Premier Habit (Daudet)

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La Belle-NivernaiseC. Marpon et E. Flammarion (p. 175-189).


PREMIER HABIT


SOUVENIRS DE JEUNESSE


Comment l’avais-je eu, cet habit ? Quel tailleur des temps primitifs, quel inespéré Monsieur Dimanche s’était, sur la foi de fantastiques promesses, décidé à me l’apporter, un matin, tout flambant neuf, et artistement épinglé dans un carré de lustrine verte ? Il me serait bien difficile de le dire. De l’honnête tailleur, je ne me rappelle rien — tant de tailleurs depuis ont traversé ma vie ! — rien, si ce n’est, dans un lumineux brouillard, un front pensif avec de grosses moustaches. L’habit, par exemple, est là, devant mes yeux. Son image, après vingt ans, reste encore gravée dans ma mémoire comme sur l’impérissable airain. Quel collet, jeunes gens, et quels revers ! Quels pans, surtout, taillés en bec de flûte ! Il participait à la fois des grâces troubadouresques de la Restauration et de la sévérité spartiate du premier Empire. Il me sembla, quand je l’endossai, que, reculant d’un demi-siècle, j’endossais la peau doctrinaire de l’illustre Benjamin Constant. Mon frère, homme d’expérience, avait dit : « — Il faut un habit quand on veut faire son chemin dans le monde ! » Et le cher garçon comptait beaucoup sur cette défroque pour ma gloire et mon avenir.

Quoi qu’il en soit de mon habit, Augustine Brohan en eut l’étrenne ! Voici dans quelles circonstances dignes de passer à la postérité :

Mon premier livre venait d’éclore, virginal et frais dans sa couverture rose. Quelques journaux avaient parlé de mes rimes. L’Officiel lui-même avait imprimé mon nom. J’étais poète, non plus en chambre, mais édité, lancé, s’étalant aux vitres. Je m’étonnais que la foule ne se retournât pas lorsque mes dix-huit ans vaguaient par les rues. Je sentais positivement sur mon front la pression douce d’une couronne en papier faite d’articles découpés.

On me proposa, un jour, de me faire inviter aux soirées d’Augustine. — Qui, On ? — On, parbleu ! Vous le voyez d’ici : l’éternel quidam qui ressemble à tout le monde, l’homme aimable, providentiel, qui, sans rien être par lui-même, sans être bien connu nulle part, va partout, vous conduit partout, ami d’un jour, ami d’une heure, dont personne ne sait le nom, un type essentiellement parisien.

Si j’acceptai, vous pouvez le croire ! Être invité chez Augustine, Augustine, l’illustre comédienne, Augustine le rire aux dents blanches de Molière, avec quelque chose du sourire plus modernement poétique de Musset ; car, — si elle jouait les soubrettes au Théâtre-Français, Musset avait écrit sa comédie de Louison chez elle ; — Augustine Brohan enfin, dont Paris célébrait l’esprit, citait les mots, et qui déjà portait au chapeau, non encore trempée dans l’encre, mais toute prête et taillée d’un fin canif, la plume d’oiseau bleu couleur du temps dont elle devait signer les Lettres de Suzanne.

« — Chançard, me dit mon frère en m’enfournant dans le vaste habit, maintenant, ta fortune est faite. »

Neuf heures sonnaient, je partis.

Augustine Brohan habitait alors rue Lord-Byron, tout en haut des Champs-Élysées, un de ces coquets petits hôtels dont les pauvres diables provinciaux à l’imagination poétique rêvent d’après les romanciers. Une grille, un petit jardin, un perron de quatre marches sous une marquise, des fleurs plein l’antichambre, et tout de suite le salon, un salon vert très éclairé, que je revois si bien…

Comment je montai le perron, comment j’entrai, comment je me présentai, je l’ignore. Un domestique annonça mon nom, mais ce nom, bredouillé d’ailleurs, ne produisit aucun effet sur l’assemblée. Je me rappelle seulement une voix de femme qui disait :

« — Tant mieux, un danseur ! » Il paraît qu’on en manquait. Quelle entrée pour un lyrique !

Terrifié, humilié, je me dissimulai dans la foule. Dire mon effarement !… Au bout d’un instant, autre aventure : mon étrange habit, mes longs cheveux, mon œil boudeur et sombre provoquaient la curiosité publique. J’entendais chuchoter autour de moi « Qui est-ce ?… regardez donc… » et l’on riait. Enfin quelqu’un dit : « C’est le prince valaque ! — Le prince valaque ?… ah ! oui, très bien… » Il faut croire que, ce soir-là, on attendait un prince valaque. J’étais classé, on me laissa tranquille. Mais c’est égal, vous ne sauriez croire combien, pendant toute la soirée, ma couronne usurpée me pesa. D’abord danseur, puis prince valaque. Ces gens-là ne voyaient donc pas ma lyre ?

