Prévost-Paradol et ses lettres choisies

La bibliothèque libre.
Prévost-Paradol et ses lettres choisies
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 208-219).
PREVOST-PARADOL
ET SES LETTRES CHOISIES

Dans l’attachante étude qu’il a consacrée à Prévost-Paradol, M. Gréard a tracé d’une main amoureuse le portrait d’un homme dont il avait été le camarade d’études, le confident, et plus d’une fois le consolateur. Avec ce portrait, il nous a donné un choix de lettres inédites, où, comme il le dit, l’auteur de la France nouvelle nous apparaît « dans la droiture et la fougue de sa nature passionnée, dans la spirituelle et merveilleuse souplesse de son talent[1]. » M. Gréard nous devait ce livre. Personne n’avait été plus étroitement lié avec le brillant écrivain pour qui la destinée s’est montrée tour à tour si clémente et si dure ; personne n’avait pénétré plus avant dans l’intimité de cet esprit charmant et superbe, à qui il en coûtait de se livrer.

Il avait fait connaissance avec lui sur les bancs de l’école, et dès la première heure il s’était senti attiré vers cet adolescent à la taille élancée, au regard \iî et ardent, qui alliait l’enjouement à une gravité précoce et, quand il lui plaisait, la grâce à l’autorité. Dès la première heure aussi, il avait conquis sa sympathie et sa confiance. Il devint l’ami à qui l’on dit tout, ses joies, ses espérances et ses douleurs. Le jour où l’Académie française décerna le prix d’éloquence à son éloge de Bernardin de Saint-Pierre, Prevost-Paradol écrivait à son cher Ottavio : « Victoire! j’ai le prix tout seul, tu entends, tout seul. Es-tu en état de me faire dîner au Palais-Royal? J’ai douze sous à moi. » Quelques mois auparavant il disait : « Je suis mécontent de moi et de l’univers. J’ai ici un trésor dont j’abuse. C’est Gréard, mon refuge ; je suis toujours pendu à son bras. Je l’étourdis de mes lamentations et de mes châteaux en Espagne, et je ne parviens pas encore à lasser sa patience et son amitié. Nous passons en proverbe à cause de notre sauvagerie croissante et de notre inaltérable intimité. » Cinq jours avant sa mort, il lui écrira de Washington : « Me voilà débarqué et tout enveloppé de tristesse. Que je voudrais t’avoir près de moi, avec ton bon sens pénétrant, délicat et ferme, pour me réconforter doucement ainsi que tu l’as fait tant de fois ! «Que sait-on? Si son cher Ottavio avait été auprès de lui pour l’aider à traverser une de ces heures sombres où l’on songe à se tuer, peut-être le Lafayette, qui l’avait transporté en Amérique, n’eût-il pas, quelques jours plus tard, ramené en France un cercueil.

Parmi les lettres de sa jeunesse, on remarquera celles qu’il adressait à Taine, « cet homme spécial en tous les genres ». Il y expose la philosophie qu’il s’était faite à l’âge de vingt ans et à laquelle il demeura toujours fidèle ; il était de ces jeunes gens qui se hâtent de philosopher, sachant bien que plus tard ils auront autre chose à faire. Taine avait aussi sa doctrine, qui différait sur plus d’un point de celle qu’il a enseignée dans ses livres. « Je t’ai donné Spinoza, écrivait-il à Prevost, tu m’as donné Burdach et Geoffroy Saint-Hilaire. Je t’ai initié à la métaphysique; tu m’as appris la physique et la physiologie. Frères en philosophie, en politique, en littérature, nos deux esprits sont nés ensemble et l’un pour l’autre, et si je te perdais, il me semble que je perdrais tout mon passé. »

Ces deux spinozistes croyaient l’un et l’autre à l’unité du monde, à l’éternelle substance dont nous ne sommes que les accidens et les modes : « Écouter dans un bois les jeunes oiseaux qui chantent, voiries feuilles s’ouvrir au soleil et sentir en même temps dans notre pensée Dieu se réjouir de sa vie et s’enivrer de son éternelle floraison, n’est-ce pas là l’hosannah dont parle l’Évangile, le vrai psaume digne des bienheureux, l’adoration convenable et douce au vrai Dieu, en ce monde et ailleurs, partout où il végète, respire et pense? » Mais, partant du même principe, ils n’arrivaient pas aux mêmes conclusions. L’un voyait dans la nature l’œuvre d’une intelligence inconsciente supérieure à sa création, l’autre considérait l’esprit comme le dernier mot de la nature. Le maître ayant enseigné que la loi naturelle de tout animal comme de toute plante est de conserver et d’étendre son être, il en tirait la conséquence que nos passions, qui nous servent à nous défendre et à nous agrandir, sont divines comme la nature et « aussi légitimes et salutaires que le feu du soleil, le courant de l’eau et la marche des mondes. » Il disait avec Fourier que les attractions sont proportionnelles aux destinées, et que la sagesse consiste à (cultiver ses goûts, en s’interdisant les excès nuisibles aux autres et à nous-mêmes.

