Premier septembre

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Premier septembre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 195-210).
PREMIER SEPTEMBRE

Cette date dit assez ce dont je veux parler. Vingt-cinq ans révolus, depuis la pire journée de ces mauvais mois. Les arbres qu’on plantait alors font déjà une ombre large sur la terre ; les enfans qui naissaient sont des hommes dans la force de l’âge, prêts à nous remplacer. Un quart de siècle, profond lac d’oubli. Et pourtant, par-dessus les tumultes de la vie courante, le souvenir est remonté à la surface. Des deux côtés, on s’est recueilli pour la commémoration de ces images lointaines : chez les vainqueurs, avec une ostentation orgueilleuse que nous leur reprochons, que nous étalerions plus bruyamment encore si nous étions à leur place ; chez nous, avec de pieux hommages à l’inutile vaillance de ceux que la fortune accabla. Comment parler d’autre chose, en ces jours qui ramènent les fantômes ?

Je viens de lire le plus récent ouvrage sur la guerre de 1870. Après tant d’autres, M. le commandant Rousset[1] a tenté de retracer cette histoire avec tous les documens dont on dispose aujourd’hui. Son livre m’a paru bien fait, clair, équitable, écrit avec une gravité militaire ; je n’y ai trouvé ni déclamation, ni injustices, ni cette stratégie conjecturale où s’égarent trop souvent les gens du métier, quand ils prétendent démontrer ce qui serait arrivé, si l’on avait opéré autrement dans telle circonstance donnée. Je cite ce livre comme un thème qui reporte la pensée à ces grands événemens ; mais je n’ai pas pris la plume pour un compte rendu critique. L’auteur me pardonnera de passer outre et de laisser un libre cours à quelques impressions personnelles : souvenirs qu’on s’efforce de démêler, chapitre de mémoires intimes qu’il est temps d’écrire, à ce tournant où notre vie hâtive s’arrête un instant, pour regarder en arrière son noir point de départ et le chemin parcouru depuis lors.

I

C’est très loin. La bruine du temps efface. Cependant, derrière les images plus nettes que l’existence accumula sur les plans plus proches, la sombre vision flotte et domine au fond de toutes les perspectives ; comme ces formidables constructions de nuées qui retiennent le regard dans les lointains d’un ciel d’orage, par-delà les accidens réels et familiers des paysages environnans. C’est un bruit ancien qui persiste sous les bruits récens, comme le grondement de l’Océan demeure dans l’oreille, après la traversée, par-dessous les voix de la terre retrouvée. Je ne sais s’il est des mémoires heureuses, — ou malheureuses ! — assez fidèles pour garder toute la suite et tout le détail des spectacles qui ont fortement, péniblement saisi l’âme au seuil de la vie. Il semble que la mémoire fasse un effort pour se décharger des poids qui l’ont trop oppressée. La mienne n’a retenu de ce temps que de larges masses confuses, avec quelques petits points très précis : des instantanés, d’une signification médiocre, le plus souvent ; pourquoi ceux-là plutôt que d’autres ?

D’abord, ce qu’on pourrait appeler la période d’allégresse ; le Paris en délire de juillet 1870, sillonné de troupes, assourdi par les clairons, les tambours, les fanfares, qui promenaient sur la ville le vent grisant de la Marseillaise déchaînée. Dans le hurlement ininterrompu de la foule : « A Berlin ! » les régimens remontaient les boulevards entre deux haies de consommateurs attablés aux terrasses des cafés ; on arrachait du rang les soldats, les zouaves surtout, pour leur offrir des rafraîchissemens, des fleurs. L’imagination rapide de notre peuple se donnait d’avance les sensations du retour triomphal. Les cris redoublaient, le cortège enthousiaste grossissait sur le boulevard de Strasbourg, enveloppant les colonnes jusqu’aux larges baies de la gare de l’Est où elles s’engouffraient. Je la revois toujours, cette gare de l’Est, avec sa figure symbolique d’alors : bouche de pierre ouverte là-bas, au fond de la voie montante qu’elle barre, buvant sans trêve ce flot d’hommes armés, qui coulait vers elle, disparaissait dans ses profondeurs, absorbé, pompé par les machines à vapeur dans le gouffre invisible.

L’ivresse atteignait son paroxysme durant les soirs de ce torride juillet. Il semblait que la Marseillaise se fût envolée, miraculeuse ressuscitée, du bas-relief de l’Arc de Triomphe où Rude l’enchaîna. Elle rugissait partout, avec une plasticité qui se pliait aux talens divers de ses interprètes. A l’Opéra, Faure en faisait un psaume, une prière ; ainsi devaient chanter les Macchabées au matin d’un combat, les calvinistes dans les conciliabules des Cévennes. Au couplet « Amour sacré de la patrie », il avait un geste d’une incomparable beauté religieuse, quand il élevait les bras au ciel en ramenant sur sa poitrine les plis du drapeau. A la Comédie-Française, Mlle Agar rendait aux paroles et à la musique l’emportement des fureurs révolutionnaires. Si ma mémoire ne me trompe pas, la censure interdit cette exécution trop fidèle et remplaça promptement la tragédienne dans son emploi patriotique. Aux cafés-concerts des Champs-Elysées, l’hymne de Rouget de l’Isle alternait avec le Rhin allemand de Musset : des voix différemment canailles braillaient avec la même vulgarité les deux chants, répétés jusqu’à l’obsession. Le sentiment des nuances n’est pas très développé à vingt ans ; pourtant on sortait de là avec une nausée de tristesse, avec une vague appréhension devant ce patriotisme criard, frelaté comme les alcools qui le chauffaient. Mais ces dégoûts se fondaient vite dans l’atmosphère d’allégresse militaire qui enfiévrait tous les cœurs.

