Premier péché/44

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La Patrie (p. 137-140).

Fantaisie sur le Thème « Moinerie »


Qu’il était beau le jardin immense peuplé d’arbres canadiens : l’orgueilleux chêne toujours dominant ; le bouleau fier de sa blanche toilette enrichie de broderies vertes ; l’érable, dont les grandes feuilles artistement découpées sont les idéales phtisiques de nos forêts. Des sapins prêtaient leur rudesse aux décors ; on y voyait des pommiers où fleurissaient à la caresse printanière les blanches fleurettes qui, après avoir aimé tout l’été la branche souriante, offrent à l’automne un fruit éclatant et mignon, qu’on nomme : pommette d’amour. On y voyait aussi les cerisiers, les senelliers, les pruniers, et enfin, tout au bas d’une pente bien rude, un poirier, oh ! un poirier canadien, avec un fruit tout petit, mais si délicieux, — le fruit des oiseaux !

Une robe blanche s’agitait, passant comme une ombre ailée à travers le fouillis verdoyant ; elle arrivait souvent, parée de marguerites, s’asseyait dans l’herbe fraîche, ou encore, sans respect pour la dignité juponnière, cavalièrement se campait sur une branche, et là s’amusait à lancer ses petits souliers dans les buissons voisins. Puis devenant rêveuse — sans en connaître le mot, — tant la nature pleine de poésie gravait dans cette âme enfantine ce je ne sais quoi de subtil qui se dégage du parfum des arbres et de la romance de l’eau, l’enfant écoutait la jolie petite rivière, dont on entendait le gazouillis charmeur, pendant qu’à ses pieds on apercevait la glace humide, recouverte d’une gaze émeraude, tissée de toutes ces feuilles menues et gracieuses, comme si, par une coquetterie prévoyante on la tamisait pour sauver sa limpidité de toute tache.

La fillette écoutait le concert du vent qui dirigeait l’orchestre de ce grand bois. Que d’harmonies frémissantes ! Parfois effleurantes comme des baisers, caressantes comme l’amour, chantonnantes comme un aveu ; parfois aussi, rauques comme des sanglots, étouffées comme des plaintes, passionnées comme des luttes ; et les arbres, tour à tour, obéissaient au souffle impétueux du grand maître !

Quand la voix prenait ses inflexions les plus captivantes, la petite sentait au cœur comme un appel, et de ses bras mignons étreignait la branche la plus lourde et la plus touffue, engloutissant dans l’enchevêtrement épais sa minuscule personne. La chevelure brune s’accrochait aux aspérités du tronc rugueux pendant que du sommet de l’arbre tombaient, comme en une pluie de caresses, des épinglettes, des festons, des feuillettes, des atomes verts et bruns qui diapraient le front, les joues, les cheveux, le cou. À chaque effleurement de ces petites choses venues du ciel, l’enfant souriait comme à un baiser de la nature ; tous deux s’aimaient, s’étant compris à la première entrevue. La révélation de leurs âmes avait été complète ; le frisson du vent, l’épanouissement de la feuille, le rayonnement du fruit, la fillette aimait tout ; tout cela avait son langage, et ce langage elle le savait par cœur, ayant étudié dans ce livre immense ouvert devant elle : la nature.

Elle souriait au premier bourgeon, elle pleurait à la dernière feuille, et boudait tout l’hiver cette neige bien belle, pourtant, mais qui lui ravissait de plus grandes beautés. Aussi au printemps, lorsque son bois s’enguirlandait, elle rêvait d’avance à la saison des chants, en guettant dans l’espace le premier voltigement de la troupe aimée.

Les petites hirondelles bien jolies, les merles railleurs, les rossignols artistes, les serins ramageurs, elle les connaissait tous, mais son favori, c’était la fauvette. Elle aimait par-dessus tout le roucoulis gracieux de cet oisillon, elle adaptait des poèmes aux vocalises fines et tendres, elle sentait que la fauvette chantait pour lui souffler mille choses, pour rendre son sourire plus caressant et mettre une ombre d’ivresse douce dans la clarté de son regard.

Jolie fauvette avait niché son nid dans l’angle le plus coquet du beau poirier ; un jour que l’enfant s’arrêtait là pour mieux entendre les joyeux petits cris d’oiseaux, elle vit un mignon bec s’avancer et becqueter les fruits rouges ; lentement, et avec des ruses prudentes, elle se haussa jusqu’au nid. Maman fauvette y donnait à dîner, une dînette de baisers, car les becs se touchaient — baisers de vie. La mère fauvette était ravissante, et sa petite famille la regardait avec amour. Oh ! le bon petit dîner ! La petite en rêvait sa part…

Soudain les yeux bleus de l’enfant rencontrèrent ceux de la fauvette, et magnétisme de sympathie, l’oiseau sourit — je crois ? — Les oiseaux ont leur façon de sourire !

