Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/Portia

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Premières Poésies (1829-1835)Charpentier (p. 69-86).


PORTIA


Qu’est le hasard ? — C’est le marbre qui reçoit la vie des mains du statuaire. La Providence donne le hasard.
Schiller


I


Les premières clartés du jour avaient rougi
L’Orient, quand le comte Onorio Luigi
Rentra du bal masqué. — Fatigue ou nonchalance,
La comtesse à son bras s’appuyait en silence,
Et d’une main distraite écartait ses cheveux,
Qui tombaient en désordre, et voilaient ses beaux yeux.
Elle s’alla jeter, en entrant dans la chambre,
Sur le bord de son lit. — On était en décembre,
Et déjà l’air glacé des longs soirs de janvier
Soulevait par instant la cendre du foyer.
Luigi n’approcha pas toutefois de la flamme
Qui l’éclairait de loin. — Il regardait sa femme ;
Une idée incertaine et terrible semblait
Flotter dans son esprit, que le sommeil troublait.
— Le comte commençait à vieillir. — Son visage
Paraissait cependant se ressentir de l’âge
Moins que des passions qui l’avaient agité.

C’était un Florentin ; jeune, il avait été
Ce qu’on appelle à Rome un coureur d’aventure.
Débauché par ennui, mais triste par nature,
Voyant venir le temps, il s’était marié ;
Si bien qu’ayant tout su, n’ayant rien oublié, —
Pourquoi ne pas le dire ? il était jaloux. — L’homme
Qui vit sans jalousie, en ce bas monde, est comme
Celui qui dort sans lampe : il peut sentir le bras
Qui vient pour le frapper, mais il ne le voit pas.

Pour le palais Luigi, la porte en était libre.
Le comte eût mis en quatre et jeté dans le Tibre
Quiconque aurait osé toucher sa femme au pied ;
Car nul pouvoir humain, quand il avait prié,
Ne l’eût fait d’un instant différer ses vengeances.
Il avait acheté du ciel ses indulgences,
On le disait du moins. — Qui dans Rome eût pensé
Qu’un tel homme pût être impunément blessé ?
Mariée à quinze ans, noble, riche, adorée,
De tous les biens du monde à loisir entourée,
N’ayant dès le berceau connu qu’une amitié,
Sa femme ne l’avait jamais remercié ;
Mais quel soupçon pouvait l’atteindre ? et qu’était-elle,
Sinon la plus loyale et la moins infidèle
Des épouses ? —

Des épouses ? — Luigi s’était levé. Longtemps
Il parut réfléchir en marchant à pas lents.
Enfin, s’arrêtant court : « Portia, vous êtes lasse,
Dit-il, car vous dormez tout debout. — Moi, de grâce ?
Prit-elle en rougissant ; oui, j’ai beaucoup dansé.
Je me sens défaillir malgré moi. — Je ne sais,
Reprit Onorio, quel était ce jeune homme

En manteau noir ; il est depuis deux jours à Rome.
Vous a-t-il adressé la parole ? — De qui
Parlez-vous, mon ami, dit Portia. — De celui
Qui se tenait debout à souper, ce me semble,
Derrière vous ; j’ai cru vous voir parler ensemble.
Vous a-t-on dit quel est son nom ? — Je n’en sais rien
Plus que vous, dit Portia ; — Je l’ai trouvé très-bien,
Dit Luigi, n’est-ce pas ? Et gageons qu’à cette heure
Il n’est pas comme vous défaillant, que je meure !
Joyeux plutôt. — Joyeux ! sans doute ; et d’où vous vient,
S’il vous plaît, ce dessein d’en parler qui vous tient ?
— Et, prit Onorio, d’où ce dessein contraire,
Lorsque j’en viens parler, de vous en vouloir taire ?
Le propos en est-il étrange ? Assurément
Plus d’un méchant parieur le tient en ce moment.
Rien n’est plus curieux ni plus gai, sur mon âme,
Qu’un manteau noir au bal. — Mon ami, dit la dame,
Le soleil va venir tout à l’heure : pourquoi
Demeurez-vous ainsi ? Venez auprès de moi.
— J’y viens, et c’est le temps, vrai Dieu, que l’on achève
De quitter son habit quand le soleil se lève !
Dormez si vous voulez, mais tenez pour certain
Que je n’ai pas sommeil quand il est si matin.

— Quoi ! me laisser ainsi toute seule ? J’espère
Que non, — n’ayant rien fait, seigneur, pour vous déplaire.