Un soir, à l’Opéra, tandis qu’Emile de Girard in secouait frénétiquement sa mèche en donnant le signal des applaudissemens, on me montra dans une loge un homme penché au balcon ; une large tête chevelue, appuyée sur les deux poings, le regard perdu dans le vague, les narines aspirant tout ce qui montait de révolte et de menace dans l’hymne révolutionnaire. C’était Gambetta, que je voyais pour la première fois. Le tribun donnait l’impression d’un lion à l’affût, reniflant l’odeur d’une proie lointaine dans l’ouragan qui lui en apporte les émanations. Il nous lit penser à Mirabeau écoutant chanter les bandes qui allaient démolir la Bastille. À cette minute, il sentait visiblement l’approche de choses obscures, terribles et convoitées.

La Marseillaise libérée était le signe sensible d’une ère nouvelle qui s’ouvrait, ère radieuse de promesses au gré de l’espoir de chacun. — On ne savait pas où l’on allait, mais on passait la ligne, on voyait au ciel des constellations inconnues. A la jeunesse républicaine, il suffisait d’entendre ces notes proscrites pour qu’elle se crût transportée au seuil de l’âge d’or. D’autres avaient grandi dans l’horreur de l’hymne impie ; une légende tragique le leur représentait comme la musique de l’échafaud, comme une aspersion sur leurs têtes du sang des aïeux. Pour ceux-là, il y avait à le murmurer un tentant frissonnement de péché, un plaisir de fruit défendu : — C’est malgré tout très beau, se disait-on, et l’on éprouvait je ne sais quelle joie romantique en refaisant une virginité guerrière à cette belle furie souillée. La Marseillaise était surtout le signe de la réconciliation générale, d’une fraternisation universelle sous le drapeau qui allait revenir victorieux, rapportant dans ses plis l’oubli des vieilles haines, rendant à tous la douceur de ne plus détester personne, pas même l’empereur.

Presque toute notre jeunesse, est-il besoin de le rappeler, avait été élevée dans la haine du second empire, pour des motifs et dans les milieux les plus différens. Ceux qui tenaient cette haine d’une tradition de famille donnaient le ton ; ils rangeaient à leur suite jusqu’aux fils des fonctionnaires bonapartistes, excités par l’esprit de contradiction, par le bouillonnement du premier âge, par le vent qui soufflait partout depuis quelques années. — Légitimistes, orléanistes, républicains, ces nuances comptaient à peine ; à la voix des pontifes de l’union libérale, elles se confondaient dans le joyeux accord des oppositions, où chiens et loups hurlent ensemble après la bête de chasse avant de s’entre-dévorer pour la curée. — Accord joyeux, ai-je dit. Je me demande parfois si j’entends bien, quand un vétéran de ces années, devenu chef de parti ou ministre, prend la parole dans un banquet pour féliciter la jeunesse du bonheur qu’elle a de vivre aujourd’hui, pour opposer à ce bonheur le tableau des souffrances moroses qu’il endura, lui, dans la compression où il s’étiolait. Ces graves plaisantins oublient que leur geôle habituelle était le bal Bullier. Ils parlent pour les besoins de la cause, comme parleront un jour les jeunes opposans de l’heure présente à leur tour ceux-ci maudiront la persécution qui attrista leurs débuts dans la vie, ils oublieront à leur tour qu’ils s’amusèrent royalement, parce que l’opposition est amusante de sa nature, et surtout parce que les régimes politiques ne peuvent rien contre la fleur de joie des vingt ans ; seul, le pied d’un maître étranger sur le sol natal est assez lourd pour la flétrir momentanément.

Avec quelle joie maligne on accueillait, dans les cours de nos collèges, chaque élection qui souffletait l’Exécutif en lui jetant dans les jambes quelque revenant de 1848 ! Nous achetions avec respect les cartes photographiques où ces députés de l’opposition, nos vengeurs, se groupaient en médaillons sympathiques. MM. Garnier-Pagès, Glais-Bizoin. Crémieux étaient puissamment laids ; ils n’en faisaient pas moins dans nos pupitres une forte concurrence aux photographies des actrices en vogue. Quand nous expliquions notre Tacite, nous ne doutions pas que cet ancêtre de M. Prevost-Paradol eût buriné d’avance tous les vices et toutes les iniquités du Tibère des Tuileries. Ainsi se formaient au sens du juste et du réel les cœurs des jeunes Français, dociles aux enseignemens austères que leur donnaient les vaincus de la rue de Poitiers et les faméliques des brasseries.

