Premier péché/14

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Les dangereuses


Au sortir du cours de littérature, le lundi, à l’Université Laval, un ami m’indiqua deux jeunes filles tout près de nous, d’un air interrogateur. Je les reconnus pour les avoir croisées sur une plage quelconque durant la dernière saison — et je les nommai.

— Vous ne me dites pas, s’exclama mon ami. Mlle X et Mlle C ! deux Canadiennes ?  ! Mais je les entends parler anglais, tout le temps ?  !  !

Je haussai les épaules… parler anglais ! mais ne sait-on pas que c’est le suprême chic, et que toute Canadienne — qui veut se pousser — a le devoir de baragouiner cette langue… Baragouiner, c’est le mot, car la plupart d’elles le parlent à peu près comme elles prononceraient l’algonquin.

Je regardai les deux jeunes poseuses : toilettes à sensation, mouvements… très vastes, à faire reculer les humbles petites voisines ; grands airs effarouchés… mais pas farouches ! conversation anglaise, et formulée assez hautement pour être entendue de tous. Il y en a qui ont la rage de faire admirer leur bêtise, et ces dames appartenaient évidemment à cette catégorie assez étrange…

On les regardait, surpris de voir ces Anglaises perdues dans ce milieu français, et louant presque les étrangères qui aimaient notre belle langue… Moi qui savais, hélas ! l’exemple pénible et humiliant que donnaient ces petites demoiselles, je tressautais d’indignation, et j’aurais voulu les cingler de mon mépris, et venger ainsi la langue qu’elles outrageaient.

Sottes, va !

Que vont-elles faire aux conférences de littérature, ces petites ignorantes, que le distingué professeur sera impuissant à instruire… on ne met pas de l’intelligence dans les cervelles vides. Ce qu’elles vont faire là ?

Poser.

C’est très bien vu, ces conférences-là, c’est chic. M. un tel, Mme Chose, Mlle Machin, y assistent… on s’étonnerait de ne pas voir ces demoiselles, qui n’appartiennent pas à notre élite intellectuelle, comme le faisait remarquer M. de Nevers[1] — mais hélas ! à notre élite sociale. Et c’est ainsi qu’elles se rendent aux cours de littérature, — pas pour s’instruire — du français, fi ! — est-ce que l’on peut encore aimer le français quand on sait l’anglais ?…

Ont-elles du cœur, de la fierté, de l’honneur patriotique, ces donzelles, qui sacrifient avec un sourire niais, les intérêts de leur nationalité ? Est-ce qu’elles soupçonnent la lâcheté de leur trahison, est-ce qu’elles comprennent qu’en reniant leur langue, elles dédaignent le plus bel apanage de leur race… Non, elles ne comprennent rien. Et, pourquoi ?

Je pardonne bien volontiers à une humble fille de ne pas parler correctement sa langue. Souvent elle s’est trouvée dans un milieu où on la parlait de façon incorrecte — et comment voulez-vous qu’elle sache ? C’est plus haut qu’il faut regarder, — plus haut, à la tête, c’est là que le mal réside, et il est terrible ce mal — et disons-le, les femmes en souffrent plus particulièrement. Il y a certes moins de patriotisme chez la Canadienne, que chez le Canadien. Un grand nombre d’elles ne savent même pas ce que résume ce mot : patriotisme ; elles le confondent avec celui : politique — et trouvent modestement que ce sont les affaires des hommes !… C’est à pleurer.

C’est dans la meilleure société canadienne-française que le microbe anglicisateur fait des ravages… et quels ravages ! Est-ce que l’on n’apprend pas à nos jeunes filles, dans nos maisons d’éducation, l’histoire canadienne ? Est-ce qu’on ne leur dit pas au prix de quels héroïsmes fut fondée cette petite colonie, ce que souffrirent nos premiers ancêtres — et plus tard, dans le siècle que nous venons de quitter, ne leur montre-t-on pas le flot rouge qui dans son jaillissement apportait une liberté au petit peuple français des bords du Saint-Laurent, le sacrant, dans ce baptême sanglant : nation canadienne. Ne leur dit-on plus rien ? On leur dit tout cela, mais demain, emportées dans un courant néfaste, elles oublient ce qu’une fille doit de respect à sa mère, ce qu’une Canadienne doit d’amour à la France !

Et vous trouvez ces ingrates enfants, dans les rangs de la haute société, ce sont ces demoiselles qui donnent le ton, ce sont les femmes de qui l’on attend l’exemple — et ce sont les mères de demain.

  1. « Les Anglais et nous, » conférence donnée à l’Institut Canadien de Québec, par le distingué auteur de « l’Ami américain ».