— Madame, dit Luigi s’avançant quatre pas, —
Et comme hors du lit pendait un de ses bras,
De même que l’on voit d’une coupe approchée
Se saisir ardemment une lèvre séchée,
Ainsi vous l’auriez vu sur ce bras endormi
Mettre un baiser brûlant, puis, tremblant à demi :

— Tu ne le connais pas, ô jeune Vénitienne !
Ce poison florentin, qui consume une veine,
La dévoue, et ne veut qu’un mot pour arracher
D’un cœur d’homme dix ans de joie, et dessécher,
Comme un marais impur, ce premier bien de l’âme
Qui fait l’amour d’un homme et l’honneur d’une femme !
Mal sans fin, sans remède, affreux, que j’ai sucé
Dans le lait de ma mère, et qui rend insensé.
— Quel mal ? dit Portia.

Quel mal ? dit Portia.— C’est quand on dit d’un homme
Qu’il est jaloux. Ceux-là, c’est ainsi qu’on les nomme.
— Maria, dit l’enfant, est-ce de moi, mon Dieu !
Que vous seriez jaloux ?


Que vous seriez jaloux ?— Moi, madame ! à quel lieu ?
Jaloux ? vous l’ai-je dit ? sur la foi de mon âme,
Aucunement. Jaloux ! pourquoi donc ? Non, madame,
Je ne suis pas jaloux ; allez, donnez en paix. »

Comme il s’éloignait d’elle à ce discours, après
Qu’il se fut au balcon accoudé d’un air sombre
(Et le croissant déjà pâlissant avec l’ombre),
En regardant sa femme il vit qu’elle fermait
Ses bras sur sa poitrine, et qu’elle s’endormait.

Qui ne sait que la nuit a des puissances telles,
Que les femmes y sont, comme les fleurs, plus belles,
Et que tout vent du soir qui les peut effleurer
Leur enlève un parfum plus doux à respirer ?
Ce fut pourquoi, nul bruit ne frappant son ouïe,
Luigi, qui l’admirait si fraîche épanouie,
Si tranquille, si pure, œil mourant, front penché,

Ainsi qu’un jeune faon dans les hauts blés couché,
Sentit ceci, — qu’au front d’une femme endormie,
Il n’est âme si rude et si bien affermie
Qui ne trouve de quoi voir son plus dur chagrin
Se fondre comme au feu d’une flamme l’airain.
Car à qui s’en fier, mon Dieu, si la nature
Nous fait voir à sa face une telle imposture,
Qu’il faille séparer la créature en deux,
Et défendre son cœur de l’amour de ses yeux !

Cependant que, debout dans son antique salle,
Le Toscan sous sa lampe inclinait son front pâle,
Au pied de son balcon il crut entendre, au long
Du mur, une voix d’homme avec un violon.
Sur quoi, s’étant sans bruit avancé sous la barre,
Il vit distinctement deux porteurs de guitare, —
L’un inconnu ; — pour l’autre, il n’en pouvait douter,
C’était son manteau noir ; — il le voulut guetter.
Pourtant rien ne trahit ce qu’en sentit son âme,
Sinon qu’il mit la main lentement à sa lame,
Comme pour éprouver, la tirant à demi,
Qu’ayant là deux rivaux, il avait un ami. —

Tout se taisait. Il prit le temps de reconnaître
Les traits du cavalier ; puis, fermant sa fenêtre
Sans bruit et sans que rien sur ses traits eût changé,
Il vit si dans le lit sa femme avait bougé.
— Elle était immobile, et la nuit défaillante
La découvrait au jour plus belle et plus riante.
Donc notre Florentin, ayant dit ses avés
Du soir, se mit au lit. — Frère, si vous avez
Par le monde jamais vu quelqu’un de Florence,
Et de son sang en lui pris quelque expérience,

Vous savez que la haine en ce pays n’est pas
Un géant comme ici fier et levant le bras ;
C’est une empoisonneuse en silence accroupie
Au revers d’un fossé, qui de loin vous épie,
Boiteuse, retenant son souffle avec sa voix,
Et, crainte de faillir, s’y prenant à deux fois.