Depuis, la fillette revint chaque jour : craignant pour l’estomac des fauvettons la fatigue du régime poirier, elle secouait dans le nid de bien bonnes choses. Les petiots repus chantaient à leur bienfaitrice des refrains berceurs, ils gazouillaient dans ses cheveux, fleuretaient avec ses lèvres et s’endormaient dans les broderies blanches de sa robe.

Parfois leur chant était triste, coupé de gémissements timides ; alors elle cherchait le secret de leur mélancolie, et ne trouvait rien. Seulement, ce jour-là, elle les aimait davantage et mettait dans leur plumage fauve de plus longues caresses.

Ils s’aimèrent ainsi toute une saison.

Un matin, l’automne venait, la brise se faisait plus froide, et la petite, en se rendant au nid, avait envie de pleurer, — pressentiment de la tristesse qui l’attendait en bas, au poirier. Elle marchait sur des feuilles tombées durant la nuit, et ces piétinées semblaient lui murmurer une douleur… Tout en haut le nid était vide, et souillé de sang, et de petites plumes ; elle eut un sourd sanglot et s’affaissa au pied de l’arbre.

Mes oiseaux ! mes oiseaux, murmurait-elle en se roulant sur un lit de feuilles mortes. Soudain, entre les doigts mouillés de larmes, une tête sanglante se posa, effleurant la joue toute tiède : C’était maman Fauvette !

Elle était agonisante, la chère, toute meurtrie de la lutte mortelle.

— Où sont les petits ? questionna l’enfant, qui, elle aussi, avait ses droits sur la chère famille.

— Morts, répondit la fauvette, morts, on me les a tués !

— Tués, reprit l’enfant, et pourquoi ? Ils étaient si jolis, et leur chant si doux…

— Ah ! c’est que tu ne sais pas, toi, petite, qu’il y a des êtres méchants, mais tu l’apprendras plus tard. Il y a des êtres à qui le sourire déplaît, et qui ne peuvent souffrir la joie — il y a des oiseaux traîtres, comme il y a des hommes fourbes. Jadis, au Canada, nos mères grands le racontent, les oiseaux vivaient bien heureux ; tous s’aimaient et se protégeaient ; c’était l’âge d’or. Mais voilà qu’un homme qui devait être l’ennemi de la gent ailée fit venir de bien loin toute une troupe de barbares et la lança contre nous. Cela s’appelait des moineaux ; le nom est doux, mais l’oiseau est cruel et méchant. Depuis cette heure néfaste, il y a guerre chez nous, et si les nids ne sont pas barricadés, le vilain y pénètre, prend tout et tue. Il ne m’a même pas laissé les cadavres de mes petits… N’est-ce pas horrible cela ? fit la pauvrette, dont la voix se faisait plus saccadée, plus mourante… Le moineau est un diplomate, sa robuste constitution lui permet d’affronter vos neiges, alors que nous, oiselets tout frêles, émigrons vers des cieux plus chauds ; pendant notre absence, M. le Moineau et Madame la Moinelle font des complots contre nos frêles nids ; notre grâce et nos chants excitent leur jalousie. Pour mieux ressembler au loyal Baptiste, le moineau s’est embougriné d’étoffe du pays ; c’est encore une ruse, et preuve qu’il n’aime pas « Baptiste, » c’est qu’il s’acharne à sa moisson, comme il s’acharne à nous. C’est un traître, petite, c’est l’Iroquois des nations oiseaux, c’est lui qui m’a tué mes petits, c’est lui qui m’a tuée… Venge-moi !…

Puis la pauvrette ferma ses petits yeux, l’enfant lui fit une tombe de ses deux mains, et pleura, pleura longtemps sur la fauvette tuée par le moineau.

Ce fut son premier chagrin. Un oiseau lui révéla la méchanceté que son âme jeune ne soupçonnait même pas…


***


À Gaston


Vous qui aimez les moineaux, Gaston,[1] c’est que vous n’avez pas assisté à l’agonie d’une fauvette, c’est que vous ignorez la perversité du moineau, c’est que vous ne saviez pas qu’il avait coûté les premiers pleurs d’une enfant, c’est que vous n’avez pas vécu vos premières émotions avec le vent, les feuilles et les oiseaux.

Je vous dédie l’histoire d’une fauvette amie, dont le trépas fut mon premier deuil : et si une petite larme tombe encore ici, sur la tombe de Maman Fauvette, il faut comprendre cet attendrissement donné à toute une page de ma vie libre.

Gaston, n’aimez plus les moineaux, je vous prie, ils sont méchants ! Aidez-moi plutôt à venger la jolie fauvette qui me modula les premières harmonies, et pour le meurtre de mes fauvettes, je demande qu’on scalpe de leur étoffe grise, tous les odieux moineaux. On ne permet pas à de vulgaires étrangers de porter la livrée canadienne.

Je hais les moineaux, tueurs de fauvettes. Gaston, je vous passe ma haine !

  1. M. Gaston de Montigny qui avait signé de son prénom, un spirituel article intitulé « Moinerie. »