Ces enseignemens ont gardé assez de force, après la catastrophe, pour détourner longtemps tous nos anathèmes sur un seul bouc émissaire. Il a fallu de longues expériences et de longues réflexions pour nous faire revenir de notre injustice envers ce pauvre fataliste, faible, malade, trop sincère dans sa chimère d’empire libéral, et qui se laissait chasser par la meute, depuis des années, dans l’impasse au fond de laquelle était Sedan. Toute la suite des événemens européens rendait inévitable un conflit entre nos voisins et nous ; chacun le pressentait ; et, par sot humanitarisme ou par ambition parricide, nos rhéteurs prêchaient le désarmement, la garde nationale ; ils refusaient l’argent, ils refusaient les hommes, ils étranglaient l’armée de la France pour étrangler l’empire. Ils retiraient au pouvoir toutes ses défenses, afin qu’il fût à la merci du moindre choc intérieur ; et nul d’entre eux, hormis M. Thiers, ne prévit que ce choc pouvait venir du dehors. Faisons-leur ce crédit de croire qu’ils ne furent qu’aveugles, qu’ils n’aperçurent pas cette vérité d’évidence : en préparant patiemment leur victoire du 4 septembre, ils préparaient à coup sûr notre désastre du 1er septembre. Quand l’histoire définitive établira les responsabilités, les plus lourdes ne pèseront pas sur celui qui reculait d’instinct devant cette guerre, qui s’y engagea tristement, ne se sentant plus maître d’un pouvoir dont il ne gardait que l’apparence et qu’il avait moralement abdiqué entre les mains de ses pires ennemis. L’histoire demandera compte de la patrie démembrée à ceux qui décrétaient qu’on la pouvait préserver sans armée, sans gouvernement, à ceux qui la voulaient assez affaiblie pour qu’une secousse la livrât à leurs convoitises et à leur inexpérience. L’histoire dira ce qu’il faut imputer de nos larmes, de notre sang, de notre honte, au passif des héros dont nous honorions les photographies dans nos pupitres d’écoliers.

Mais revenons à nos illusions d’alors. Comme nous étions pourtant des jeunes Français, avec de bons cœurs tout au fond, nous trouvâmes une douceur inconnue dans ce désarmement des esprits qui suivit la déclaration de guerre. Pendant quinze jours de ce mois de juillet, il n’y eut plus d’opposans : je ne me souviens pas du moins d’en avoir rencontré parmi ceux de mon âge. Les étudians du quartier Latin organisaient des charivaris contre M. Thiers. Nous étions retournés avec la rapidité de l’enfant ; nous ne détestions plus celui qui allait nous donner du même coup la gloire et la liberté. Nous ne l’appelions plus Badinguet. Je crois bien que nous criâmes tous peu ou prou : « Vive l’Empereur ! » sur les flancs de cette armée qui passait. Bien entendu, aucun de nous ne mettait en doute le succès. Nos soldats étaient invincibles ; un régiment de zouaves enfonçait une division de n’importe quelle armée ; la nouvelle seule de l’embarquement des turcos démoralisait l’Allemagne. Nous avions vu tout enfans le retour d’Italie, on nous avait raconté le retour de Crimée ; le retour de Prusse serait une fête réglée d’avance sur le scénario classique. Quand les journaux nous apportèrent l’ordre du jour de l’empereur, avec son accent triste, ses réticences pensives : « La guerre qui commence sera longue et pénible… » la plupart d’entre nous s’étonnèrent : « Tiens, qu’est-ce qu’il a donc, l’empereur ? Il est malade ! » Notre confiance ne branla pas. Lorsqu’on l’ut bien grisé du plaisir de voir défiler les troupes et d’entendre la Marseillaise dans les théâtres, lorsque la gare de l’Est eut englouti le dernier bataillon, chacun partit, suivant l’usage de cette saison, pour la campagne, pour les eaux, pour le voyage de vacances. On emportait la carte du pays rhénan sur laquelle on marquerait, avec des épingles tricolores, les progrès de nos colonnes. Il n’y avait plus autre chose à faire en attendant le retour triomphal. Aujourd’hui, avec les mœurs créées par le service obligatoire, une guerre éveillerait chez tous l’idée du danger commun, d’une contrainte générale et d’une participation active. À cette époque, pareille idée n’entrait pas dans nos cerveaux. Nous avions accompagné de nos acclamations et de nos vœux les gens de métier, ceux qui avaient commission de nous procurer la victoire ; il ne restait aux autres, aux civils, qu’à retourner à leurs occupations habituelles ou à se croiser les bras. On se dispersa sur les routes, où nous poursuivait l’écho de la clameur parisienne, incoercible, épileptique, continuant de fatiguer l’air avec sa Marseillaise éraillée et son cri machinal : « A Berlin ! à Berlin ! »

Oui, telle fut bien cette première période, ce prologue de folie avant le drame. J’ignore quels étaient les vrais sentimens des provinces, mais la grande voix de Paris pressait, emportait le gouvernement ; grondante naguère autour du trône, elle se faisait câline et complice pour mieux le soulever, elle lui promettait l’amnistie à la condition qu’il satisfît sa fantaisie de gloire ; et nous étions tous entraînés par ce mouvement allègre, la nouvelle guerre nous apparaissait comme un accident normal de la vie française, nous désirions voir ce qu’avaient vu nos aînés, jouir ensuite des biens qu’ils n’avaient pas connus : un lendemain victorieux, pacifié, amusé à l’intérieur par le jeu bruyant des « libertés nécessaires ». — La seconde période s’ouvrit après peu de jours, sans transition, et bien différente. Ce fut la période de la stupeur.


II

J’écris ces lignes dans la ville d’eaux où elle me surprit, à pareille date ; cette gracieuse ville d’Aix-en-Savoie. Rien n’a changé. La nature ne change jamais, elle. Sachant pourquoi elle tue, elle le fait sans remords. N’étant pas sujette à nos gaîtés, à nos tumultes, à nos emportemens, elle demeure sereine dans son œuvre de destruction et de réparation. Rien ne date pour elle, hormis les phénomènes réguliers des saisons. Comme en ces jours où deux grandes nations s’entre-tuaient et où le résultat de leur duel déplaçait l’équilibre du monde, les mêmes cyclamens fleurissent sur la montagne, les mêmes marguerites dans les prairies, les mêmes feuilles tremblent aux mêmes brises. Ces vérités sont banales ; mais on n’en sent toute la force accablante que dans le paysage tranquille, identique, où une circonstance particulière a fixé pour chacun de nous le souvenir des grands bouleversemens humains.