II


L’église était déserte, et les flambeaux funèbres
Croisaient en chancelant leurs feux dans les ténèbres,
Quand le jeune étranger s’arrêta sur le seuil.
Sa main n’écarta pas son long manteau de deuil
Pour puiser l’eau bénite au bord de l’urne sainte.
Il entra sans respect dans la divine enceinte ;
Mais aussi sans mépris. — Quelques religieux
Priaient bas, et le chœur était silencieux.
Les orgues se taisaient, les lampes immobiles
Semblaient dormir en paix sous les voûtes tranquilles ;
Un écho prolongé répétait chaque pas.
Solitudes de Dieu, qui ne vous connaît pas ?
Dômes mystérieux, solennité sacrée,
Quelle âme, en vous voyant, est jamais demeurée
Sans doute ou sans terreur ? — Toutefois, devant vous
L’inconnu ne baissa le front ni les genoux.
Il restait en silence et comme dans l’attente.
— L’heure sonna. — Ce fut une femme tremblante
De vieillesse sans doute, ou de froid (car la nuit
Était froide), qui vint à lui. « Le temps s’enfuit,
Dit-il, entendez-vous le coq chanter ? La rue
Paraît déserte encore, mais l’ombre diminue ;
Marchez donc devant moi. » — La vieille répliqua :

« Voici la clef ; allez jusqu’à ce mur, c’est là
Qu’on vous attend ; allez vite, et faites en sorte
Qu’on vous voie. — Merci, » dit l’étranger. — La porte
Retomba lentement derrière lui. « Le ciel
Les garde ! » dit la vieille en marchant à l’autel.

Où donc, noble jeune homme, à cette heure où les ombres
Sous les pieds du passant tendent leurs voiles sombres,
Où donc vas-tu si vite ? et pourquoi ton coursier
Fait-il jaillir le feu de l’étrier d’acier ?
Ta dague bat tes flancs, et ta tempe ruisselle ;
Jeune homme, où donc vas-tu ? qui te pousse ou t’appelle ?
Pourquoi comme un fuyard sur l’arçon te courber ?
Frère, la terre est grise, et l’on y peut tomber.
Pourtant ton serviteur fidèle, hors d’haleine,
Voit de loin ton panache, et peut le suivre à peine.
Que Dieu soit avec toi, frère, si c’est l’amour
Qui t’a dans l’ombre ainsi fait devancer le jour !
L’amour sait tout franchir, et bienheureux qui laisse
La sueur de son front aux pieds de sa maîtresse !
Nulle crainte en ton cœur, nul souci du danger.
Va ! — Et ce qui t’attend là-bas, jeune étranger,
Que ce soit une main à la tienne tendue,
Que ce soit un poignard au tournant d’une rue,
Qu’importe ? — Va toujours, frère, Dieu seul est grand !

Mais, près de ce palais, pourquoi ton œil errant
Cherche-t-il donc à voir et comme à reconnaître
Ce kiosque, à la nuit close entr’ouvrant sa fenêtre ?
Tes vœux sont-ils si haut et si loin avancés ?
Jeune homme, songes-y ; ce réduit, tu le sais,
Se tient plus invisible à l’œil que la pensée
Dans le cœur de son maître, inconnue et glacée.

Pourtant au pied du mur, sous les arbres caché,
Comme un chasseur, l’oreille au guet, tu t’es penché.
D’où partent ces accents ? et quelle voix s’élève
Entre ces barreaux, douce et faible comme un rêve ?

« Dalti, mon cher trésor, mon amour ! est-ce toi ?
— Portia, flambeau du ciel, Portia, ta main ! c’est moi. »

Rien de plus. — Et déjà sur l’échelle de soie
Une main l’attirait, palpitante de joie ;
Déjà deux bras ardents, de baisers enchaîné,
L’avaient comme une proie à l’alcôve traîné.

Ô vieillards décrépits ! têtes chauves et nues !
Cœurs brisés dont le temps ferme les avenues !
Centenaires voûtés ! spectres à chef branlant,
Qui, pâles au soleil, cheminez d’un pied lent,
C’est vous qu’ici j’invoque et prends en témoignage,
Vous n’avez pas toujours été sans vie, et l’âge
N’a pas toujours plié de ses mains de géant
Votre front à la terre et votre âme au néant !
Vous avez eu des yeux, des bras et des entrailles !
Dites-nous donc, avant que de vos funérailles
L’heure vous vienne prendre, ô vieillards, dites-nous
Comme un cœur à vingt ans bondit au rendez-vous !