Taine lui représentait en vain que sa prétendue morale n’était que la théorie du plaisir. — « Qu’on le veuille ou non, répondait-il, c’est un fait désormais que l’idée du bien-être est souveraine du monde, et que les gouvernemens, qui se croient nés pour la combattre n’ont de chance de succès qu’en la prêchant. » Plus tard il plaidera, contre les puissans qui la méconnaissent, la cause de la dignité humaine et d’une morale publique supérieure au bien-être ; il reprochera au fondateur du saint-simonisme de s’être trop préoccupé du sort matériel des sociétés et d’avoir eu une coupable indifférence pour leur honneur. Mais en ce qui concernait le gouvernement de sa propre vie, il fut jusqu’à la fin un de ces épicuriens raffinés, qui s’appliquent à donner de la grâce à leur vertu et de la distinction à leurs plaisirs, et quelqu’un dira de lui : « Il demeure dans un pauvre petit appartement rue Saint-Georges, aimant, je crois, le luxe et les chevaux, mais aimant mieux encore la dignité et la raison. »

Si les deux amis disputaient sur la morale, ils s’accordaient moins encore dans leur façon d’entendre le bonheur. Taine posait en principe que la plus belle destinée est celle du penseur, qui regarde vivre les autres; que les joies de la science ont des douceurs que rien n’égale ; que rien ne vaut la félicité d’une intelligence solitaire, pour qui les choses d’ici-bas ne sont que des mystères à débrouiller; que l’amour de la vérité est le seul qui ne trompe pas, que comprendre est la vraie manière de posséder, que le vrai souverain du monde est l’homme capable de lui dire ce qu’il est et par quelles lois il se gouverne. Les joies de la pensée étaient pour Prevost-Paradol, quel qu’en fût le prix, des joies grises qu’il faut laisser aux habitans du royaume des ombres. Comme un jeune poulain longtemps captif dans l’écurie, il lui tardait de se mettre au vert, de se jeter dans ce qu’il appelait la grande aventure de la vie. « Oui, s’écriait-il, j’ai mille raisons d’être ambitieux et amoureux de la vie. Je voudrais être puissant, je voudrais être riche, je voudrais être aimé. » On sait quel goût il avait pour Vauvenargues, et que, pour l’admirer davantage, il lui prêtait ses propres idées. Il avait converti ce mort au spinozisme, et Vauvenargues s’était laissé faire ; les morts sont si complaisans ! Mais ce qu’il aimait le plus en lui, c’est que ce noble et généreux moraliste prêche l’action, la met au-dessus de la pensée, et que, comme l’a dit Sainte-Beuve, n’ayant pu être ambitieux pour son compte, il avait été le plus vertueux professeur d’ambition.

Prevost-Paradol entendait joindre la pratique à la théorie, et pour mettre son ambition d’accord avec son spinozisme, il déclarait que désirer le commandement, c’est vouloir s’étendre et reculer les limites de son être, c’est aspirer à vivre hors de soi, à remplir un plus grand espace dans le monde, et que le besoin de subjuguer les volontés rebelles et d’agir par les autres est conforme aux règles de l’ordre moral et aux lois sacrées de la nature. Un jour il découvrira que quiconque aspire à commander doit accepter de dures servitudes; que la vie de l’ambitieux est un chemin semé de chausse-trapes, un voyage où il y a bien des torrens à passer. Mais dans sa jeunesse, il se faisait une idée si vive des joies de l’arrivée, que les chemins les plus âpres lui semblaient aussi doux à fouler que la mousse et le velours, et tout entier à son rêve, il en était possédé, enivré.

