Premier péché/31

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Comment le Chœur choisit


— C’est votre dernier mot, Mina ?

— Le dernier, oui, mon ami : je vous ai dit pourquoi je ne prenais pas part à cette excursion… Alors, c’est bien inutile d’insister…

— Ainsi, vous refusez de venir avec nous, parce que Yvette M. est invitée ? Et il ne vous convient pas de frayer avec cette jeune fille, parce qu’elle travaille ? Voyons, Mina, êtes-vous bien raisonnable, et ne pouvez-vous pas oublier ce détail pour me faire plaisir ? Je serais si content de vous voir près de moi, sur notre joli yacht ; nous y causerions de si douces choses…

La voix de Maurice se faisait caressante, il se penchait vers la jolie Mina, dont la fine bouche avait un pli dédaigneux, et l’enveloppait d’un long regard où l’amour et le chagrin se lisaient : elle ne vit rien ou refusa de voir.

Son petit pied battait nerveusement le tapis ; il vit son impatience.

— Ces préjugés, ma chère, ne sont plus de mise, et je ne puis guère demander à Mlle Yvette de rester chez elle ; tous nos amis sent heureux de la recevoir, elle est, me dit-on, fort gentille et jolie, bien élevée ; d’ailleurs, n’avez-vous pas grandi ensemble, chez les Ursulines ?

— Oh ! parfaitement, mais les temps ont changé… et puis, elle m’agace !…

— Mina, voulez-vous me faire un sacrifice ? Venez avec moi, j’ai besoin de vous, aujourd’hui, vous savez combien vous m’êtes précieuse ; il me semble que vous conjureriez l’influence que je sens planer sur moi… Mina, voulez-vous être ma mascotte ?

Il avait parlé avec émotion. Leurs regards se croisèrent, tous deux chargés de tendresse. Elle allait répondre et dire oui, quand une main souleva la portière et dans l’encadrement, une femme parut. Mina, dans un geste de regret, articula faiblement :

— Demandez à maman ?…

Maurice tourna vers la majestueuse femme les flots de son entraînante éloquence.

La figure de la mère se contractait : d’un ton compassé, elle refusa nettement.

— Non, finit-elle, de ce ton froid qui semble sortir de quelque glacier ; je veux épargner à Mina les ennuis d’un rapprochement avec certaines personnes qu’elle ne pourra convenablement rencontrer à la ville.

Et comme Maurice allait encore parler :

— N’insistez pas, fit-elle, Mina a raison de rester et je l’approuve, en vous blâmant de n’en pas faire autant.

— Je ne le pourrais, Madame : on compte sur moi, pour guider le yacht ; vous savez que je suis un peu marin ?…

Et il se redressa fièrement, fort élégant dans son costume négligé.

Il s’en allait, Mina s’appuya sur la clôture du petit jardin dont elle venait de parcourir l’allée avec Maurice ; sa tête gracieuse se posa sur ses bras demi-nus et ses tresses brunes faisaient encore ressortir la blancheur douce de la peau ; elle était ainsi séduisante au possible. Ses grands yeux bruns dégageaient des caresses…

— Maurice, n’y allez pas !

Et la supplication montait ardente du meilleur de l’âme.

Le jeune homme s’arrêta à ce cri sincère.

— Mina, venez, je vous en prie ! C’est étrange, n’est-ce pas, mais il me semble que nos vies se séparent ici, et je me sens tout meurtri… Venez !

Froissée, d’un grand geste, la jeune fille refusa, et sans un adieu, elle s’enfuit au milieu des arbres… Il regarda sa robe blanche flotter : quand il ne vit plus rien, un soupir le secoua tout, et il se mit à marcher vers la grève…

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Toute une gaie compagnie caquetait et riait. On salua de grands cris son arrivée.

— Venez donc, vilain, qui retardez notre départ. — Ce n’est pas gentil de se faire attendre ainsi. — Vous abusez de votre pouvoir, sachant que nous ne pouvions partir sans vous… Et Mina ? Qu’avez-vous fait de Mina ? — Pourquoi Mina ne vient-elle pas ? — Voyons, expliquez-vous. — Parlez. — Dites quelque chose. — Que devient Mina ?