« Amour, disait l’enfant, après que, demi-nue,
Elle s’était, mourante, à ses pieds étendue,
Vois-tu comme tout dort ! Que ce silence est doux !
Dieu n’a dans l’univers laissé vivre que nous. »

Puis elle l’admirait avec un doux sourire,
Comme elles font toujours. Quelle femme n’admire
Ce qu’elle aime, et quel front peut-elle préférer

À celui que ses yeux ne peuvent rencontrer
Sans se voiler de pleurs ? « Voyons, lui disait-elle,
T’es-tu fait beau pour moi, qui me suis faite belle ?
Pour qui ce collier d’or ? pour qui ces fins bijoux ?
Ce beau panache noir ? Était-ce un peu pour nous ? »
Et puis elle ajouta : « Mon amour ! que personne
Ne vous ait vu venir surtout, car j’en frissonne ! »

Mais le jeune Dalti ne lui répondait pas ;
Aux rayons de la lune, il avait de ses bras
Entouré doucement sa pâle bien-aimée ;
Elle laissait tomber sa tête parfumée
Sur son épaule, et lui regardait, incliné,
Son beau front d’espérance et de paix couronné !

« Portia, murmura-t-il, cette glace dans l’ombre
Jette un reflet trop pur à cette alcôve sombre ;
Ces fleurs ont trop d’éclat, tes yeux trop de langueurs :
Que ne m’accablais-tu, Portia, de tes rigueurs ?
Peut-être, Dieu m’aidant, j’eusse trouvé des armes.
Mais, quand tu m’as noyé de baisers et de larmes,
Dis, qui m’en peut défendre, ou qui m’en guérira ?
Tu m’as fait trop heureux, ton amour me tuera ! »

Et, comme sur le bord de la longue ottomane,
Elle attachée à lui comme un lierre au platane,
Il s’était renversé tremblant à ce discours,
Elle le vit pâlir : « Ô mes seules amours !
Dit-il, en toute chose il est une barrière
Où, pour grand qu’on se sente, on se jette en arrière ;
De quelque fol amour qu’on ait empli son cœur,
Le désir est parfois moins grand que le bonheur ;
Le ciel, ô ma beauté ! ressemble à l’âme humaine

Il s’y trouve une sphère où l’aigle perd haleine,
Où le vertige prend, où l’air devient le feu,
Et l’homme doit mourir où commence le Dieu. »

La lune se voilait ; la nuit était profonde,
Et nul témoin des cieux ne veillait sur le monde.
La lampe tout à coup s’éteignit. « Reste là,
Dit Portia, je m’en vais l’allumer. » — Elle alla
Se baisser au foyer. — La cendre à demi morte
Couvrait à peine encore une étincelle, en sorte
Qu’elle resta longtemps. — Mais, lorsque la clarté
Eut enfin autour d’eux chassé l’obscurité :
« Ciel et terre, Dalti ! Nous sommes trois ! dit-elle.
— Trois ! » répéta près d’eux une voix à laquelle
Répondirent au loin les voûtes du château.
Immobile, caché sous les plis d’un manteau,
Comme au seuil d’une porte une antique statue,
Onorio, debout, avait frappé leur vue.
— D’où venait-il ainsi ? Les avait-il guettés
En silence longtemps, et longtemps écoutés ?
De qui savait-il l’heure, et quelle patience
L’avait fait une nuit épier la vengeance ?
Cependant son visage était calme et serein,
Son fidèle poignard n’était pas dans sa main,
Son regard ne marquait ni colère ni haine ;
Mais ses cheveux, plus noirs, la veille, que l’ébène,
Chose étrange à penser, étaient devenus blancs.
Les amants regardaient, sous les rayons tremblants
De la lampe ; déjà par l’aurore obscurcie,
Ce vieillard d’une nuit, cette tête blanchie,
Avec ses longs cheveux plus pâles que son front.
« Portia, dit-il d’un ton de voix lent et profond,
Quand ton père, en mourant, joignit nos mains, la mienne

Resta pourtant ouverte ; en retirer la tienne
Était aisé. Pourquoi l’as-tu donc fait si tard ? »

Mais le jeune Dalti s’était levé : « Vieillard,
Ne perdons pas de temps. Vous voulez cette femme ?
En garde ! Qu’un de nous la rende avec son âme !

— Je le veux, » dit le comte. Et deux lames déjà
Brillaient en se heurtant. — Vainement la Portia
Se traînait à leurs pieds, tremblante, échevelée.
Qui peut sous le soleil tromper sa destinée ?
Quand des jours et des nuits qu’on nous compte ici-bas
Le terme est arrivé, la terre sous nos pas
S’entr’ouvrirait plutôt : que sert qu’on s’en défende ?
lorsque la fosse attend, il faut qu’on y descende.