Taine lui tenait de longs discours pour le convaincre de son erreur et le ramener au couvent. Il lui reprochait de caresser une chimère, d’oublier à quelles déceptions cruelles, à quels déboires, à quelles ingratitudes s’exposent les ambitieux, et que la vérité seule récompense les hommes de la peine et des tourmens qu’ils se donnent pour la servir. Prévost répliquait que l’amour violent pour la vérité philosophique a, lui aussi, ses déboires et ses dégoûts. « Don Juan avait en lui cet amour pour la femme idéale, il a couru le monde, serrant et brisant de dépit dans ses bras toutes les imparfaites images qu’il croyait un moment aimer, et il est mort, épuisé de fatigue, consumé de son insatiable amour. Qui sait si la vérité absolue, ta chère et pure maîtresse, ne te suivra pas ainsi d’une course légère et éternelle ; si la doctrine que tu serres en ce moment dans tes bras n’est pas une de ces imparfaites images qui ont abusé et reposé un moment l’âme avide de don Juan, et si, comme lui, tu n’arriveras pas à ton dernier jour, sans avoir atteint ton idéal ? Ta vie serait alors perdue, noblement perdue, il est vrai, dans une belle recherche et dans une grande illusion. « Ils parlaient bien l’un et l’autre, tout en désespérant de se convaincre. S’il en faut juger par l’événement, c’est Taine qui avait raison. Il a été l’un des heureux de ce monde, et son seul tort était de ne pas croire assez à son bonheur. Il avait su reconnaître sa vraie destinée. Prevost-Paradol a longtemps cherché la sienne; le jour où se flattant de l’avoir trouvée, il la contempla face à face, elle lui fit horreur et, confus de sa méprise, il se tua.

Était-il vraiment né pour la vie d’action? Y avait-il en lui l’étoffe d’un vrai politique ? Le vrai politique est avant tout un homme d’affaires, et comme les affaires dont il s’occupe concernent d’autres que lui et que ses entreprises peuvent avoir quelque influence sur le sort d’une nation, son premier devoir est de persuader aux foules qu’il travaille pour elles, que ses desseins particuliers s’accordent avec l’intérêt public. Si infatué qu’il soit de lui-même, il se sent très dépendant ; certain que le jour où il serait seul, il ne serait plus rien, il impose à son orgueil tous les sacrifices nécessaires, et il s’arrange pour qu’on ne sente pas la violence qu’il lui fait. Fût-il fermement convaincu que la plupart des êtres pensans, discourans et votans ne savent ni ce qu’ils veulent ni ce qu’ils font, il s’étudie à leur faire croire qu’il les prend au sérieux, il ménage leur amour-propre, il flatte leurs passions et leurs préjugés. Peu lui importe que les hommes lui plaisent ou lui déplaisent, il ne leur demande que de lui être utiles; faisant bon marché de ses goûts et de ses dégoûts, de ses préférences et de ses antipathies, il réserve ses attentions, ses empressemens pour les grands ou les petits qui peuvent lui être bons à quelque chose. Il connaît la vie, il sait qu’un jour peut-être l’occasion se présentera où quelques voix lui manquant pour obtenir ou pour conserver le pouvoir, la voix d’un sot sera son salut.

Dès sa première jeunesse, Prevost-Paradol eut un vif sentiment de sa supériorité, et il prenait plaisir à la faire sentir aux autres. Se livrant à ses amis, sa réserve hautaine tenait à distance les ennuyeux et les médiocres; c’était une maison fermée, où l’on n’entrait que muni d’une carte d’invitation en forme, et les invités étaient rares. Nombre de ses camarades l’accusaient d’être insociable, sans se douter que son commerce intime était d’un charme extrême. M. Gréard nous raconte qu’à l’École normale, il ne frayait guère qu’avec l’élite, qu’on eut toujours de la peine à l’entraîner dans les communes réunions, qu’il était sans cesse occupé à se garder, qu’il adorait la lecture, la controverse à deux, mais seulement à deux, que lorsque, dans une salle d’étude ou de conférence, il était maître de choisir sa place, il la prenait au bout d’une table, près du mur, afin de n’avoir qu’un voisin. Un jour que son grand et sage ami lui faisait remarquer qu’on n’agit sur les hommes qu’en se mêlant à eux : « Ah ! répondit-il avec un éclair dans les yeux, je ne gouvernerai jamais que par la parole, mais je gouvernerai de haut. » C’était condamner son ambition. On ne gouverne pas les hommes de haut; il est des cas où il faut leur parler de très près et il y a des choses qu’il faut leur dire à l’oreille, autrement ils n’entendent pas. Il n’a jamais eu les fausses modesties, les hypocrisies d’amour-propre qui conviennent aux politiques. Il était né dédaigneux; c’est le genre d’orgueil le plus agressif, celui qui nous isole le plus et qu’on nous pardonne le moins.