Et toutes ces phrases se confondaient ; il avait à peine le temps de sourire à chacun. Enfin, on se tut, et lui, répondant à la plus pressante question :

Mlle Mina C. ne peut venir ; elle a la migraine, ajouta-t-il précipitamment, cette raison banale lui venant aux lèvres dans sa hâte de dire quelque chose de raisonnable, lui qui n’avait pas encore songé à une excuse.

Il perçut un long murmure, et confusément cette phrase vint jusqu’à lui : il la devina peut-être ?…

— C’est parce qu’Yvette M. est ici, Mina est très fière, — et elle a raison !

Il sentit que ces mots se répétaient dans les mille chuchotements arrivant à son oreille, et une immense pitié inonda son cœur.

Si, elle, l’entendait, cette mauvaise phrase ?

Et d’un regard attendri, il la chercha à travers la foule joyeuse. Tous, il les connaissait ; elle seule lui était inconnue. Comme elle n’était à X, que depuis deux jours, il ne l’avait pas encore rencontrée.

Maurice distingua vite une blonde jeune fille, toute menue dans sa toilette de mousseline bleue. Du bout de son ombrelle, elle tourmentait le sable fin. S’approchant d’une dame qui riait, il dit :

— Présentez-moi s’il vous plaît à Mlle M.

Le beau regard bleu qui se leva vers lui était embué de larmes. Le jeune homme en voulut à Mina de nuager les grands yeux timides, et une instinctive sympathie l’attira vers cette pâle enfant qui souffrait, même de ses rares joies…

Sur le beau fleuve, le yacht se berçait, la vague avait des amollissements, et sa douceur ouatée endormait d’illusions. La jolie figure d’Yvette M, n’avait pas perdu son ombre, et Maurice, qui la regardait souvent, s’attristait de cette tristesse. De tout le jour, il ne l’approcha, l’observant avidement ; sa grâce séduisante l’impressionnait, et de toute son énergie, il réagissait contre cette impression, évoquant dans le même cadre les yeux ardents de Mina.

Mais Mina avait perdu de son charme, en révélant sa sotte fierté…

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Le soleil se couchait au delà des montagnes : c’était un resplendissement. La nue avait des teintes opalines, mauves, vertes, roses et bleues ; à l’horizon la ligne bleue prenait des tons sombres. Cette irradiation recevait le baiser de hauts arbres, et cette caresse majestueuse mettait de l’attendrissement dans toute la nature. C’était trop beau !

Maurice s’appuya sur une voile repliée, s’abandonnant à une rêverie où la pensée n’était plus agissante.

Tout près de lui s’entendit un soupir : il le sentit baigné de larmes ; et, se retournant, les fins traits d’Yvette lui apparurent, idéalisés de toutes les teintes radieuses de l’horizon charmeur.

— C’est beau !

La même exclamation s’échappa de leurs âmes.

Et de sentir vibrer son admiration dans une autre admiration, Maurice éprouva une folle joie. Il s’assit là, tout près d’elle, et se mit à lui causer de la nature si bien comprise ; il lui confia ses aspirations, lui révéla ses goûts, lui esquissa son rêve de bonheur : celui d’être compris et aimé… Il parlait, sentant des effluves doux — d’un autre cœur, voler vers le sien, et si profondément heureux qu’il eut peur.

— Oh ! Mina, qu’as-tu fait ?

Ce cri jaillit spontanément, mais mourut au plus profond de la pensée ; et la délicieuse figure de la jeune amie disparut avec les derniers rayons du soleil expirant.

Il voulait entendre Yvette ; cette voix douce lui caressait le cœur : il avait besoin d’écouter cette mélodie. Elle parla, lentement, avec des notes attendries, comme si la beauté de ce jour mourant avait droit à sa confidence. Elle confia larmes et sourires, car c’était au flot qu’elle parlait, oubliant que lui était là, tant déjà il se confondait dans la grande sympathie des choses berçantes.

Maurice regardait la frêle enfant avec une pitié admirative : ainsi elle avait eu la force de se lancer dans la mêlée, le jour où la fortune lui tourna le dos, et l’enfant, choyée hier, était devenue la vaillante femme prête au combat. Elle lui apparut grandie, et si grande, si grande, que nul piédestal n’était digne d’elle.

