Premier Alcibiade (trad. Cousin)/Notes

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NOTES

SUR LE PREMIER ALCIBIADE.


Jai eu sous les yeux l’édition générale de Bekker ; les éditions particulières de Nürnberger, 1796 ; d’Ast, 1809 ; de Biester, 1780 ; la traduction latine de Ficin ; la traduction allemande de Schleiermacher ; les Eclogœ Cornarii, le Specimen criticum de Van-Heusde ; enfin les commentaires de Proclus et d’Olympiodore.

Dacier et Dugour ont traduit en français ce dialogue.


Page 3. — Le sujet de ce dialogue est en effet la nature humaine, ou la connaissance de soi-même, considérée comme le principe de toute perfection, de toute science, et particulièrement de la science politique.

Tiedemann (Argumenta in Platon., p. 130) : Quod autem dialogum hunc de natura hominis rescripserunt, ridiculi prorsus fuerunt antiquiores Platonis explanatores, quum ad Alcibiadem omnia referantur. Ces anciens interprètes de Platon qui ne croient pas que le but de l’Alcibiade soit aussi futile que le veut Tiedemann, sont Proclus et Olympiodore. Leurs commentaires sont peu connus, et contiennent des choses intéressantes. J’en donnerai ici quelques extraits.

1° Le commentaire de Proclus sur l’Alcibiade était inédit, il y a quelques années. Je l’ai publié dans ma collection de tous les écrits inédits de Proclus (Procli Opera inedita, Parisiis, 1820, chez Levrault), et M. Creuzer l’a publié presque en même temps avec le commentaire d’Olympiodore sur le même dialogue.

Proclus, dans son introduction, part du principe que la connaissance de soi-même est le fondement de toute philosophie, et voulant rechercher quel est le dialogue de Platon par lequel il faut commencer l’étude de la philosophie platonicienne, il trouve que ce dialogue est sans contredit l’Alcibiade, puisque l’Alcibiade traite de là connaissance de soi-même. D’où l’on peut conclure que réellement le professeur Athénien, dans l’explication et l’enseignement du platonisme, débutait par un commentaire sur l’Alcibiade. Procli Opera, t. ii, p. 17.)

Proclus dit que l’Alcibiade avait eu avant lui beaucoup et de célèbres commentateurs : Ἄλλων πολλῶν καὶ καινῶν ἐξηγητῶν λόγοι. Malheureusement, il ne le nomme pas.

Ces commentateurs ne s’entendaient pas sur le but de l’Alcibiade. Προθέσεις οἱ μὲν ἄλλας, οἱ δὲ ἄλλας αὐτοῦ γεγράφασιν. (Pag. 17 et 18.)

Il paraît que ces commentateurs avaient considéré l’Alcibiade, les uns historiquement et relativement à Alcibiade, les autres sous le rapport de la rhétorique et de la dialectique, d’autres encore sous le rapport religieux et mythologique, parce qu’il y est traité du démon de Socrate et de la contemplation de l’essence divine. Ces trois points de vue sont en effet dans l’Alcibiade, mais non comme buts du dialogue. Car on ne peut traiter des dieux qu’en analysant l’essence divine ; la rhétorique et la dialectique sont de simples moyens ; et Platon se sert de l’histoire, et ne sert pas l’histoire.

L’Alcibiade étant le point de départ de toute philosophie, c’est sans doute pour cela, dit Proclus, que Jamblique lui donne le premier rang, le met à la tête des dix dialogues, dans lesquels, selon lui, est concentrée toute la philosophie de Platon. (Pag. 29). Mais quels sont ces dix dialogues fondamentaux, quel est leur ordre, et comment contiennent-ils tous les autres, c’est ce que nous avons expliqué ailleurs.

En vérité, nous ne savons pas où. Et M. Creuzer qui a donné, de son côté, le commentaire de Proclus n’en dit rien non plus. D’une autre part, où Jamblique a-t-il parlé de l’Alcibiade ? Est-ce dans un ouvrage ex professo, qui serait perdu ? Nul auteur ne parle de cet ouvrage. Est-ce dans un autre écrit, par occasion ? À la bonne heure ; mais dans les ouvrages conservés, rien ne s’y rapporte. Au reste, il paraît que Jamblique avait traité, sinon spécialement, du moins très longuement de l’Alcibiade, puisque Proclus, lorsqu’il en vient à la division du dialogue, après avoir critiqué les divisions des autres commentateurs qu’il ne nomme pas, comme trop superficielles et n’étant pas tirées du fond même du sujet, se décide pour la division de Jamblique, la division en trois grands points, auxquels se rapporte tout le reste.