Non seulement il dédaignait trop de choses et trop de gens, il y avait en lui un fond de réflexion chagrine et sceptique, qui l’empêchait de se donner tout entier à ce qu’il faisait. Le vrai politique s’intéresse passionnément à ses entreprises, il croit à son idée, il croit à sa mission, il a la foi du charbonnier, les candeurs et les certitudes obstinées d’un cœur vraiment épris. Telle est la puissance de l’amour sur cette terre, il est le secret de tous les grands succès. Les hommes qui ont fait de grandes choses, les hommes qui ont agité, remué, changé le monde, étaient tous de la race des grands amoureux, avides et fiers de souffrir pour ce qu’ils aiment. Prevost-Paradol n’était pas amoureux. Il disait lui-même que toute sorte de joug et de gêne lui était insupportable. En coûte-t-il de se gêner quand on aime? Il n’a jamais connu que les passions de tête, les fièvres de l’esprit, qui sont des fureurs froides.

M. Charles de Rémusat me disait un jour que les hommes d’État dignes de ce nom sont à la fois les plus passionnés et les plus indifférens des hommes. Il voulait dire par là que les grands politiques sont tout feu pour leurs idées et leurs projets, mais qu’ils n’apportent aucune passion dans le choix de leurs instrumens et de leurs moyens. L’indifférence de Prevost-Paradol avait un tout autre caractère. Après s’être échauffé, il se refroidissait subitement; à de certaines heures, il l’a confessé lui-même, il prenait ses rêves en pitié, et cet ambitieux ne pouvait se regarder sans rire. Il se connaissait bien : — « Mes travaux, mes actions, mes désirs, écrivait-il, sont des voyages ; l’indifférence est ma patrie. » Ce qu’il avait dit à vingt ans, lorsqu’il philosophait, il le répétera jusqu’à sa mort : « La vie est un néant, nos plaisirs et nos douleurs sont d’imperceptibles mouvemens dans une goutte d’eau, et le tout ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe... La conviction du néant de nos individualités, la pensée de l’infini auquel nous aspirons tous et qui nous avalera tout à l’heure, c’est le suave mari magno. »

Il savait qu’il était condamné « à désirer ardemment quelque chose, jusqu’à ce que sa petite lampe fût éteinte et son rideau tiré, » et après avoir savouré les plaisirs de l’ivresse, il goûtait les joies amères du dégrisement. — « Pauvres créatures que nous sommes, comme un coup de vent nous change ! Qu’avons-nous donc de stable en nous et à quoi nous attacher? Mais pour être philosophe, il faut adorer nos variations mêmes, qui sont dans l’ordre de la nature comme les mouvemens de la mer et comme les changemens du temps. Qu’il est bon d’avoir conscience de soi et de contempler avec clarté, du haut de sa raison, notre déraison elle-même et l’inconstance aveugle de nos sentimens ! Figure-toi la Terre ayant conscience des saisons et se résignant à l’hiver, comme Cérès à l’absence de Proserpine. » Ce sont là des récréations permises au philosophe, mais que le politique doit s’interdire, sous peine de perdre tout son crédit. Vous aurez beau démontrer aux hommes que vos variations sont dans l’ordre de la nature, ce qu’ils demandent avant tout à ceux qui aspirent à les gouverner, c’est d’être sûrs d’eux-mêmes, et il leur paraît moins dur d’obéir à un tyran qu’à un sceptique, qui, après avoir sollicité les suffrages de ses électeurs, contemple superbement ces insectes du haut de sa raison.

Les défauts de Prevost-Paradol autant que la supériorité de son esprit le rendaient impropre au métier pour lequel il se croyait né ; mais il faut convenir, pour être tout à fait juste, que s’il échoua dans ses campagnes électorales, les circonstances furent pour quelque chose dans l’insuccès de ce spirituel et éloquent publiciste, qui rêvait de devenir un homme d’action. Sainte-Beuve a dit de lui qu’il avait mal choisi son heure pour venir au monde ; que s’il était né trente ans plus tôt, on l’aurait vu sous la Restauration professeur en Sorbonne applaudi et destitué, sous la monarchie de Juillet, membre autorisé du conseil d’État et du conseil de l’instruction publique, puis brillant député, cherchant sa voie entre M. Thiers et M. Guizot, et bientôt peut-être sous-secrétaire d’État. Ce qui me parait certain, c’est qu’il avait raison de regretter le régime du suffrage restreint, que, n’ayant rien du tribun, il y avait incompatibilité d’humeur entre le suffrage universel et ce doctrinaire impénitent.