Il ne semble pas d’ailleurs que les hommes aient beaucoup changé. Quelques variations des modes, quelques améliorations matérielles ducs à l’avancement des sciences ; une génération en a remplacé une autre, voilà tout. Comme alors, la même foule court à son divertissement, recherche les mêmes plaisirs, s’étourdit du même bruit. Et, comme il y a un quart de siècle, je vais lire le résumé de la vie nationale, de la vie universelle, que le télégraphe apporte dans ce même cadre de bois noir, sur le mur de ce même Casino. Mais sous les nouvelles du jour présent, je vois dans ce cadre des mots ineffaçables ; tel un palimpseste où les anciens caractères surgiraient obstinément sous l’écriture plus récente. Ils y demeurent gravés pour mes yeux, ces trois mots fatidiques tracés sur la muraille par une main d’épouvante, coup sur coup, devant la foule effarée qui les commentait : Wissembourg, Frœschwiller, Spickeren. Wissembourg, un malheur, le commencement de la stupeur ; Frœschwiller, Spickeren, les désastres, et déjà l’écroulement complet des espérances. Les journaux apportaient les détails complémentaires : nos armées battaient en retraite. Ainsi, c’était vrai, l’envahisseur marchait sur la terre française, victorieux, en force, gagnant du pays d’heure en heure ! Dans le lourd silence du rassemblement qui attendait les informations, on croyait entendre ce bruit odieux : le pas de l’ennemi approchant.

Ce fut un brusque changement de l’âme dans ce public si gai, si frivole, encore tout occupé de ses plaisirs trois jours auparavant. La foudre tombant au milieu d’une joyeuse partie de campagne ne l’eût pas surpris et secoué davantage. Le monde et la vie prenaient une autre signification. La colère, l’angoisse, la crainte montaient dans les cœurs, avec le sentiment qu’il fallait faire quelque chose. Pour la première fois, on se rendait compte de la sévère réalité : la guerre, cet événement jusque-là lointain, extérieur, venait de saisir nos destinées individuelles ; la maison brûlait, chacun devait courir au feu. Dès le lendemain, les trains pris d’assaut emportaient dans toutes les directions une cohue affolée. Les chefs de famille allaient mettre ordre à leurs affaires ; les jeunes gens, les hommes valides allaient chercher à l’aventure leur place de combat. La plupart rejoignaient les bataillons de la mobile, ce mythe auquel personne ne pensait la veille ; la mobile, cela paraissait une loi sur le papier, qui n’aurait jamais d’effet pour ceux qu’elle touchait. On y croyait si peu, que beaucoup d’entre nous préférèrent acquitter leur dette en contractant un engagement dans l’année régulière. Les imaginatifs ne rêvaient que francs-tireurs, éclaireurs, guérillas ; ils couraient s’inscrire à ces corps irréguliers qui surgissaient dans Paris, pour satisfaire l’instinct théâtral de la population parisienne, son besoin de fantaisie et d’indiscipline jusque dans le devoir accepté.

La physionomie de Paris s’était transformée en quelques jours. Nous l’avions laissée confiante et gaie, nous la retrouvions sombre et menaçante. La Marseillaise continuait de rugir, non plus encourageante et militaire, mais avec son accent d’origine, sa voix de colère et de convulsion. De nouveau, des troupes défilaient sur les boulevards, égrenant dans les cafés leurs hommes débandés. Elles ne ressemblaient pas aux régimens qui passaient naguère, uniformes, cohérens, distincts de la population qui les choyait et les fêtait, mais comme on caresse un bel animal de luxe, dont on attend un service et qu’on aime, bien qu’il n’ait rien de commun avec notre espèce. Cette fois, c’étaient des formations hâtives, insolites, des bataillons de dépôt grossis d’élémens hétérogènes, et surtout les mobiles de la Seine, bruyans, marquant leur individualité dans le rang, à la fois pressés d’y figurer et rétifs au commandement. Cette nouvelle armée était de même espèce que la population, elle emportait des lambeaux de chair de la masse humaine qui ne se contentait plus de l’acclamer, qui suivait, confondue dans les lignes ; groupes d’amis convoyant un partant, familles amenant en fiacre leur soldat jusqu’au perron de la gare. Le boulevard de Strasbourg n’était qu’une vaste scène d’adieux. Et tout au bout de la large voie, la gare de l’Est continuait son office de réceptacle, inassouvi, avec une figure toujours plus accusée d’arche énigmatique, de portique de la mort. Le torrent de peuple portait jusqu’à cette barrière les soldats, qui disparaissaient sous le porche avide, béant, où tout le sang de la France confluait, s’écoulant à petits flots par cette ouverture, allant se perdre on ne savait où.