Le comte ne poussa qu’un soupir, et tomba.

Dalti n’hésita pas. « Viens, dit-il à Portia,
Sortons. » — Mais elle était sans parole, et mourante.
Il prit donc d’une main le cadavre, l’amante
De l’autre, et s’éloigna. La nuit ne permit pas
De voir de quel côté se dirigeaient ses pas.


III


Une heure est à Venise, — heure des sérénades ;
Lorsque autour de Saint-Marc, sous les sombres arcades,
Les pieds dans la rosée, et son masque à la main,
Une nuit de printemps joue avec le matin.
Nul bruit ne trouble plus, dans les palais antiques,
La majesté des saints debout sous les portiques.
La ville est assoupie, et les flots prisonniers
S’endorment sur le bord de ses blancs escaliers.

C’est alors que de loin, au détour d’une allée,
Se détache en silence une barque isolée,
Sans voile, pour tout guide ayant son matelot,
Avec son pavillon flottant sous son falot.
Telle, au sein de la nuit, et par l’onde bercée,
Glissait, par le zéphyr lentement balancée,
La légère chaloupe où le jeune Dalti
Agitait en ramant le flot appesanti.
Longtemps, au double écho de la vague plaintive,
On le vit s’éloigner, en voguant, de la rive ;
Mais, lorsque la cité, qui semblait s’abaisser
Et lentement au loin dans les flots s’enfoncer,
Eut, en se dérobant, laissé l’horizon vide,
Semblable à l’alcyon qui, dans son cours rapide,
S’arrête tout à coup, la chaloupe écarta
Ses rames sur l’azur des mers, et s’arrêta.
« Portia, dit l’étranger, un vent plus doux commence
À se faire sentir. Chante-moi ta romance. »

Peut-être que le seuil du vieux palais Luigi
Du pur sang de son maître était encor rougi ;
Que tous les serviteurs sur les draps funéraires
N’avaient pas achevé leurs dernières prières ;
Peut-être qu’alentour des sinistres apprêts
Les moines, s’agitant comme de noirs cyprès
Et mêlant leurs soupirs aux cantiques des vierges,
N’avaient pas sur la tombe encore éteint les cierges ;
Peut-être de la veille avait-on retrouvé
Le cadavre perdu, le front sous un pavé ;
Son chien pleurait sans doute et le cherchait encore.
Mais, quand Dalti parla, Portia prit sa mandore,
Mêlant sa douce voix, que l’écho répétait,
Au murmure moqueur du flot qui l’emportait.

— Quel homme fut jamais si grand, qu’il se pût croire
Certain, ayant vécu, d’avoir une mémoire
Où son souvenir, jeune et bravant le trépas,
Pût revivre une vie et ne s’éteindre pas ?
Les larmes d’ici-bas ne sont qu’une rosée
Dont un matin au plus la terre est arrosée,
Que la brise secoue, et que boit le soleil ;
Puis l’oubli vient au cœur, comme aux yeux le sommeil.

Dalti, le front baissé, tantôt sur son amante
Promenait ses regards, tantôt sur l’eau dormante.
Ainsi muet, penchant sa tête sur sa main,
Il sembla quelque temps demeurer incertain.
« Portia, dit-il enfin, ce que vous pouviez faire,
Vous l’avez fait ; c’est bien. Parlez-moi sans mystère ;
Vous en repentez-vous ? — Moi, dit-elle, de quoi ?
— D’avoir, dit l’étranger, abandonné pour moi
Vos biens, votre maison et votre renommée ? »
Il fixa de ses yeux perçants sa bien-aimée,
Et puis il ajouta d’un ton dur : « Votre époux ? »
Elle lui répondit : « J’ai fait cela pour vous ;
Je ne m’en repens pas. »

Je ne m’en repens pas. »— ô nature, nature !
Murmura l’étranger, vois cette créature ;
Sous les cieux les plus doux qui la pouvaient nourrir,
Cette fleur avait mis dix-huit ans à s’ouvrir.
A-t-elle pu tomber et se faner si vite,
Pour avoir une nuit touché ma main maudite ?
C’est bien, poursuivit-il, c’est bien, elle est à moi.
Viens, dit-il à Portia ; viens et relève-toi.
T’est-il jamais venu dans l’esprit de connaître
Qui j’étais, qui je suis ?