Ces trois points, le but fondamental du dialogue, savoir la connaissance de soi-même, préalablement fixé, sont :

1° l’art de retrancher les erreurs de l’esprit qui s’opposent à la vraie connaissance de nous-mêmes ;

2° l’art de retrancher les passions qui troublent la conscience, et s’opposent à la vertu, et par-là à la vue distincte, de nous-mêmes ;

3° l’art de revenir sur soi, de s’élever par tous les degrés de la conscience à la contemplation de l’essence de l’âme, et l’art de retenir et d’épurer cette contemplation.

Tout dépend de ces trois points, qui dépendent eux-mêmes du but principal.

Proclus énumère ensuite (pag. 38) dix points secondaires, qu’il appelle συλλογισμοὶ, argumens, lesquels développent en détail les trois points généraux et remplissent tout le dialogue.

II. Olympiodorus in Alcibiad. Frankfurt. 1821. Il est fâcheux que le commentaire de Proclus n’aille pas, dans tous les manuscrits existants, au-delà de la moitié de l’Alcibiade. Mais il paraît qu’Olympiodore avait le commentaire complet de Proclus, car il rapporte l’opinion contradictoire de Proclus et de Damascius sur le αὐτὸ τὸ αὐτὸ et l’αὐτὸ τὸ ἕκαστον, passage que n’atteint pas le fragment de Proclus que nous avons.

C’est dans Olympiodore, pag. 3, que se trouve la mention d’un grand et d’un petit Alcibiade. Voici la phrase : ἐπιγέγραπται Ἀλκιβιάδης μείζων ἢ περὶ ἀνθρώπου φύσεως· μείζων δὲ, ἐπειδὴ ἐστὶν ἄλλος Ἀλκιβιάδης ὁ ἐλάττων, ὥσπερ Ἱππιάς μείζων καὶ ὁ ἐλάττων. Je crois que c’est ici le seul endroit de l’antiquité, avec la vie de Platon de Diogène Laërce, où il soit question d’un grand et d’un petit Hippias, d’un grand et d’un petit Alcibiade. Il ne faut pas oublier que Proclus, dans son commentaire sur l’Alcibiade, ne dit pas un mot d’un second Alcibiade, silence bien étrange s’il l’eût connu, ou s’il l’eût jugé de Platon. C’est encore ici, je crois, le seul endroit, avec Diogène Laërce, où se trouve la seconde inscription du dialogue : περὶ ἀνθρώπου φύσεως. Les Éditt. de Deux-Ponts T. V. p. 342, croient que c’est de là que ce titre a passé dans tous les manuscrits de Platon. Buttmann est de cet avis. Olympiodore cite de nouveau cette seconde inscription de l’Alcibiade, pag. 177.

Il y a trois points dans ce dialogue, dit Olympiodore : ἐγὼ, τὸ ἐμὸν, τὰ τοῦ ἐμοῦ, ce qui est à moi, ce qui appartient à ce qui est à moi. Mais il convient que le but suprême du dialogue est celui que fixe Proclus, ἐστὶ περὶ τοῦ γνῶναι ἑαυτόν. (P. 3.) Et il cite le chapitre de Plotin (Ennead. I. i.), τί τὸ ζῶον, τίς ὁ ἄνθρωπος, comme un commentaire de l’Alcibiade. (Pag. 9.) Partout dans son introduction il se réfère à Proclus, et à Damascius, qui diffère de Proclus en ce qu’il pense que le but de l’Alcibiade est bien τὸ γνῶναι ἑαυτὸν, mais πολιτικῶς, c’est-à-dire, la connaissance de soi-même sous un point de vue pratique et politique, parce que Platon définit l’homme ψυχὴ κεχρημένη ὀργάνῳ τῷ σώματι, et qu’il n’y a que l’homme pratique, politique, qui ait affaire avec des instrumens matériels, avec le corps. — Olympiodore est de cet avis : et je l’ai adopté dans mon argument.

Une des raisons qui recommandent le plus ce commentaire, outre une vie de Platon depuis long-temps publiée, c’est qu’il nous révèle l’existence de plusieurs ouvrages perdus sur le premier Alcibiade, parmi lesquels il faut mettre au premier rang celui de Damascius qui, à ce qu’il paraît, embrassait réellement en détail tout le dialogue de Platon, car Olympiodore le cite sur un grand nombre de passages de l’Alcibiade placés à d’assez grands intervalles dans le dialogue. Voyez Olympiodore, pag. 95, 105, 106, 126, et encore p. 203 et 204. L’opinion générale de Damascius sur le but de l’Alcibiade, est la même que celle de Proclus, avec la nuance que nous avons indiquée plus haut. — Olympiodore cite encore deux commentaires, l’un d’Harpocration, et l’autre de Démocrite.

