Premières poésies (Évanturel)/En revenant des Eaux

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Augustin Côté et Cie (p. 111-121).



EN REVENANT DES EAUX



I



JE revenais des eaux, l’an dernier, en automne.
J’étais un peu souffrant, si ma mémoire est bonne.
Vous savez ce que c’est qu’un voyage en vapeur :
La nausée est en jeu, quand la mer est houleuse ;
Le bambin est maussade et la bonne grogneuse ;
Si le roulis survient, votre voisine a peur.


II


C’était un soir charmant, comme il fait en septembre.
Le soleil déclinait et la mer était d’ambre.
Nous filions lentement aux lueurs du couchant,
Nous passions des îlots, nous passions des villages.
Des marmots s’amusaient à saisir les cordages ;
Un monsieur près de moi s’endormait sur un banc.

III


Il faisait sur le pont une chaleur extrême
À rêver limonade et gâteaux à la crème.
À ma gauche une enfant feuilletait un roman.
Chapeau tyrolien et simple polonaise.
Mon voisin prétendait que c’était une Anglaise.
À sa droite, un vieillard lui parlait gravement.

IV


Voyager, selon moi, c’est une fantaisie.
On rencontre toujours ce qu’à la comédie
On siffle volontiers — des types ennuyeux.
Deux gaillards de vingt ans, en habit de collége,
Le mouchoir à la main et debout sur leur siége,
Saluaient leur clocher qu’ils dévoraient des yeux.


V


Un mari très-jaloux bâillait en embuscade.
La dame de là-bas échangeait une œillade
Avec monsieur d’ici — gros garçon trop heureux.
Je rêvais doucement au fond d’une bergère,
Les mains sur ma poitrine, et la tête en arrière,
Comme on fait sur la mer quand on est paresseux.

VI


Ajoutez à cela que j’avais la migraine.
La fatigue du bal, les bains de la semaine,
Me donnaient tout l’aplomb d’un courtier haut classé,
Moins les écus sonnants et les billets de banque.
Les mots sont bien trouvés, si la chose me manque.
Un peu de bon vouloir et le tout eût passé.

VII


Nous longions Cacouna : — l’heure du crépuscule.
Le voyage assommant devenait ridicule :
Quelqu’un s’était assis deux fois sur mon chapeau.
J’en étais à fixer la jolie étrangère,
L’enfant aux blonds cheveux, qu’on disait d’Angleterre,
Qui lisait un roman — dont j’ai parlé plus haut.


VIII


J’ai bien vu, mon ami, des femmes en voyage.
Rencontré des yeux noirs, lorgné plus d’un visage ;
Je me suis arrêté devant bien des tableaux,
J’aime les yeux profonds qui nous viennent d’Irlande,
J’ai rêvé des regards découpés en amande :
Mais jamais je n’ai vu deux yeux bleus aussi beaux.

IX


Ils semblaient s’endormir dans les cils d’une blonde,
Une enfant de quinze ans, la plus belle du monde
Poitrinaire peut-être ; — un front de chérubin.
Un vieillard, je l’ai dit, se tenait auprès d’elle.
Le vieillard était laid ; mais l’enfant était belle.
L’enfant m’intéressait — ce que vous pensez bien.

X


Le péché, je l’admets, ou plutôt, je l’explique :
J’adore un œil battu, voilé, mélancolique.
Né sous le ciel de Londre un matin de brouillard,
J’aurais tenté, je crois, un moyen inutile,
Si le hasard n’eût fait qu’à dîner, entre mille,
Je me trouvasse à table en face du vieillard.


XI


C’était un pas de fait, moi qui rêvais conquête :
Et pourtant, je restais les yeux sur mon assiette,
Honteux comme un enfant qu’on vient de quereller.
Dix fois je voulus boire, et mon verre était vide.
De distrait que j’étais, je devenais stupide.
Le moyen d’en sortir, c’était de lui parler.

XII


Je fis ce que l’on fait entre poire et fromage :
Je glissai quelques mots, je parlai du voyage ;
L’enfant me répondit qu’il avait été beau.
Elle était ma voisine, et nous étions à table,
Il était naturel et même fashionable,
Que j’eusse un peu d’esprit, ayant été nigaud.

XIII


On me fut sympathique ; et, me faut-il l’admettre,
Je fus assez discret, pas trop bavard peut-être,
Galant jusqu’à l’excès — sur la mer, c’est permis.
Nous causâmes progrès ; le sujet était rare.
Le vieillard songea même à m’offrir un cigare.
Il était évident que nous étions amis.


XIV


La gaîté me gagnait lorsqu’on tira la nappe.
L’aventure était drôle et je riais sous cape.
Le hasard, soir-là, se trouvait sous mes pas.
Pouvais-je m’en servir sans blesser la morale ?
Il se fallut lever ; nous quittâmes la salle.
J’allais me retirer ; on me prit par le bras.

XV


Nous vînmes sur le pont ; le temps changeait de note.
Les dames s’en allaient ou mettaient leur capote.
Le vent soufflait du nord et le fleuve était noir.
Il faisait plus que nuit ; tout présageait l’orage.
Des cris joyeux d’enfants nous venaient du rivage.
Tout naturellement nous devions nous asseoir.