Il détestait la démocratie plus encore qu’il ne l’a dit. A ses yeux le premier mérite du gouvernement constitutionnel, tel qu’il le comprenait, était de servir de rempart contre l’omnipotence du nombre et de garantir les libertés publiques contre la tyrannie d’en bas. Il déclarait que de lord Byron et de M. Thiers au prolétaire, qui n’est qu’un esclave affranchi, il y a une lente et continuelle dégradation de l’espèce, que le dernier est plus près de la brute que de l’idéal humain. Il s’indignait à la pensée « qu’une masse d’êtres inférieurs » lui faisait la loi, lui imposait sa volonté ; que, ne pouvant s’élever jusqu’à lui, elle l’abaissait jusqu’à elle; que, n’ayant pas ses besoins, elle le privait de ses jouissances; que, n’ayant pas ses facultés, elle lui en interdisait l’exercice : « Et je laisserais se faire patiemment cette mutilation de ma nature par ces Procustes hébétés ! Non, pas plus que je ne laisserais ronger mes livres par les rats, qui, innocemment aussi, ne les trouvent bons qu’à être rongés ; pas plus que je ne laisserais casser mes lunettes par un aveugle, mon peigne par notre camarade X***, qui s’en passe, ou mon pot à eau par X***, qui n’en a pas besoin. »

A deux reprises cependant il essaya de conquérir les bonnes grâces de ce souverain juge qu’il méprisait. Candidat au Corps législatif en 1863, à Paris et à Périgueux, il échoua dans les deux collèges. En 1869, à Nantes il tenta de nouveau la fortune, et une fois encore, il perdit la partie. Il y avait dans ces campagnes désespérées quelque chose qui aiguisait son courage, il combattait comme un lion. Il avait du sang-froid et le don de la parole. Dans les réunions les plus bruyantes, au milieu d’un tapage d’enfer, il attendait impassible, les bras croisés, qu’on lui permit d’ouvrir la bouche ; puis, la colère le prenant, il commençait « si haut et si clair » qu’il fallait bien l’écouter : « J’ai été vraiment éloquent, parce que j’ai été dur et insolent pour des adversaires que je croyais voir en face, et que j’avais un plaisir extrême à mettre en déroute. » Il se contentait de peu; on chagrine ses adversaires en leur disant leur fait, on les chagrine bien davantage en se faisant élire à leur barbe.

Il faisait ses tournées à cheval, nous dit-on, une rose à la boutonnière, le sourire aux lèvres. On l’eût pris pour un grand seigneur visitant ses terres ; mais s’il plaisait aux gens d’esprit, il ne savait pas trouver les mots et les formules qui subjuguent les foules, et il écrivait à M. Ludovic Halévy : « Pour quelques bons Français éclairés et honnêtes dont la vue réjouit le cœur, combien de vilaines gens et surtout d’imbéciles! La bêtise est maîtresse du monde. » Les vrais politiques, comme je l’ai dit, prennent facilement leur parti de l’existence des imbéciles. Le poète grec disait qu’il ne faut pas gouverner pour les coquins, mais qu’on ne peut gouverner sans eux. Les vrais politiques ne gouvernent pas pour les bêtes, mais ils ne sauraient se passer de leur bénigne assistance, et ils s’arrangent pour leur parler une langue qu’elles ne comprennent pas, mais qu’elles croient comprendre. Quand M. de Bismarck prononça son fameux mot : « Nous n’irons pas à Canossa !» — il devint en un instant le plus populaire des hommes d’État. Tous les imbéciles d’Allemagne avaient tressailli de joie, ils se flattaient d’avoir compris.

Prevost-Paradol s’était refusé résolument à comprendre le 2 décembre, et quoique Spinoza, son maître, lui eût appris qu’au lieu de s’indigner des accidens qui nous déplaisent, il est préférable de se les expliquer, sa philosophie fut prise au dépourvu. Il aurait cru déchoir en reconnaissant que tout est explicable, même les coups d’Etat, et que les imbéciles avaient peut-être leurs raisons pour se réconcilier avec l’événement. Le roi Léopold disait de Napoléon III : « Il durerait à jamais, s’il consentait à ne rien faire. » S’il s’est perdu, c’est qu’il a trop entrepris, et ce n’est point par sa politique intérieure qu’a péri celui que Prevost-Paradol appelait « un piètre illuminé ». L’empire était la forme autocratique de la démocratie, et Prevost ne savait ce qu’il détestait le plus de la démocratie ou de la dictature. Il résumait sa pensée en disant : « Les ilotes ont pris Lacédémone. » L’horreur de ce régime, qui blessait ses préjugés autant que ses principes, lui était entrée dans le cœur et dans le sang. Quand il définissait le gouvernement parlementaire tout établissement politique où les assemblées ont la haute main sur les affaires du pays, il entendait que ces assemblées fussent composées de telle façon qu’elles assurassent le règne des optimates. C’était se mettre en guerre avec les temps nouveaux et, faute d’espérances, se condamner à n’avoir plus d’autre passion qu’une haine implacable, jointe à l’amer regret de ce qui n’était plus et ne pouvait plus être.