Il dit, pag. 48 et 49 : Ἐνταῦθα γενόμενος ὁ Ἁρποκρατίων καὶ καλῶς προσεσχηπὼς τῷ ῥητῷ, γραμματικαῖς ἀνάγκαις ἔδειξε… ἐνταῦθα semble indiquer un commentaire qui embrassait toutes les parties de l’Alcibiade.

Il cite, p. 205 et 206, l’opinion de Démocrite sur un point assez délicat. Mais rien n’indique un commentaire en forme. Ce Démocrite paraît être celui dont parlent Porphyre dans la vie de Plotin, et Runhkenius dans sa dissertation sur Longin, c. 4.

Je ne quitterai point l’ouvrage d’Olympiodore sans en rapporter une phrase importante et belle : Δεῖ νομίζειν ὅτι προπυλαίοις ἑόικεν οὗτος ὁ διάλογος· καὶ ὥσπερ ἐκεῖνα τῶν ἀδύτων προηγοῦνται, οὕτω καὶ τὸν Ἀλκιβιάδην προπυλαίοις χρὴ ἀπεικάζειν, ἀδύτοις δὲ τὸν Παρμενίδην. On peut comparer ce dialogue aux Propylées. Comme elles conduisent au Sanctuaire, de même l’Alcibiade introduit dans le Sanctuaire de la philosophie platonicienne, et ce Sanctuaire est le Parménide.


PAGE 8. — Tel est l’homme, le principe individuel, τὸ αὐτὸ ἕκαστον ; mais pour le bien connaître, il ne suffit pas de le considérer en lui-même, de le suivre dans ses actes et ses applications à tout ce qui n’est pas lui ; il faut le considérer de plus haut, et le rapporter lui-même à son propre principe, à l’essence universelle dont il émane, αὐτὸ τὸ αὐτό.

La marche du dialogue est un peu plus embarrassée que celle de l’argument. Socrate avance que l’on ne peut connaître l’essence particulière de l’homme qu’en connaissant l’essence universelle des êtres. Cependant il examine d’abord l’essence particulière de l’homme assez en détail ; ensuite il revient à sa première proposition, et passe de l’étude de l’âme à la contemplation de la divinité, ou du moins à la démonstration que cette contemplation est le complément nécessaire de la connaissance de l’homme. Cette dernière partie est bien faible, vague et obscure. Quant à l’explication que nous donnons des expressions célèbres, τὸ αὐτὸ ἕκαστον, et αὐτὸ τὸ αὐτό, elle n’est pas très éloignée de celle qu’en ont donné Proclus et Damascius, selon Olympiodore. Il est véritablement à regretter que nous soyons privés du commentaire de ces deux savans et profonds interprètes de Platon. Leur disciple Olympiodore rapporte très succinctement leur opinion. Voici le passage d’Olympiodore (édit. Francf. p. 203-205) : « Cherchons ce qu’entendent Proclus et Damascius par τὸ αὐτὸ ἕκαστον, et αὐτὸ τὸ αὐτό. Proclus entend par αὐτὸ τὸ αὐτό l’âme intelligente, τὴν λογικὴν ψυχὴν, et par τὸ αὐτὸ ἕκαστον, l’individu, τὸ ἄτομον… Et il réfute l’opinion de l’école péripatéticienne qui ne voit dans l’individu que le résultat d’une combinaison d’accidens ; il prouve qu’un individu n’est pas une collection… Damascius appelle τὸ αὐτὸ ἕκαστον l’âme, considérée comme agent, et comme agent social, en tant qu’elle se sert du corps comme d’instrument ; et par αὐτὸ τὸ αὐτό il entend l’âme parvenue au plus haut degré de la pureté et de la science, laquelle ne se sert plus d’instrument corporel. L’interprétation de Damascius est plus scientifique ; celle de Proclus plus littérale et plus conforme au texte… »