XVI


On chantait au salon une vieille ballade.
On jetait un pourpoint sur les pieds d’un malade.
Le vieillard nous quitta ; nous restâmes tous deux.
Je ne sais pas ce qui me trottinait en tête ;
Je voulus tout savoir — son histoire complète.
La chose m’intriguait, et je fis de mon mieux.


XVII


Son histoire était simple et je l’appris sans peine.
Son père était anglais — sa mère américaine ;
Et tous deux étaient morts dans un pays lointain.
Son oncle, le vieillard, l’aimait à la folie.
Le monde était son bien et la mer sa patrie.
Si le reste existait, elle n’en savait rien.

XVIII


L’automne et les bonbons lui plaisaient d’ordinaire.
Elle avait vu la France, entrevu l’Angleterre,
Parcouru l’Italie et passé le Volga.
Le pays lui semblait très-habitable en somme.
Aux eaux, elle avait fait le désespoir d’un homme.
— « C’est permis, disait-elle, et le mal n’est pas là. »

XIX


Elle adorait les vers ; je lui parlai musique.
Un roman la charmait, s’il était sympathique.
Si Musset lui plaisait, c’est qu’elle aimait Byron.
Elle avait vu Dumas, voilà deux ans, à Vienne.
Elle causait français comme une Parisienne,
Son pays, l’Amérique, et son fleuve, l’Hudson.


XX


Vous souvient-il encor, mon ami, d’une actrice,
Qui l’an dernier, je crois, nous faisait la malice
De charmer tout Québec en lui disant des vers ?
Quelle voix douce et pure ! elle était sans emphase.
Le parterre était fou, vous étiez dans l’extase.
Je faillis malgré vous applaudir de travers.

XXI


N’est-ce pas qu’elle avait une voix, cette femme |
L’enfant la surpassait, elle y mettait plus d’âme.
Je l’écoutais parler en extase et sans bruit.
Un de ses mouvements me fit lever la tête.
Nous l’avions présagé ; c’était bien la tempête.
Les éclairs clignotaient au front noir de la nuit.

XXII


Le capitaine allait marchant sur la dunette.
Deux marmots réveillés craignant pour leur toilette,
Regagnaient le salon suivis de leur maman.
Le monsieur à l’œillade ouvrait son parapluie.
Il tombait sur le pont quelques gouttes de pluie.
Le roulis inclinait le vapeur sur le flanc.


XXIII


Tout ceci se faisait en moins d’une seconde.
Je voulus me lever, la nuit était profonde.
J’entendis une voix qui me dit : « Restons là !»
C’était la voix d’un ange à travers la rafale.
J’avais mon paletot ; elle endossa son châle.
Nous n’eûmes que le temps de penser à cela.

XXIV


L’ouragan vint sur nous aussi prompt que la foudre.
Je ruisselais de pluie ; il fallait me résoudre
À rester auprès d’elle, appuyé sur le mât.
Le pilote hésitait et songeait dans la brume.
Nos fauteuils chancelaient ; le fleuve était d’écume.
Il fut même un moment où le vapeur craqua.

XXV


L’aventure après tout pouvait tourner au drame,
Mon ami. Nous roulions ballottés par la lame.
Elle était près de moi ; le pont était désert.
Je me sentais heureux ; je voulais le lui dire.
C’étaient des cris joyeux, de francs éclats de rire
Que nous lancions parfois ; des défis à la mer.


XXVI


Il est de ces instants pleins de calme indicible,
Où l’âme se sent forte, où le cœur est paisible,
Des instants de repos qu’on ne peut définir.
Le flot peut rebondir sur le flot qui s’abime.
L’homme qui s’en ressent, s’il est près de l’abime,
Lui sourit, tend les bras et le nargue à plaisir.

XXVII


Nous restâmes, je crois, une heure, une heure entière.
Causant dans la tempête et riant du tonnerre.
Le vapeur incliné reprenait son aplomb.
L’Orient aux éclairs refermait sa fenêtre ;
À travers le brouillard la lune allait paraître,
La pluie avait cessé : nous quittâmes le pont.

XXVIII


Au salon, les bambins criaillaient à tue-tête.
Le vieil oncle attendait en lisant la gazette.
Mon paletot pleurait l’orage de la nuit.
Il fallait le quitter ainsi que ma bottine.
Je ne fus qu’un instant au fond de ma cabine.
Je revins au salon ; mais tous deux avaient fui.


XXIX


Ce que je fis alors, on le fait à tout âge :
Je courus sur le pont ; je rappelais l’orage ;
Je murmurais son nom, je ne sais plus pourquoi.
La nuit, je la passai sans fermer ma paupière.
Nous étions à Québec quand survint la lumière ;
Il me fallut descendre et sortir malgré moi.

XXX


Je revoyais la ville après un mois d’absence.
Ce qui m’attendait là, je le savais d’avance :
Monsieur Fabre lui-même en était aux extraits.
Les amis étaient froids ; — je courus à ma chambre.
Ce ne fut, je crois bien, qu’à la fin de septembre
Que j’ouvris au soleil un coin de mes volets.

XXXI


Jamais je n’ai revu, mon ami, l’étrangère !
Le mois dernier pourtant, du centre d’un parterre,
Un soir qu’on chantait faux, je crus l’apercevoir.
Je mis dans son étui le bout de ma lorgnette,
Je traversai la salle et quittai l’opérette,
Ne voulant pas flatter un rêve sans espoir.