Premier péché/17

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Morte-Vivante


Cela sentait bon dans le petit boudoir ; une vague odeur d’iris s’échappait de toutes ces joliesses jetées là dans un artistique fouillis. De mon nid douilleté de coussins, au fond d’une causeuse, je voyais tout, je donnais un regard à la table finement sculptée, j’admirais ces fauteuils drapés dans de riches soies. Les tentures à teintes légèrement rosées s’harmonisaient avec les décors délicats de ce coquet retiro. Il planait là une ombre discrète, voilant à peine toutes ces élégances pour leur donner un charme intime d’une pénétrante attraction. Un vrai nid à rêves, où ne voletaient que des papillons roses, butinant sur nos illusions le plus pur de notre enthousiasme jeune… et qui sait, peut-être un peu naïf. Mais le bonheur est fait souvent de naïvetés.

Et je rêvai, heureuse de ce luxe qui charmait toutes mes délicatesses de femme… sans penser que ce boudoir servant de cadre à une jolie mondaine, n’était guère fait pour le repos de celles à qui la lutte constante échoit en partage. Je secouai bravement l’engourdissement qui me gagnait dans la chaleur parfumée de ce charmant lieu, et j’attendis.

Une portière se souleva, et dans l’encadrement rose, une tête couronnée d’un flot d’or brun me sourit. C’était l’amie de pension retrouvée après de longues années d’absence, et pour laquelle la vie avait joyeusement dépensé toutes ses faveurs.

Elle vint vers moi la main tendue, une petite main de belle inactive, et l’abandonna dans la mienne dont l’étreinte était toute cordiale. Un air de lassitude extrême se lisait sur la jolie figure, les traits légèrement tirés révélaient de la fatigue morale. J’embrassai d’un coup d’œil toutes les fines merveilles, tentatrices d’une minute, pour leur dire que je ne les enviais plus.

— Se peut-il, pensai-je, bêtement, que l’on souffre ici ?… Et vrai, j’aurais ri d’un rire amer à la stupéfaction des gentils Amours qui se prélassaient ironiquement sur le marbre d’une console.

— Elle parla d’une voix languissante, avec des notes brisées, comme si l’harmonie était à jamais détruite en elle ; évoqua une à une nos pages de pensionnaires, jeta un éclat de rire, celui de jadis, en remémorant une espièglerie d’antan, s’informa des amies dispersées, eut un mot ému à l’adresse d’une bonne maîtresse, se rappela l’esprit endiablé d’une compagne. Elle s’animait en parlant, sa voix reprenait de la gaieté, son regard de la vivacité, sa bouche se faisait moqueuse pour une raillerie fine et acerbe : je la reconnaissais.

Dans ma joie, j’allais le lui crier quand, soudain, l’éclaircie joyeuse se voila tristement, comme ces gazes ombrant les merveilles éclatantes d’Orient… puis le triste s’accentua, c’était maintenant un pâle linceul… et d’une voix où rien ne vibrait plus :

Tout cela, c’était le beau temps, et maintenant…

— Et maintenant ? fis-je en écho fidèle.

— Oh ! maintenant, c’est l’ennui, la lassitude, l’irréparable. Et une petite main se posa sur les yeux, les diamants scintillèrent, imitant des pleurs.

— On m’envie, on me loue, on m’encense ; toutes mes fantaisies deviennent des réalités ; j’ai vu, sans les admirer, toutes les merveilles des mondes ; la France et l’Italie m’ont dévoilé leurs splendeurs ; l’Océan m’a montré sa beauté et sa fureur ; j’ai gravi les hauts pics d’Outre-Mer ; j’ai côtoyé des précipices ; j’ai visité des pagodes indiennes ; j’ai vu le sable des déserts ; le Sphinx ne m’a pas surprise ; les Pyramides ne m’ont pas étonnée, et en pleine Palestine, courbée sur la terre où était mort le Christ… je suis restée froide comme le marbre de son tombeau.

Elle appuya sa belle tête sur le dossier du fauteuil, comme lasse de cette longue conversation. Puis de cette voix lente qui faisait mal :

— Je ne suis plus une femme, mais une ombre ; je m’agite ; je ne vis pas… car mon cœur est mort !

— Mort ! répétai-je inconsciemment et de quoi ? — De rien, répondit-elle froidement. — Et votre mari ? repris-je.

— Mon mari est un homme charmant, intelligent et bon. Il m’aime, et n’a qu’un regret : celui de ne me deviner aucun caprice. Je l’aimerais si j’en étais capable, mais je ne souffre nullement de ce manque d’amour.

— Un enfant ! pensai-je. Oh ! si vous aviez un enfant.

Toujours ce même sourire indifférent.

— J’en ai un qui dort là-bas ; il avait un an quand je lui ai mis sa dernière toilette… et je n’ai pas pleuré. Pourtant, il était joli ce mignon, et m’embrassait bien gentiment.

Ce fut tout. Pas une lueur tendre ne voila le brun de ses yeux.

Maintenant, l’atmosphère du boudoir me semblait chargée d’effluves malfaisants, j’éprouvais un vif malaise, les idées se choquaient dans mon cerveau, et je crus que mon cœur agonisait.

Et comme je m’en allais : « Ne me méprisez pas, fit mon amie, je suis une malade morale, et mon cas est désespéré ! » Oh ! cette voix morte !

Sur le palier, je croisai un beau jeune homme, sa figure reflétait la joie de vivre, et il semblait absolument heureux. Aimait-il assez la jolie indolente qui vivait là, pour ne pas croire son cœur mort ?…

J’avais besoin de regarder la vie de tout près, et par les petites rues, je me sauvai. Une fourmilière d’enfants s’agitait là, avec des cris ravis, des pleurs désolés ; les mamans passaient, caressant l’un, tapochant l’autre. C’était la vie, ça ! Et c’était plaisir à voir, mon cœur battait de grands coups, et je sentais une surabondance de joie dans tout mon être.

Je ressentis une pitié sincère pour la pauvre âme qui, là-bas, ne sentait plus, parce que la vie lui avait trop donné ; les jouissances avaient tué chez elle, la faculté d’être heureuse. Et comme l’on comprend bien devant ces ruines vivantes que le travail est nécessaire ; il indique des devoirs, il fortifie les sentiments, il vivifie l’intelligence, donne la force à l’âme ; et au cœur, il dicte le moyen de jouir du bonheur que l’on donne aux autres, car seul il sait éloigner l’égoïsme.