On voit que l’un et l’autre interprète, pour expliquer αὐτὸ τὸ αὐτό, ne sortent pas de l’âme et de ses facultés plus ou moins élevées. C’est pourtant ce qu’il faut faire de toute nécessité pour trouver l’essence absolue des choses (Alcibiade, page 113) ; et quoique ce soit toujours dans l’âme que l’âme regarde, ce qu’elle y voit n’est pas elle, mais l’essence de ce qui est divin, Dieu et la sagesse (page 123) ; car je lis avec tous les manuscrits θεὸν καὶ φρόνησιν, et non pas, comme le veut Heusde, σοφίαν καὶ φρόνησιν ni comme le veut Ast, νοῦν καὶ φρόνησιν. La glose d’Eusèbe et de Stobée suppose θεὸν. Dans l’explication de Proclus, τὸ αὐτὸ ἕκαστον a été pris pour τὸ ἄτομον, l’individu ; or, αὐτὸ τὸ αὐτό doit en être l’opposé. Quel peut donc être l’opposé de l’individu, c’est-à-dire, du moi ? Évidemment la force absolue ou la substance, d’où dérive la force limitée de l’homme et qui lui sert de type et d’exemplaire éternel, sans la connaissance intime duquel le moi ne peut savoir quelle est sa véritable essence. Et malgré l’autorité du passage d’Olympiodore, il semble que c’est bien là ce qu’exprime cette phrase de Proclus, dans le fragment conservé (édition de Paris, t. 2, p. 54) : Ὅθεν δὴ καὶ ὁ Σωκράτης ἐπὶ τέλει τοῦ διαλόγου τὸν εἰς ἑαυτὸν ἐπιστραφέντα καὶ ἑαυτοῦ γενόμενον θεωρὸν καὶ τὸ θεῖον ἅπαν κατόψεσθαί φησι, καὶ διὰ τῆς πρὸς ἑαυτὸν ἐπιστροφῆς ὥσπερ βαθμοῦ τινος ἀναγωγοῦ μεταστήσεσθαι πρὸς τὴν τοῦ θείου περιωπὴν καὶ εἰς τὴν πρὸς τὸ κρεῖττον ἑαυτοῦ ἐπανάζειν στροφήν.


PAGE 34. — Par conséquent tu auras toujours en vue la justice dans tes discours ?
Πρὸς ταῦτ’ἄρα καὶ σὺ τὸ δίκαιον τοὺς λόγους ποιήσει ; (BEKKER, Partis secundae, vol. tertium, p. 312.)

H. Étienne propose πρὸς τοῦτ’, en rapportant τοῦτ’ à τὸ δίκαιον, et Schleiermacher semble avoir traduit sur cette leçon : Also in Bezug hierauf, auf das Gerechte, würdest auch du deine Rede stellen ? Nuremberg retranche τὸ δίκαιον. Bekker a conservé, avec raison, πρὸς τοῦτ’, d’après Proclus. Il faut traduire, selon moi, non pas in his avec Ficin, mais propterea, et prendre τὸ δίκαιον adverbialement.


PAGE 40. — Oh ! pour la langue, mon cher, le peuple est un très excellent maître, et l’on aurait grande raison de louer ses leçons dans ce genre. — Alcib. Pourquoi ? — Socr. Parce qu’il a dans ce genre tout ce que doivent avoir les meilleurs maîtres.
Ἀλλ´, ὦ γενναῖε, τούτου μὲν ἀγαθοὶ διδάσκαλοι οἱ πολλοί, καὶ δικαίως ἐπαινοῖντ’ἂν αὐτῶν εἰς διδασκαλίαν. — Αλκ. Τί δή ; — Σωκ. Ὅτι ἔχουσι περὶ αὐτὰ ἃ χρὴ τοὺς ἀγαθοὺς διδασκάλους ἔχειν. (BEKKER, p. 315, 316.)

Proclus donne : καὶ δικαίως ἐπαινοῖτ’ἂν αὐτῶν ἡ διδασκαλία. Αὑτῶν se rapporterait alors à οἱ πολλοὶ, et Schleiemacher adopte cette leçon. Mais, avec Bekker, je conserve celle des manuscrits, et la suite prouve bien dans quel sens il faut entendre αὐτῶν. Car Alcibiade demandant à Socrate, pourquoi on ferait bien de le louer (le peuple) pour son enseignement sur cela, Socrate répond, parce qu’il est sur cela, c’est-à-dire sur la langue, comme doit être un bon maître.


PAGE 123. — Socr. Se connaître soi-même, c’est la sagesse, comme nous en sommes convenus.

Après ces mots, on trouve dans Eusèbe, Préparat. Évangél. IX, 227, ce qui suit : « Et comme les miroirs sont plus nets, plus purs et plus brillans que ce qui en tient la place dans l’œil, de même Dieu est par sa nature plus brûlant et plus pur que ce qu’il y a de meilleur dans notre âme. — Alcib. Il paraît bien, Socrate. — Socr. C’est donc en regardant en Dieu, que nous nous servirons du plus beau miroir, où l’âme humaine puisse contempler le modèle de sa vertu ; et ainsi nous arriverons à nous voir et à nous connaître nous-mêmes parfaitement. — Alcib. En effet. »

Cette addition, écrite dans un style qui ne ressemble guère à celui de Platon, trouble le cours naturel du dialogue, et n’a paru à tout le monde qu’une interpolation manifeste.