La phrase du matin lui dansa dans l’esprit ; il voulait savoir :

— Vos amies vous consolent de maints ennuis ?

Elle secoua sa blonde tête.

— Des amies ? Oh ! je n’en ai guère. Et n’avez-vous pas compris bien des humiliations ce matin même… car j’ai entendu toutes les phrases qui accueillaient votre arrivée.

Sa voix avait de l’amertume, elle se teinta d’attendrissement :

— Mina était bien gentille, pour moi, jadis, mais alors, j’avais mon père !…

Elle se tut, et tous deux regardèrent le ciel ; quelques étoiles éblouissaient, la lune blanchissait la nue, et par une coquetterie séductrice, choisissait pour miroir la vague rayonnante. Le clapotis très doux apportait des chansons ; des rives venaient mille frémissements enivrés. Tout disait d’aimer, et Maurice ne résista pas : il saisit la petite main, et d’une voix toute frémissante de la poésie qui idéalisait ciel, terre et onde, il murmura :

— C’est beau !

— C’est beau, répéta-t-elle : et leurs deux cœurs, ainsi se donnèrent.

***

Elle l’attendait, ce soir-là, dans son petit salon, tout parfumé du bouquet reçu le matin même, et qui comptait sur les pétales de ses roses tant de baisers.

Il lui apparut plus beau encore, avec, dans ses yeux gris, un reste de l’éblouissement recueilli le soir où la lune souriait à l’éclosion de leur tendresse.

La grâce fine d’Yvette rayonnait dans ce milieu créé par elle, et qui lui servait délicieusement de cadre. Tout y était discret et d’un goût charmant, Maurice s’y trouva encore plus heureux que sur le pont du joli yacht blanc, et avec abandon, ils causèrent.

Il voulait connaître tout de sa vie, et ce qu’elle n’avait pas dit l’autre soir, il le lui demanda, dans le recueillement parfumé du joli appartement.

— Êtes-vous heureuse ?

Elle lui sourit lumineusement.

— Heureuse, mais comment ne le serais-je pas ? J’ai compris la vraie signification du devoir, il a consisté pour moi dans la lourde tâche de disputer mon pain à la lutte quotidienne. Aucune amertume ne m’est venue, et je suis heureuse tous les jours de remplir mes heures de travail, et tous les soirs, je m’endors satisfaite d’un vrai contentement…

Elle parlait tout simplement ; un demi sourire se jouait sur sa lèvre ; on la sentait heureuse, et sa joie réconfortait.

— Et vos amies ? interrogea-t-il, pendant que sa pensée rejoignait la fière Mina…

Les yeux bleus d’Yvette eurent une lueur amusée.

— Les amies, dit-elle gaiement, les sincères sont restées miennes, et les autres… elles ne l’étaient pas ! — Et avec son franc sourire :

— Je ne leur donne pas l’honneur d’un regret !

Maurice comprit cette vraie femme, intelligente, exquise et forte, si différente de l’autre. Un désir irrésistible lui vint de saisir le bonheur qui était là, tout près de lui. Il savoura, une par une, toutes les ivresses qui lui montaient au cœur, et se penchant près de l’oreille rose, toute jolie dans l’attente de l’aveu :

— Yvette, je vous aime ! Voulez-vous m’aimer !

Il y a des mots qui ne disent rien.

Les yeux expriment tout.

***

« Il me semble que vous conjureriez l’influence que je sens planer sur moi… Mina, voulez-vous être ma mascotte ? »

Pour la vingtième fois, la brune jeune fille relisait ces mots inscrits dans un petit cahier rouge où dormaient tant de rêves. Une larme les mouilla, et ce fut tout.

À la dernière page du Journal, d’une écriture peut-être un peu tremblante :

« Maurice, j’ai été votre mascotte, ma fierté vous vaut le vrai bonheur…

« Et moi, les larmes m’ont purifiée, et je deviens bonne.

« Heureux tous deux, soyez-le ! »

La reliure rouge dormit sur ce souhait touchant, mais il dut s’en échapper une senteur douce qui parfuma plus délicieusement encore l’enivrement des deux êtres qui mêlaient leurs cœurs, leurs pensées, leurs vies.