Qui j’étais, qui je suis ?— Eh ! qui pouvez-vous être,
Mon ami, si ce n’est un riche et beau seigneur ?
Nul ne vous parle ici, qui ne vous rende honneur.

— As-tu, dit le jeune homme, autour des promenades,
Rencontré quelquefois, le soir, sous les arcades,
De ces filles de joie errant en carnaval,
Qui traînent dans la boue une robe de bal ?
Elles n’ont pas toujours au bout de la journée
Du pain pour leur souper. Telle est leur destinée ;
Car souvent de besoin ces spectres consumés
Prodiguent aux passants des baisers affamés.
Elles vivent ainsi. C’est un sort misérable,
N’est-il pas vrai ? Le mien cependant est semblable.

— Semblable à celui-là ? dit l’enfant. Je vois bien,
Dalti, que vous voulez rire, et qu’il n’en est rien.

— Silence ! dit Dalti ; la vérité tardive
Doit se montrer à vous ici, quoi qu’il arrive.
Je suis fils d’un pêcheur.

Je suis fils d’un pêcheur.— Maria ! Maria !
Prenez pitié de nous, si c’est vrai, dit Portia.

— C’est vrai, dit l’étranger. Écoutez mon histoire :
Mon père était pêcheur ; mais je n’ai pas mémoire
Du jour où pour partir le destin l’appela,
Me laissant pour tout bien la barque où nous voilà.
J’avais quinze ans, je crois ; je n’aimais que mon père,
Ma venue en ce monde ayant tué ma mère.
Mon véritable nom est Daniel Zoppieri.
Pendant les premiers temps mon travail m’a nourri.
Je suivais le métier qu’avait pris ma famille ;
L’astre mystérieux qui sur nos têtes brille

Voyait seul quelquefois tomber mes pleurs amers
Au sein des flots sans borne et des profondes mers ;
Mais c’était tout. D’ailleurs, je vivais seul, tranquille,
Couchant où je pouvais, rarement à la ville.
Mon père cependant, qui, pour un batelier,
Était fier, m’avait fait d’abord étudier ;
Je savais le toscan, et j’allais à l’église :
Ainsi dès ce temps-là je connaissais Venise.

Un soir, un grand seigneur, Michel Gianinetto,
Pour donner un concert, me loua mon bateau.
Sa maîtresse (c’était, je crois, la Muranèse)
Y vint seule avec lui ; la mer était mauvaise ;
Au bout d’une heure au plus un orage éclata.
Elle, comme un enfant qu’elle était, se jeta
Dans mes bras, effrayée, et me serra contre elle.
Vous savez son histoire, et comme elle était belle ;
Je n’avais jusqu’alors rien rêvé de pareil,
Et de cette nuit-là je perdis le sommeil. »

L’étranger, à ces mots, parut reprendre haleine ;
Puis, Portia l’écoutant et respirant à peine,
Il poursuivit :

Il poursuivit : « Venise, ô perfide cité,
À qui le ciel donna la fatale beauté !
Je respirai cet air dont l’âme est amollie,
Et dont ton souffle impur empesta l’Italie !
Pauvre et pieds nus, la nuit, j’errais sous tes palais,
Je regardais tes grands, qu’un peuple de valets
Entoure, et rend pareils à des paralytiques,
Tes nobles arrogants, et tous tes Magnifiques,
Dont l’ombre est saluée, et dont aucun ne dort
Que sous un toit de marbre et sur un pavé d’or.