Enfin, les quadrilles commencèrent. Je dansai, il le fallut ! Je dansai même assez mal, pour un prince valaque. Le quadrille fini, je m’immobilisai, sottement bridé par ma myopie, trop peu hardi pour arborer le lorgnon, trop poète pour porter lunettes, et craignant toujours au moindre mouvement de me luxer le genou à l’angle d’un meuble ou de planter mon nez dans l’entre-deux d’un corsage. Bientôt la faim, la soif s’en mêlèrent ; mais pour un empire, je n’aurais osé m’approcher du buffet avec tout le monde. Je guettais le moment où il serait vide. En attendant, je me mêlais aux groupes des politiqueurs, gardant un air grave, et feignant de dédaigner les félicités du petit salon d’où m’arrivait, avec un bruit de rires et de petites cuillers remuées dans la porcelaine, une fine odeur de thé fumant, de vins d’Espagne et de gâteaux. Enfin, quand on revient danser, je me décide. Me voilà entré, je suis seul… Un éblouissement, ce buffet ! c’était, sous la flamme des bougies, avec ses verres, ses flacons, une pyramide en cristal, blanche, éblouissante, fraîche à la vue, de la neige au soleil. Je prends un verre, frêle comme une fleur ; j’ai bien soin de ne pas serrer par crainte d’en briser la tige. Que verser dedans ? Allons ! du courage, puisque personne ne me voit. J’atteins un flacon en tâtonnant, sans choisir. Ce doit être du kirsch, on dirait du diamant liquide. Va donc pour un petit verre de kirsch ; j’aime son parfum qui me fait rêver de grands bois, son parfum amer et un peu sauvage. Et me voilà versant goutte à goutte, en gourmet, la claire liqueur. Je hausse le verre, j’allonge les lèvres. Horreur ! De l’eau pure, quelle grimace ! Soudain retentit un double éclat de rire : un habit noir, une robe rose que je n’ai pas aperçus, en train de flirter dans un coin, et que ma méprise amuse. Je veux replacer le verre ; mais je suis troublé, ma main tremble, ma manche accroche je ne sais quoi. Un verre tombe, deux, trois verres ! Je me retourne, mes basques s’en mêlent, et la blanche pyramide roule par terre avec les scintillations, le bruit d’ouragan, les éclats sans nombre d’un iceberg qui s’écroulerait.

La maîtresse de maison accourut au vacarme. Heureusement elle est aussi myope que le prince valaque, et celui-ci peut s’évader du buffet sans être aperçu. C’est égal ! ma soirée est gâtée. Ce massacre de petits verres et de carafons me pèse comme un crime. Je ne songe plus qu’à m’en aller. Mais la maman Dubois, éblouie par ma principauté, s’accroche à moi, ne veut pas que je parte sans avoir fait danser sa fille, comment donc ! ses deux filles. Je m’excuse tant bien que mal, je m’échappe, je vais sortir, lorsqu’un grand vieux au sourire fin, tête d’évêque et de diplomate, m’arrête au passage. C’est le docteur Ricord, avec qui j’ai échangé quelques mots tout à l’heure et qui me croit Valaque, comme les autres. — « Mais, prince, puisque vous habitez l’hôtel du Sénat et que nous sommes tout à fait voisins, attendez-moi. J’ai une place pour vous dans ma voiture. » Je voudrais bien, mais je suis venu sans pardessus. Que dirait Ricord d’un prince valaque privé de fourrures et grelottant dans son habit ? Évadons-nous vite, rentrons à pied, par la neige, par le brouillard, plutôt que de laisser voir notre misère. Toujours myope et plus troublé que jamais, je gagne la porte et me glisse au dehors, non sans m’empêtrer dans les tentures. « — Monsieur ne prend pas son pardessus ? » me crie un valet de pied.

Me voilà, à deux heures du matin, loin de chez moi, lâché par les rues, affamé, gelé, et la queue du diable dans ma poche. Tout à coup, la faim m’inspira, une illumination me vint : « Si j’allais aux halles. » On m’avait souvent parlé des halles et d’un certain G…, ouvert toute la nuit, chez lequel on mangeait pour trois sous des soupes aux choux succulentes. Parbleu, oui, j’irai aux halles. Je m’attablerai là comme un vagabond, un rôdeur de nuit. Mes fiertés sont passées. Le vent glace, j’ai l’estomac creux. « — Mon royaume pour un cheval », disait l’autre ; moi je dis tout en trottinant : « — Ma principauté, ma principauté valaque pour une bonne soupe dans un endroit chaud ! »

C’était un vrai bouge par l’aspect, cet établissement de G… qui s’enfonçait poisseux et misérablement éclairé sous les piliers des vieilles halles. Bien souvent depuis, quand le noctambulisme était à la mode, nous avons passé là des nuits entières, entre futurs grands hommes, coudes sur la table, fumant et causant littérature. Mais la première fois, je l’avoue, je faillis reculer malgré ma faim, devant ces murs noirs, cette fumée, ces gens attablés, ronflant le dos au mur ou lapant leur soupe comme des chiens, ces casquettes de don Juan du ruisseau, ces énormes feutres blancs des forts de la halle, et la blouse saine et rugueuse du maraîcher près des guenilles grasses du rôdeur de barrière. J’entrai pourtant, et je dois dire que tout de suite mon habit noir trouva de la compagnie. Ils ne sont pas rares à Paris, passé minuit, les habits noirs sans pardessus l’hiver, et qui ont faim de trois sous de soupe aux choux ! Soupe aux choux exquise d’ailleurs ; odorante comme un jardin et fumante comme un cratère. J’en repris deux fois, quoique cette habitude, inspirée par une salutaire défiance, d’attacher fourchettes et cuillers à la table avec une chaînette, me gênât un peu. Je payai, et le cœur raffermi par cette solide pâtée, je repris la route du quartier latin.