La haine a ses plaisirs ; Prevost-Paradol en a connu les délices. Personne n’a su mieux que lui donner des coups de griffe à un gouvernement détesté ; personne n’a porté plus loin l’art des allusions, des sous-entendus perfides, des insinuations scélérates, l’art de tout dire en ne disant rien et de tout se permettre sans se laisser prendre. Il sentait lui-même combien un régime de liberté très restreinte était propice à son talent : « Quelle volupté décompter et de peser ses mots, d’enfoncer délicatement l’aiguille, d’ajuster ces brigands à coup posé! Vive l’oppression pour donner toutes ses ressources et tout son prix à la pensée, pour nous instruire à la force contenue, aux nuances savantes, au style laconique et acéré ! Que ce silence général est favorable ! les braillards se taisent; il faut une voix métallique, dure, vibrante, pleine d’intonations fines et mordantes : plus de chanteurs de rue, place aux artistes! » On ne s’est jamais si bien défini ni si bien loué. Quel serait aujourd’hui le sort de cet admirable virtuose ? Réussirait-il à enfler sa voix? Les braillards et les chanteurs de rue lui causeraient de grands chagrins. Il écrivait à Sainte-Beuve, en 1860, que ne sachant parler qu’à demi-voix, le jour où tout le monde crierait, on ne l’entendrait plus.

Ce genre d’éloquence discrète a ses dangers. Il n’est vraiment apprécié et goûté que dans les salons, et les salons sont des endroits où selon les cas l’esprit se forme ou se déforme, s’aiguise ou s’émousse, s’affine ou se rapetisse. Prevost-Paradol y passait une notable partie de sa vie, car on hante volontiers les gens qui vous louent. On l’y fêtait, on l’y choyait, on lui prodiguait les adulations et les chatteries. Il buvait à petits coups ce délicieux poison, mais il se reprochait parfois d’y prendre trop de goût. S’il aimait beaucoup le monde, il s’en défiait un peu et se gardait d’être sa dupe. Cet homme si avisé savait combien il est inconstant dans ses affections, intéressé dans ses enthousiasmes, fallacieux dans ses promesses, exigeant avec ses idoles et prompt à s’en lasser, à quel prix il faut acheter ses faveurs, par quelles complaisances, par quels assujettissemens volontaires on mérite ses caresses et ses sourires. Comme la fortune, le monde vend ce qu’on croit qu’il donne, et certains marchés sont aussi funestes au talent qu’au caractère.

Les vieux partis, dont Prevost-Paradol était l’enfant gâté, auraient voulu qu’il se donnât à eux sans réserve, qu’il adoptât toutes leurs croyances, tous leurs principes, tous leurs mots d’ordre. Il entendait ne sacrifier à personne la liberté de ses opinions ; et dans l’intimité des commerces comme dans les dissipations du monde, il y avait au fond de son cœur une solitude où habitait le Dieu de sa jeunesse, le Dieu de Spinoza. « Si c’est un plaisir, écrivait-il, que de dire la vérité à ceux qu’on n’aime point, pour goûter ce plaisir sans remords, il faut avoir aussi le courage, autrement difficile, de dire la vérité, telle qu’on la voit, à ceux qu’on vénère et qu’on aime. » Il a gardé jusqu’au bout sa probité d’esprit, sa fidélité à ses idées. Pour satisfaire ses amis et ses prôneurs, il aurait dû se résoudre à n’être plus content de lui-même, et c’est à lui-même qu’il se souciait surtout de plaire.

