoun de la Caroline du Sud, à M. White du Tennessée, ou même au général Harrison, qui est Virginien de naissance. M. Van Buren a donné, il est vrai, des gages de son opinion sur l’esclavage ; depuis long-temps il s’est appliqué à rassurer les états du Sud sur toute intention émancipatrice ou abolitioniste qu’on aurait pu lui supposer. Il s’est formellement prononcé contre l’abolition de l’esclavage dans le district fédéral. Il n’y a dans ce district, fort resserré d’ailleurs[20], que six mille esclaves ; mais les états du Sud prétendent que la constitution ne donne pas au congrès le droit de modifier les rapports du maître et de l’esclave dans le district, quoiqu’il soit entendu que le congrès y est souverain absolu. M. Van Buren a été interpellé sur ce point, et, comme il tient aux voix du Sud, il a dû s’expliquer catégoriquement contre le pouvoir constitutionnel du congrès à ce sujet. À une immense majorité, le congrès lui-même, à la session dernière, a voté des résolutions dans ce sens[21]. Sur cette question, un candidat à la présidence n’est pas libre ; il est contraint et forcé de se prononcer contre l’idée d’émancipation, lors même que son cœur serait navré de voir l’esclavage organisé au pied des marches du Capitole. Il n’est pas possible qu’un candidat veuille d’un seul mot mettre contre lui la population entière de quatorze états sur vingt-six. Si nettes, cependant, qu’aient été les explications données par M. Van Buren, il est probable que sa qualité d’homme du Nord, né loin de l’esclavage, aurait été un motif d’exclusion, s’il n’eût été soutenu de l’appui magique du général Jackson.

M. Van Buren est d’ailleurs l’homme le plus propre, peut-être, de toute l’Union, à amortir l’effervescence qui s’est déclarée depuis quelque temps dans l’Union, au sujet de l’esclavage. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, tout autorise à croire que, s’il est élu, ce ne sera point un choix dont on ait plus tard à se repentir.


Michel Chevalier.
  1. Voici comment le colonel Benton rendit compte publiquement de l’engagement qu’il avait eu à soutenir avec son frère contre le général Jackson et ses amis. Je reproduis sa déclaration, tout en avertissant que c’est le dire d’un adversaire ; je la présente bien plus comme un tableau des mœurs des frontières que comme une pièce de conviction contre le général Jackson. Il faut même que le colonel ait reconnu que tous les torts, dans cette affaire, n’étaient pas du côté du général Jackson, car aujourd’hui, dans le sénat des États-Unis dont il est membre, il se montre le plus dévoué partisan de toutes les mesures de l’administration, et le plus ardent admirateur du président.

    « Franklin (Tennessée), 10 septembre 1813.

    « Une mésintelligence, qui existait depuis quelques mois entre le général Jackson et moi, a eu pour résultat, samedi 4 courant, à Nashville, le plus affreux attentat qui se soit vu dans un pays civilisé. En faisant part de cette affaire à mes amis et concitoyens, je me bornerai à citer les faits principaux ; je suis prêt à en établir la vérité en justice.

    « 1o  J’arrivai avec mon frère, Jessé Benton, le matin de l’attentat ; sachant les menaces proférées par le général Jackson, nous descendîmes à un hôtel différent de celui où il était logé.

    « 2o  Le général se rendit avec quelques-uns de ses amis à notre hôtel ; il commença l’attaque en m’ajustant avec un pistolet, sans que j’eusse aucune arme à la main, et s’avança vivement sur moi sans me donner le temps d’en saisir une.

    « 3o  À cette vue, mon frère tira sur le général, lorsque celui-ci n’était plus qu’à huit ou dix pieds de moi.

    « 4o  Quatre coups de pistolet furent alors tirés à la suite l’un de l’autre : l’un par le général Jackson sur moi, deux par moi sur lui, le quatrième par le colonel Coffee sur moi. Dans cette décharge, le général Jackson fut renversé ; je ne fus pas atteint.

    « 5o  On en vint alors aux poignards. Le colonel Coffee et M. Alexandre Donalson se jetèrent sur moi et me firent cinq légères blessures. Le capitaine Hammond et M. Stokely Hays attaquèrent mon frère, qui, affaibli par une blessure grave reçue dans un duel, ne pouvait tenir tête à deux hommes. Ils le renversèrent : le capitaine Hammond lui tenait la tête pour l’empêcher de bouger, et M. Hays essayait de le poignarder. Mon frère fut blessé aux deux bras, parce que, couché sur le dos, il parait les coups avec ses mains nues. Un généreux citoyen de Nashville arracha mon frère de cette situation critique. Avant d’être renversé, mon frère avait voulu décharger un pistolet sur la poitrine de M. Hays, mais le coup n’était pas parti.