Je n’étais cependant qu’un pêcheur ; mais aux fêtes,
Quand j’allais au théâtre écouter les poètes,
Je revenais le cœur plein de haine, et navré.
Je lisais, je cherchais : c’est ainsi, par degré,
Que je chassai, Portia, comme une ombre légère,
L’amour de l’Océan, ma richesse première.
Je vous vis, — je vendis ma barque et mes filets.
Je ne sais pas pourquoi, ni ce que je voulais,
Pourtant je les vendis. C’était ce que sur terre
J’avais pour tout trésor, ou pour toute misère.
Je me mis à courir, emportant en chemin
Tout mon bien, qui tenait dans le creux de ma main.
Las de marcher bientôt, je m’assis, triste et morne,
Au fond d’un carrefour, sur le coin d’une borne.
J’avais vu par hasard, auprès d’un mauvais lieu
De la place Saint-Marc, une maison de jeu.
J’y courus. Je vidai ma main sur une table ;
Puis, muet, attendant l’arrêt inévitable,
Je demeurai debout. Ayant gagné d’abord,
Je résolus de suivre et de tenter le sort.
Mais pourquoi vous parler de cette nuit terrible ?
Toute une nuit, Portia, le démon invincible
Me cloua sur la place, et je vis devant moi
Pièce à pièce tomber la fortune d’un roi.
Ainsi je demeurai, songeant au fond de l’âme,
Chaque fois qu’en criant tournait la roue infâme,
Que la mer était proche, et qu’à me recevoir
Serait toujours tout prêt ce lit profond et noir.
Le banquier cependant, voyant son coffre vide,
Me dit que c’était tout. Chacun d’un œil avide
Suivait mes mouvements ; je tendis mon manteau.
On me jeta dedans la valeur d’un château,
Et la corruption de trente courtisanes.

Je sortis. — Je restai trois jours sous les platanes
Où je vous avais vue, ayant pour tout espoir,
Quand vous y passeriez, d’attendre et de vous voir.
Tout le reste est connu de vous.
Tout le reste est connu de vous.— Bonté divine !
Dit l’enfant, est-ce là tout ce qui vous chagrine ?
Quoi ! de n’être pas noble ? Est-ce que vous croyez
Que je vous aimerais plus quand vous le seriez ?
— Silence ! dit Dalti, vous n’êtes que la femme
Du pêcheur Zoppieri ; non, sur ma foi, madame,
Rien de plus,
Rien de plus,— Eh ! quoi, rien, mon amour ?
Rien de plus,— Eh ! quoi, rien, mon amour ?— Rien de plus,
Vous dis-je ; ils sont partis comme ils étaient venus,
Ces biens. Ce fut hier la dernière journée
Où j’ai (pour vous du moins) tenté la destinée.
J’ai perdu ; voyez donc ce que vous décidez.
— Vous avez tout perdu ?
Vous avez tout perdu ?— Tout, sur trois coups de dés ;
Tout, jusqu’à mon palais, cette barque exceptée,
Que j’ai depuis longtemps en secret rachetée.
Maudissez-moi, Portia ; mais je ne ferai pas,
Sur mon âme, un effort pour retenir vos pas.
Pourquoi je vous ai prise, et sans remords menée
Au point de partager ainsi ma destinée,
Ne le demandez pas. Je l’ai fait ; c’est assez.
Vous pouvez me quitter et partir ; choisissez. »

Portia, dès le berceau, d’amour environnée,
Avait vécu comtesse ainsi qu’elle était née,
Jeune, passant sa vie au milieu des plaisirs,
Elle avait de bonne heure épuisé les désirs,

Ignorant le besoin, et jamais, sur la terre,
Sinon pour l’adoucir, n’ayant vu de misère.
Son père, déjà vieux, riche et noble seigneur,
Quoique avare, l’aimait, et n’avait de bonheur
Qu’à la voir admirer, et quand on disait d’elle
Qu’étant la plus heureuse elle était la plus belle ;
Car tout lui souriait, et même son époux,
Onorio, n’avait plié les deux genoux
Que devant elle et Dieu. Cependant, en silence,
Comme Dalti parlait, sur l’Océan immense
Longtemps elle sembla porter ses yeux errants.
L’horizon était vide, et les flots transparents
Ne reflétaient au loin, sur leur abîme sombre,
Que l’astre au pâle front qui s’y mirait dans l’ombre.
Dalti la regardait, mais sans dire un seul mot.

— Avait-elle hésité ? — je ne sais ; — mais bientôt,
Comme une tendre fleur que le vent déracine,
Faible, et qui lentement sur sa tige s’incline :
Telle elle détourna la tête, et lentement
S’inclina tout en pleurs jusqu’à son jeune amant.
« Songez bien, dit Dalti, que je ne suis, comtesse,
Qu’un pêcheur ; que demain, qu’après, et que sans cesse
Je serai ce pêcheur. Songez bien que tous deux
Avant qu’il soit longtemps nous allons être vieux ;
Que je mourrai peut-être avant vous.
Que je mourrai peut-être avant vous.— Dieu rassemble
Les amants, dit Portia ; nous partirons ensemble.
Ton ange en t’emportant me prendra dans ses bras. »

Mais le pêcheur se tut, car il ne croyait pas.