En province, dans les dépôts des régimens où nous allions nous faire immatriculer, nous constations le désordre et le vide. On nous délivrait des effets d’équipement incomplets : à la caserne de Nantes, où je me rendis, il n’y avait même pas d’aiguille mobile de rechange pour le chassepot. Cela ne nous impressionnait pas outre mesure, nous pensions qu’il en avait toujours été ainsi depuis les volontaires de 1792, et que, dans l’armée française, il fallait se débrouiller comme on pouvait. Pour le moment, nous nous débrouillions en usant de nos petites protections afin de moisir le moins longtemps possible dans ces cours de caserne, et de gagner nos corps respectifs à l’armée du Rhin. Après deux ou trois séances de maniement d’armes, le commandant du dépôt, enchanté de se débarrasser de nous, lâchait à la grâce de Dieu ces recrues improvisées. J’étais affecté à un régiment de l’armée de Bazaine, déjà coupée sous Metz ; on m’engagea à le rejoindre, de compagnie avec un peloton d’ « isolés », jeunes officiers nouvellement promus et volontaires qui se trouvaient dans le même cas. Naturellement, nous ne vîmes jamais ces régimens où nous comptions ; l’armée de Mac-Mahon nous recueillit à mi-chemin, nous y fûmes versés « en subsistance » dans les corps dont l’effectif avait été le plus éprouvé à Frœschwiller.

Et ces petites gouttes inutiles se perdirent dans le flot qui continuait de couler vers le réservoir de la gare de l’Est. L’insatiable bouche de pierre nous happa comme les précédons : de l’autre côté de son mur commençait un nouveau inonde, inconnu, désordonné, où nous entrions sans même savoir ce qu’on y ferait de ces « isolés », qui étaient déjà des épaves avant le naufrage.

A Reims, nous tombâmes dans l’armée ; elle venait de quitter le camp de Chalons pour se porter sur l’Argonne. Elle s’offrit d’abord à nous sous l’aspect d’une bande de zouaves qui pillaient le buffet de la gare. Un train allait les conduire à Rethel, où couchait ce soir-là le quartier général. Ils nous firent place sur le tender. Tout le long de la route, leurs chants et leurs cris d’ivrognes retentirent, ponctués par les volées de chassepot que nos zouaves envoyaient, quand un lièvre détalait dans les sillons champenois. Les jeunes Saint-Cyriens qui nous accompagnaient assistaient à ce spectacle d’indiscipline, impuissans, attristés par les funestes présages qu’ils en tiraient. A Rethel, on nous assigna nos destinations au 7e corps, celui du général Douay, campé autour de Vouziers. Là seulement nous abdiquâmes noire liberté de condottieri voyageurs, pour prendre dans les unités où l’on nous versait une position à peu près régulière.

Chose étrange ! A partir de cet instant, mes souvenirs deviennent plus rares et moins nets. Les journées, leur emploi, leurs détails se confondent derrière un voile de brouillard, comme si ce temps était noyé dans la pluie qui nous harcelait, plus importune que l’ennemi. Une sensation physique domine toutes les autres : la gêne de cette eau glacée, durant les marches dans les chemins boueux des Ardennes, durant les couchées dans les prairies inondées, la tête sur une pierre ; surtout la gêne des mains gourdes de froid, meurtries aux ardillons, inhabiles à boucler et à déboucler les courroies mouillées du sac et du fourniment. — Et une impression morale, si ce mot convient ici, résume toutes les impressions de cette campagne de quelques jours : la stupeur d’une chute infiniment rapide, l’étourdissement de l’homme tombé d’un cinquième et qui se retrouverait sur le pavé, se tâtant pour savoir s’il est entier, n’ayant conservé de cette chute que les brèves visions de scènes insignifiantes, machinalement retenues par ses yeux tandis qu’il passait devant les fenêtres de chaque étage.

La guerre, surtout la guerre faite dans ces conditions, déprime la pensée et ne laisse subsister que l’activité de l’animal physique ; toutes ses facultés se tendent vers la satisfaction de ses besoins, et du premier de tous, manger. Quand il ne reçoit pas de distributions, ce qui fut constamment notre cas, quand il doit vivre d’industrie, l’effort de son intelligence demeure concentré sur ce grand problème : trouver des pommes de terre, puis se sécher, et dormir un peu dès que l’occasion s’y prête. Cette domination de l’animal physique est d’autant plus prompte, d’autant plus complète, que le sujet est moins entraîné aux fatigues du corps : le « bachelier » y succombe plus vite que l’homme des champs. J’arrivais avec l’espoir d’assister à des spectacles grandioses, avec la certitude que j’allais recueillir et associer des impressions fécondes pour l’imagination ; après vingt-quatre heures d’épreuve, mes méditations ne s’écartaient plus de ce thème : trouver des pommes de terre. J’avais une forte provision de papier dans mon sac ; ayant, toujours et partout rapporté toutes choses à mon métier d’écrivain, depuis que j’ai conscience de moi-même, j’escomptais d’avance les belles notes que j’allais prendre pour le livre à écrire au retour, si je revenais. Je n’ai pas crayonné trente lignes, s’il m’en souvient bien, sur ce papier perdu avec le reste. En posant le sac à l’étape, ne fallait-il pas trouver des pommes de terre, se sécher, dormir ? Et les doigts transis, meurtris sur les cuirs et les aciers, se seraient refusés à écrire, alors même que la pensée engourdie de fatigue leur eût dicté quelque chose.