    « 6o  Mes pistolets et ceux de mon frère avaient deux balles chacun, notre intention ayant été, si l’on nous obligeait à nous en servir, de ne pas plaisanter. Les coups de pistolet qui furent tirés contre moi le furent de si près, que l’explosion de l’un brilla la manche de mon habit, et l’autre fut ajusté sur ma tête, de la longueur du bras.

    « Le capitaine Carroll devait participer à l’attentat ; mais il était absent avec l’autorisation du général Jackson, comme il l’a prouvé par le certificat du général lui-même.

    « L’attaque eut lieu dans la maison où le juge du district, M. Searcy, était logé, tant nos adversaires ont peu de respect pour les lois et pour leurs ministres. L’autorité civile n’a pas encore évoqué cet horrible méfait.

    « Signé : Thomas Hart Benton,

    « Lieutenant-colonel du 39me d’infanterie. »

  2. Mme Jackson est morte à l’époque où le général fut élu président.
  3. Avant d’être admis au nombre des membres souverains de l’Union, en attendant qu’ils aient la population requise de 60,000 ames, les états sont qualifiés de territoires et soumis à un régime spécial. On les traite alors comme des mineurs qui ne s’appartiennent pas encore.
  4. On appelle bayous, en Louisiane, des bras que le Mississipi, avant d’arriver à son embouchure principale, jette vers la mer et vers les lacs qui communiquent avec elle.
  5. La baie de Barataria est située en Louisiane, à droite du Mississipi ; elle est entourée de marais et de bas-fonds ; elle offrait aux corsaires un refuge impénétrable.
  6. Le nombre de représentans de chaque état dans le congrès est proportionnel à la population fédérative. Le nombre des sénateurs est fixe ; il y en a deux par état. Dans la population fédérative, les esclaves ne comptent que pour trois cinquièmes.
  7. Le cabinet américain se compose de six membres : le secrétaire-d’état, les ministres de la guerre, de la marine et des finances, l’attorney-general et le postmaster-general.
  8. Le président a le droit de véto : il doit le signifier dans les dix jours, si le congrès est encore réuni. Si le bill ainsi renvoyé reçoit le vote des deux tiers de chaque chambre, il acquiert force de loi.
  9. On l’appelle ordinairement bill de M. Clay (M. Clay’s bill).
  10. La qualité de membre du congrès est incompatible avec celle de fonctionnaire. Le général Jackson voulait que l’on ne pût choisir un fonctionnaire parmi les membres du congrès, même sous la condition de renoncement au siége législatif.
  11. Message du 8 décembre 1829.
  12. La Banque des États-Unis tenait autrefois son existence du congrès. Aujourd’hui elle la tient de la législature de Pensylvanie. Ses priviléges sont moins étendus, mais elle a conservé les plus lucratifs, et trouvera le moyen de jouir indirectement des autres.
  13. On assure cependant que dans ces derniers temps, le général, sur la représentation de ses amis, a renoncé à cette guerre d’étiquette. On lui a représenté que ses prétentions, au lieu d’élever le peuple américain, le rabaissaient au niveau des Turcs, et il a eu le bon esprit de se rendre à ces remontrances.
  14. L’existence de cette camarilla a donné naissance à des lettres dont la collection forme l’un des produits les plus curieux et les plus originaux de la littérature américaine. Ce sont les Lettres du major Downing, dont l’auteur est M. Davis, négociant de New-York. Le major Downing est supposé l’un des familiers les plus intimes du président. Il vit dans le palais présidentiel ; il est même le camarade de lit du général. Il reçoit des lettres qui portent cette adresse : Au major Downing, le long (alongside) du général.
  15. C’est le nom de l’habitation présidentielle à Washington.
  16. L’un des axiomes mis à la mode par le parti démocratique sous les auspices du général Jackson, c’est que les fonctions publiques forment le butin du parti victorieux (Spoils of Victory) ; M. Marcy, l’un des amis du général Jackson, a soutenu cette doctrine dans le sénat des États-Unis, dont il était membre.
  17. Ce fut une convention de délégués de plusieurs états de la Nouvelle-Angleterre (nord-est de l’Union) qui, pendant la guerre de 1812 contre l’Angleterre, souleva beaucoup d’obstacles au gouvernement. M. Webster, alors fort jeune, en était membre.
  18. Dans un état de 1,500,000 ames, comme la Pensylvanie, il y a un peu plus de 200,000 votes ; 500,000 suffrages représentent une population d’environ 4,500,000.
  19. Sur vingt-six états, il y en a en ce moment quatorze où l’esclavage est reconnu. Il est vrai que l’un des états à esclaves, celui de Delaware ne l’est presque que théoriquement. Il compte vingt-deux personnes libres pour un esclave.
  20. C’est exactement un carré dont le côté est de quatre lieues. On y compte en tout 40,000 habitans, presque tous renfermés dans les trois villes de Washington, Alexandrie et Georgetown.
  21. Il a même été voté que cette mesure serait injuste et impolitique.