Imaginez-vous ma rentrée, la rentrée du poète remontant au trot la rue de Tournon, le col de son habit relevé, voyant danser devant ses yeux, que la fatigue ensommeille, les ombres élégantes d’une soirée mondaine mêlées aux silhouettes affamées de chez Chose, et cognant, pour en détacher la neige, ses bottines contre la borne de l’hôtel du Sénat, tandis qu’en face les lanternes blanches d’un coupé illuminent la face d’un vieil hôtel, et que le cocher du docteur Ricord demande :

« — Porte, s’il vous plaît ! » La vie de Paris est faite de ces contrastes.

« — Soirée perdue ! me dit mon frère le lendemain. Tu as passé pour prince valaque, et tu n’as pas lancé ton volume. Mais rien n’est encore désespéré. Tu te rattraperas à la visite de digestion. » La digestion d’un verre d’eau, quelle ironie ! Il fallut bien deux mois pour me décider à cette visite. Un jour pourtant, je pris mon parti. En dehors de ses mercredis officiels, Augustine Brohan donnait le dimanche des matinées plus intimes. Je m’y rendis résolument.

À Paris, une matinée qui se respecte ne saurait décemment commencer avant trois et même quatre heures de l’après-midi. Moi, naïf, prenant au sérieux ce mot de matinée, je me présentai à une heure précise, croyant d’ailleurs être en retard.

« — Comme tu viens de bonne heure, monsieur, me dit un garçonnet de cinq ou six ans, blondin, en veston de velours et en pantalon brodé, qui se promenait à travers le jardin verdissant, sur un grand cheval mécanique. Ce jeune homme m’impressionna. Je saluai les cheveux blonds, le cheval, le velours, les broderies, et, trop timide pour rebrousser chemin, je montai. Madame achevant de s’habiller, je dus attendre tout seul une demi-heure. Enfin, madame arrive, cligne des yeux, reconnaît le prince valaque et pour dire quelque chose, commence : « — Vous n’êtes donc pas à la Marche, mon prince ? » À la Marche, moi qui n’avais jamais vu ni courses ni jockeys ! À la fin, cela me fit honte, une bouffée subite me monta du cœur au cerveau ; et puis ce clair soleil, ces odeurs de jardin au printemps entrant par la fenêtre ouverte, l’absence de solennité, cette petite femme souriante et bonne, mille choses me donnaient courage, et j’ouvris mon cœur, je dis tout, j’avouai tout en une fois : comme quoi je n’étais ni Valaque, ni prince, mais simple poète, et l’aventure de mon verre de kirsch, et mon lamentable retour, et mes peurs de province, et ma myopie, et mes espérances, tout cela relevé par l’accent de chez nous. Augustine Brohan riait comme une folle. Tout à coup, on sonne :

« — Bon ! mes cuirassiers », dit-elle.

« — Quels cuirassiers ? »

« — Deux cuirassiers qu’on m’envoie du camp de Châlons et qui ont, paraît-il, d’étonnantes dispositions pour jouer la comédie. »

Je voulais partir.

« — Non pas, restez ; nous allons répéter le Lait d’ânesse, et c’est vous qui serez le critique influent. Là, près de moi, sur ce divan ! »

Deux grands diables entrent, timides, sanglés, cramoisis ; l’un d’eux, je crois bien, joue la comédie quelque part aujourd’hui. On dispose un paravent, je m’installe et la représentation commence.

« — Ils ne vont pas trop mal, me disait Augustine Brohan à mi-voix, mais quelles bottes !… Monsieur le critique, flairez-vous les bottes ? » Cette intimité avec la plus spirituelle comédienne de Paris me ravissait au septième ciel. Je me renversais sur le divan, hochant la tête, souriant d’un air entendu… Mon habit en craquait de joie.

Le moindre de ces détails me paraît énorme aujourd’hui. Voyez pourtant ce que c’est que l’optique : j’avais raconté à Sarcey l’histoire comique de mes débuts dans le monde. Sarcey, un jour, la répéta à Augustine Brohan. Eh bien ! cette ingrate Augustine — que depuis vingt ans je n’ai d’ailleurs pas revue — jura sincèrement ne connaître de moi que mes livres. Elle avait tout oublié ! mais là, tout, de ce qui a tenu tant de place dans ma vie, les verres cassés, le prince valaque, la répétition du Lait d’ânesse, et les bottes des cuirassiers !