Qu’aurais-je décrit, d’ailleurs ? Les faits et gestes de mes camarades de l’escouade, tout au plus de la compagnie ? A vingt ans, on ne fait guère de psychologie pure ; nous n’en faisions pas au moins en ce temps-là. Les spectacles pittoresques ou dramatiques ont seuls le pouvoir d’exciter un jeune esprit. Or, le soldat, l’infime atome perdu à son rang, ne voit presque jamais un spectacle complet, intelligible et intéressant. Il n’a aucune notion des lieux où il se trouve, s’il ne les connaît pas d’avance. De l’adversaire qui est en face de lui, il ne sait qu’un nom générique ; il n’aperçoit même pas l’ennemi qui le canonne à grande distance, il entrevoit à peine dans la fumée, par masses confuses ou par petites fractions, l’ennemi qui le fusille. Tout lui est vision indéterminée, rapide, fragment inexplicable d’un kaléidoscope en mouvement. Ah ! qu’ils sont cent fois vrais, les soldats myopes de l’école de Stendhal et de Tolstoï, qui n’ont rien vu, rien compris de la bataille ! Qu’il est vrai et typique, ce mot de vieux soldat recueilli par M. le duc d’Aumale. Le prince avait pour adjudant-major, dans un régiment qu’il commandait, un certain Lefebvre, qui fut depuis général de brigade. Cet officier avait fait dans le rang la campagne d’Espagne, en 1823. — « Voyons, Lefebvre, lui disait-on vingt ans après, parlez-nous de l’Espagne ; vous devez bien la connaître. — Je ne connais pas l’Espagne. — Comment ? Vous en avez fait le tour ! — Possible. Connais pas. On ne voit rien le sac sur le dos. » Et quand une courte campagne est ce que fut la nôtre, la poussée désordonnée, incohérente, d’un, troupeau ahuri, recru de fatigue, mené à l’abîme à travers l’inconnu, le soldat a vu et compris moins que rien ; il n’a que des larves d’idées et de souvenirs.

Une seule impression pittoresque, grandiose, m’est restée dans les yeux : la première, en arrivant le soir au camp de Vouziers. Le 7e corps bivouaquait sur la pente des collines, à l’orée des bois ; ses feux étoilaient les profondeurs de l’horizon où ils se confondaient avec les astres du ciel. Des groupes d’hommes, rangés en cercle autour des brasiers, attisaient les flammes. C’était d’un effet imposant et poétique ; c’était enfin une armée, telle que je me la représentans dans mes devoirs de rhétorique. Je me promettais un beau développement de cette première émotion : je n’étais pas encore mouillé, ni fourbu ; avant de se séparer, les « isolés » avaient passablement dîné, pour la dernière fois, dans une auberge de la ville. On ne me laissa pas le temps de mûrir ma composition : l’ordre vint de bivouaquer cette nuit avec les armes sous la main ; et bien avant l’aube, comme la pluie commençait de tomber du ciel assombri, on nous fit former en ligne de combat pour attendre l’ennemi, qui était tout près, disait-on. On l’attendit de longues heures, en piétinant un labour, dans l’énervement de l’incertitude. Rien ne vint.

C’était le moment où le Maréchal, tiraillé entre ses renseignemens particuliers et les instructions pressantes de Paris, hésitait sur la direction qu’il changea deux fois en trois jours ; où des ordres contradictoires épuisaient les troupes en marches et en contremarches dans les défilés des Ardennes ; où le 7e corps croyait avoir sur ses talons les armées du prince royal et du prince de Saxe, qui forçaient les étapes pour nous devancer sur la Meuse.

Mais tout cela, je l’ai su depuis. Alors, au bivouac et dans le labour, nous ne savions rien : il était trop visible que nos officiers n’en savaient pas davantage. L’ennemi, alors, c’était une entité vague, errant sans doute dans ces forêts inconnues, qui allait déboucher à gauche ou à droite, devant ou derrière, à ce que semblait dire le regard anxieux des chefs, interrogeant tous les points de l’horizon. Ce jour-là et les jours suivans, nous ne vîmes de l’ennemi que quelques uhlans, éclaireurs qui profilaient un instant sur la lisière des bois leurs silhouettes grandies par les longs manteaux, loups qui suivaient et guettaient le troupeau égaré.

On se mit en marche sous le déluge, pour faire quelques kilomètres, s’arrêter, changer de direction, repartir, bivouaquer dans l’eau, toujours la main sur les armes, avec ordre de ne pas dresser les tentes, promesse d’une distribution qui n’arrivait pas, et licence d’arracher des pommes de terre quand les premiers occupans du champ en avaient laissé. Alertes continuelles ; on se sentait à la merci d’une surprise probable : chaque fois qu’on levait le camp, l’arrière-garde se formait en bataille, échangeant des coups de feu avec les rôdeurs, les fantômes aux longs manteaux qui apparaissaient un instant hors des taillis. On les distinguait, la nuit, à la lueur des meules de paille flambante qu’ils incendiaient. Tout était confusion dans ces journées troubles, tout est confus dans le souvenir qui en reste.

Le 30 août au matin, — c’était à Bellevue, je crois, — le brouillard fut si intense que chacun perdit sa compagnie. On se cherchait à tâtons. Durant une éclaircie, j’aperçus à quelques pas de moi, sur le chemin, un groupe d’officiers qui inspectait nos positions. Le chef maniait une longue-vue avec l’air d’indifférence tranquille qu’ont les chefs devant les hommes. On me dit que c’était le Maréchal, j’entrevis ainsi une minute celui qui disposait de nos destinées, être chimérique, apparu dans une déchirure de brume. Le temps se remit. Nous escortions un convoi de vivres réservé à d’autres, puisqu’on ne nous en distribuait jamais. Comme nous descendions dans un entonnoir, au fond d’une gorge, le canon parla derrière un rideau de forêt, se rapprochant. Le commandant du bataillon écouta, consulta nos officiers : personne ne devinait ce que pouvait bien signifier cette canonnade. On décida qu’il y fallait marcher. Arrivés hors du bois, sur le plateau, nous fûmes enveloppés par un corps d’armée en débandade : nous étions tombés dans la déroute de Beaumont. Une masse noire avançait lentement, refoulant les lignes rompues, flottantes, du 5e corps. On tint quelque temps ; on voyait enfin des Allemands. On envoyait trop. Nos petits paquets se brisaient, se reformaient dans les vallonnemens du terrain, faisaient retraite en tiraillant. Vers le soir, il ne restait de nos formations dispersées qu’une cohue d’hommes de toute arme, dévalant pêle-mêle sur le bord d’une grande rivière, la Meuse.