Mais devait-il se résigner à ne jamais remplir sa destinée, à écrire éternellement sur la politique sans jamais en faire ? C’était trop lui demander. Il y a des désirs vivaces qui ressemblent à ces branches gourmandes qu’on coupe ou brûle en vain, elles repoussent sans cesse et c’est là que monte la sève. Il n’avait pu forcer l’entrée du Corps législatif ; il devait renoncer aux succès de tribune et à se faire une des premières places parmi les chefs de l’opposition militante, qui étaient, à la vérité, des généraux sans soldats. Le suffrage universel lui avait tenu rigueur, il désespérait de le fléchir. Désormais il n’avait plus qu’un parti à prendre ; il fallait s’adresser au prince qu’il avait si vivement attaqué et lui dire : « Oubliez tout le mal que j’ai dit de vous, appelez-moi dans vos conseils, et je vous servirai fidèlement. » Il était certain d’avance de l’accueil qui lui serait fait. Lorsque, au lendemain de sa réception à l’Académie, il avait été présenté à l’empereur par M. Guizot, Napoléon III lui avait dit : « Je regrette qu’un écrivain si distingué ne soit pas de nos amis. » Il savait que la conversion d’un seul pécheur causait plus de joie aux Tuileries que la persévérance d’un grand nombre de justes ; que le souverain avait de tendres complaisances pour les ralliés, qu’il allait au-devant de leurs désirs, que son ironie comme sa générosité y trouvait son compte.

Prevost-Paradol avait le droit de se dire qu’au surplus, en se prêtant à « l’essai loyal », il n’abjurait aucun de ses principes, que l’empereur converti subitement aux idées libérales était un maître qu’il pouvait servir sans se déshonorer. Aussi bien tout le monde se ralliait. Fallait-il bouder éternellement et se contenter à jamais du maigre plaisir qu’on peut éprouver à se savoir applaudi « par quelque cinq cents personnes » ? Il sentait cependant la gravité de sa démarche. Il n’en est pas de plus grave pour un homme d’honneur que de se réconcilier du jour au lendemain avec un ennemi puissant. Cela fournit une riche matière à la médisance des jaloux et des gloseurs. M. Gréard prétend qu’après tout Prevost-Paradol n’avait jamais été « un irréconciliable ». Comment donc faut-il haïr pour mériter le nom d’irréconciliable ennemi ? À la haine pour le régime il avait joint le mépris pour l’homme et mêlé parfois les injures aux épigrammes. Il est dur de solliciter les grâces d’un souverain qu’on a traité de palefrenier.

Mais il est des tentations et des entraînemens auxquels on ne résiste pas, des dégoûts plus forts que tout scrupule et des maladies de la volonté qu’il faut guérir à tout prix. Cet incomparable journaliste en avait assez de son métier de politique consultant. Il avait pris son écritoire en horreur, et il disait lui-même que sa plume lui pesait, qu’il ne pouvait plus la sentir entre’ ses doigts sans éprouver littéralement des nausées. « Nous revenions ensemble, lui et moi, d’une séance de la commission de décentralisation, a raconté M. Maxime Du Camp, nous étions dans la grande allée centrale des Tuileries, d’où l’on découvre le palais, et je lui dis : « Quel est votre rêve? » Il s’arrêta et me montrant le pavillon de l’Horloge, il répliqua, avec une sorte d’exaltation que je ne lui connaissais pas : « Le maître de la France est là; eh bien! je voudrais être le maître de ce maître. « 

Il y a commencement à tout. On lui offrit un poste diplomatique, une mission à Washington; il accepta. Le 12 juin 1870, il était nommé, et quelques jours après, on le recevait en audience de départ. Une lettre de Gambetta avait paru le matin. — « C’est la République prochaine, dit l’empereur. — Que voulez-vous, sire! Il y a là trois ou quatre gouvernemens qui attendent, le chapeau à la main, la grande faute qui leur permettra d’entrer. » Ce qui le frappa surtout, c’est que Napoléon III avait sur sa table la France nouvelle, et qu’il déclarait vouloir la paix : « Nous ne pouvons affronter la guerre que les mains pleines d’alliances. « Son dernier mot fut ; « Terminez l’affaire des tarifs, et revenez prendre votre place dans le gouvernement. » Ce rallié de la dernière heure n’ignorait pas les jugemens rigoureux que portaient sur sa palinodie des hommes à grands principes qui, moins heureux que lui, avaient tendu la main et n’avaient rien reçu. Il engageait ses amis à ne point s’émouvoir des niaiseries qui se débitaient à son sujet : « Ces choses-là ont bien peu d’importance. Le temps est un galant homme qui rend justice à tout le monde. Ceux qui crient le plus haut comprendront mieux un jour... Je tâcherai, disait-il encore, pour me revancher de leur mauvaise volonté, de faire que tout aille assez bien pour qu’ils en entendent parler. » L’occasion s’était offerte à lui de donner sa mesure ; il l’avait saisie au vol. Mais en débarquant en Amérique, il y trouva un télégramme annonçant que la guerre entre la France et la Prusse éclaterait avant peu. Il lui vint aussitôt de sinistres pressentimens, et il eut comme une vision de Sedan.