Un interminable convoi interceptait la route ; ceux d’entre nous qui avaient été touchés se firent hisser sur des charrettes, déjà combles. Ces charrettes avançaient de quelques pas, puis stationnaient pour un temps qui paraissait un siècle : tour à tour portées et arrêtées par le torrent de piétons, de cavaliers, de bouches à feu qui encombraient la route, dans les ténèbres. On claquait la fièvre, sous la brise fraîche du fleuve. Vers la fin de la nuit, nos véhicules n’avançaient plus ; une auberge montrait ses lumières engageantes sur le bord du chemin : tout ce qui était légèrement blessé dégringola des charrettes et se précipita dans l’auberge pour demander de l’eau. Là, le sommeil nous terrassa quelques instans. Nous nous réveillâmes, aux premières lueurs du jour, entre les mains de cuirassiers blancs qui avaient envahi la maison et saisi nos armes. Ils nous chargèrent sur un fourgon et nous emmenaient déjà, quand les batteries françaises de l’autre côté de la Meuse leur envoyèrent à propos quelques obus. Nos convoyeurs gagnèrent du champ sans plus se soucier de leur prise. A la faveur de ce trouble, nous pûmes nous échapper du fourgon et enfiler avant d’être rattrapés le pont du chemin de fer, tout proche. A l’extrémité de ce pont, on se battait ; c’était l’engagement du 31, au village de Bazeilles. Nous ne savions trop de quel côté nous diriger, sous les feux croisés, quand nous aperçûmes des pantalons rouges qui tenaient encore, contre le talus de la voie : ces soldats nous firent signe de venir à eux, ils nous donnèrent les armes et le pain de leurs camarades qui étaient tombés ; ils nous apprirent que l’année campait là-haut, autour de la ville de Sedan. On remonta vers le fond de Givonne, et toute la soirée se passa à rechercher, dans cette mer d’hommes où personne ne savait rien, son corps d’armée, son régiment, sa compagnie. Je ne retrouvai qu’à la nuit la seule marmite où j’avais droit aux pommes de terre.

L’aube du 1er septembre, claire et belle, se leva pour nous sur une tranchée volante ; notre bataillon y était déjà posté, dans un champ de betteraves, entre deux bois ; sur un des versans du plateau de Floing, autant que je puis identifier les lieux. Ce qu’allait être cette journée, nous n’en avions pas la moindre idée. Une fausse alerte, encore ? Une marche en avant ? une contremarche en arrière ? une bataille ? Mystère. Une seule certitude était ancrée dans l’esprit des soldats : Bazaine arrivait derrière nous, il allait nous donner la main. Quand les mitrailleuses qui nous appuyaient crachèrent par-dessus nos têtes, on ne douta pas que ce fût l’entrée en ligne de Bazaine. Nos officiers entretenaient cette conviction encourageante ; on n’en démordit pas jusque vers midi. Cependant Bazaine ne se montrait pas. Ce qui se montrait, c’était, à la lisière des bois, surtout le pourtour de l’horizon, une chaîne aux centaines d’anneaux, faite de canons allemands en batterie. Le cercle mouvant, derrière lequel on apercevait quelques files d’hommes presque invisibles à cette distance, se rapprochait insensiblement, se resserrait ; ses décharges labouraient les champs où nous attendions. Cela faisait beaucoup de bruit et pas grand mal. C’était décidément une bataille. On regardait ce spectacle sans trop d’ennui, de la tranchée, en mangeant les longs pains pour diminuer d’autant le poids du sac, en fumant les cigares achetés la veille à Sedan. Nous vîmes passer sur notre front des cavaliers au galop qui allaient quelque part : la belle charge des chasseurs d’Afrique, comme je l’appris plus tard.

Vers le milieu du jour, on nous mit en mouvement, on nous lança dans un taillis avec l’ordre de tirer devant nous. Sur qui ? je n’en ai jamais rien su. L’adversaire invisible rendit les balles avec usure ; les petites branches des chênes, hachées, pleuvaient sur nos têtes. Le bruit ressemblait à s’y méprendre au bourdonnement d’un essaim d’abeilles dans un bosquet. D’aucuns prétendaient que nous tirions sur des camarades. On fit cesser le tir, on nous reforma dans une clairière. Peu d’instans après, l’infanterie ennemie déboucha du fourré, à quelques pas. Son feu était extrêmement nourri. Nos officiers tombèrent l’un après l’autre. Les sergens nous firent rétrograder sous le couvert d’un grand bois. Là, des projectiles convergens rasaient le sol, dans un frisson de feuilles mortes. Nous nous sentions cernés, traqués dans ce bois comme des lapins. Nous cherchions un abri où déposer nos officiers blessés ; un grand mur blanc s’offrit à notre vue, avec un gendarme écrabouillé par un obus contre le montant d’une porte. Nous entrâmes : c’était la ferme de la Garenne, triste charnier où quelques médecins s’épongeaient le front, juraient pour avoir de l’eau, se hâtaient entre les tas de blessés qui les imploraient.