« On a cherché à sa mort, dit M. Gréard, des explications diverses : l’accueil réservé des Américains, la froideur presque malveillante du personnel de la légation française, les difficultés auxquelles se heurta dès l’abord son inexpérience diplomatique pour le règlement de la neutralité, une insolation, un jeûne prolongé, un trouble dans la circulation du sang, dont les premières atteintes s’étaient manifestées l’hiver précédent. » Le mal était plus profond et plus ancien. L’homme qui se tue fait une telle violence à la nature humaine que cet acte de folie raisonné doit avoir été préparé de loin ou par des fatalités ataviques ou par des troubles cérébraux, ou par le retour fréquent, obstiné de certaines pensées, qui prennent tant d’empire sur l’esprit qu’il ne songe plus à les discuter. Prevost-Paradol se plaisait à discourir sur le néant de toutes choses ; il semble qu’il ait passé sa vie à s’apprivoiser et à faire amitié avec la mort. — « Quelle vie splendide que celle de Dieu-Océan, toujours nouveau et toujours éblouissant! Quand ma petite vague sera-t-elle submergée? Voici quelques milliers de secondes qu’elle élève sa petite tête écumante au soleil. » C’est une joie pour une petite vague, dégoûtée d’elle-même, de sa course folle et du soleil, de se replonger à jamais dans la nuit de l’insondable abîme.

Nombre d’hommes prédisposés au suicide ne se sont point tués ; ils n’avaient pas passé par une de ces crises terribles et décisives, où le fond de l’âme se révèle. M. Thiers avait dit de Prevost-Paradol : « Il est parti pour l’Amérique content, mais pas fier. » À cette heure, il n’était ni fier ni content. Dans une nouvelle intitulée : Mon ami Hermann, il avait raconté jadis la fantastique histoire d’un étudiant allemand fort honnête et bien doué, à qui tout le monde prédisait le plus brillant avenir. Ce jeune savant avait ceci de singulier qu’il s’endormait tous les jours au coucher du soleil et ne se réveillait qu’au matin, avec un sentiment d’indicible tristesse. Pendant la nuit, son âme l’avait quitté, elle était aux antipodes, en Australie, où elle habitait le corps d’un aventurier destiné à mal finir. Comme Hermann, Prevost-Paradol avait une âme à deux fins, qui se mettait tour à tour au service de deux maîtres fort différens l’un de l’autre. Le premier était un adolescent, qui devait conserver jusqu’à sa quarantième année la jeunesse du désir, la fraîcheur de ses espérances et le don de l’illusion. Le second était un juge à barbe grise, rigoureux jusqu’à la cruauté et d’une incorruptible clairvoyance.

C’est à ce juge inexorable qu’il faut imputer le suicide de cet imprudent. Après avoir examiné son cas, il lui signifia brutalement que, sans forfaire à l’honneur, on expose quelquefois sa fierté à de fâcheuses aventures; que certaines actions équivoques ont besoin d’être justifiées et ne sauraient se légitimer que par le succès, qu’il y avait désormais dans sa vie quelque chose qui ne pouvait s’expliquer, une défaillance sans excuse. Sa situation était celle d’un homme qui, ayant épousé pour sa dot une femme qu’il n’aimait pas et qu’il estimait peu, apprend dès le lendemain de son mariage qu’elle a engagé sa fortune dans une spéculation malheureuse. Prevost-Paradol avait cru, en violentant ses inclinations, se donner à un souverain habile et heureux ; il avait épousé une irréparable infortune. Il rougissait de son erreur, il se sentait compromis et ridicule, et le juge au cœur dur lui criait jour et nuit : Plutôt mourir !

A quoi nous sert notre fierté ? A compliquer, à embarrasser notre vie. Et cependant, pour peu qu’il nous en coûte de nous mépriser, elle a tant de prix à nos yeux qu’en la perdant nous croyons tout perdre, et qu’il nous semble que nous n’existons plus. L’homme qui avait vendu son ombre s’avisa trop tard qu’il y a des biens inutiles dont on ne saurait se passer.


G. VALBERT.

  1. Prévost-Paradol, étude suivie d’un choix de lettres; Paris, 1894, librairie Hachette.