Les Prussiens y entraient en même temps que nous, de tous côtés. Ils firent le tri de ce qui était valide, ou à peu près : ils formèrent une colonne de captifs, ils l’acheminèrent aussitôt par les détours d’un ravin, où elle grossissait de tous les errans que les vainqueurs rabattaient en fouillant la forêt. Cette colonne était en grande partie composée d’officiers de toute arme. La plupart pleuraient de rage. Elle marcha toute la nuit, et les jours suivans, contournant Metz à travers les champs des dernières batailles, où la terre remuée exhalait une forte odeur de mort. Au-delà de la Moselle, on nous entassa dans des wagons à bestiaux. L’être courbaturé, anéanti, n’avait qu’un obscur sentiment des choses. Il ne reprit une claire conscience de lui-même que dans la citadelle allemande où l’on nous déchargea. Ce fut d’abord une détente physique, un bien-être animal, sous l’influence de la chaleur, du repos, de la nourriture suffisante. Et, avec ce bien-être animal, une tristesse réfléchie, une compréhension plus nette de ce qui était arrivé.

Eh quoi ! c’est tout ? dira le lecteur qui attendait quelque épisode intéressant, quelque renseignement nouveau. — C’est tout ce que j’ai vu, tout ce qu’ont vu et peuvent seulement dire des milliers d’autres, s’ils sont sincères. Je me suis efforcé d’éliminer toutes les notions acquises après coup, pour ne reproduire que les impressions reçues des faits, au moment même. Les petits tableautins que je pourrais ajouter, les incidens minuscules, les physionomies individuelles de mes compagnons, toutes ces visions brèves entrées dans l’œil tandis qu’on tombait le long des étages, j’éprouve quelque répugnance à les introduire dans le souvenir d’ensemble de la chute. Il est préférable, je crois ; de communiquer telle que je la retrouve la sensation de cette chute rapide, confuse, inattendue, qui ne donna rien de ce qu’on allait chercher dans cette chose imaginée d’avance, la guerre, et qui nous jeta sur le sol étranger dans un hébétement de stupeur, tout pareils aux bêtes du troupeau qu’on a chassé vers l’abattoir. Ce que j’ai su depuis de ces événemens militaires, je l’ai appris par les conversations des témoins plus haut placés, par les livres, comme l’ont appris ceux qui n’étaient pas nés à cette époque. Mes souvenirs ne me sont qu’une gêne pour coordonner les notions précises reçues d’ailleurs. Ils m’aident seulement à comprendre pourquoi tant de braves gens, — car la plupart de ceux que j’ai côtoyés méritaient cette qualification, — étaient condamnés d’avance à un effort inutile ; pourquoi d’autres braves gens y seront condamnés de même, chaque fois qu’on voudra improviser une action militaire dans les tiraillemens de pouvoirs contradictoires, sous la pression d’élémens irresponsables, sans une direction unique, sans une âme commune, avec le chaos de bonnes volontés divergentes dont l’ardeur n’apporte qu’un trouble de plus. Naguère encore, on n’eût pas publié chez nous les notes qui précèdent sans une conclusion obligée : quelques récriminations amères contre le peuple qui mérita de nous ravir le bonheur des armes, qui démérita de ce bonheur en abusant de ses avantages. Aujourd’hui, tous les gens sensés s’abstiennent de ces déclamations pleurardes ou chauvines, sans utilité et sans dignité. Nous avons été vaincus : ce fut notre faute, notre faute à tous, les morts exceptés, ceux-là ayant racheté. La faute des vainqueurs, au point de vue même de leurs intérêts, fut d’arracher à la victoire un arrêt injustifié. Nous ne l’acceptons pas comme une sentence présidiale : chacun sait cela dans le monde ; il suffit. Nul ne peut savoir ni prévoir comment cet arrêt sera révisé ; très probablement par d’autres voies que celles où nous mettons notre confiance. L’histoire en use toujours ainsi : elle ne trompe pas les justes espérances, elle trompe les calculs, elle fait son œuvre logique par des moyens dont les logiciens humains ne s’étaient pas avisés.

A la veille de cet anniversaire, on s’est demandé comment il fallait répondre aux manifestations bruyantes et naturelles du souvenir allemand. Par le souvenir silencieux, par l’examen rétrospectif. Rien n’eût fait réfléchir ces gens réfléchis comme le silence attristé de tout un peuple faisant retraite en lui-même, arrêtant sa vie normale pour consacrer tout un jour à la méditation de ses deuils et surtout de ses fautes passées, sans y faire intervenir la moindre allusion à l’instrument étranger qui fut choisi pour le châtier. Mais ce sont là rêves d’idéalistes ; et, tout bien pesé, les idéalistes auraient tort de rêver ces abnégations impossibles, Je regarde cet afflux de vie nouvelle dont je parlais plus haut, cette foule affairée ou joyeuse, qui donne une pensée fugitive à la commémoration, et court à ses occupations, à ses plaisirs. Elle imite la nature : elle reverdit, elle refleurit, elle oublie ; elle vit. Elle a raison : la vie est la grande, la seule réparatrice, avec ses secrets) de guérison qui nous échappent. On ne ferme pas une plaie en la contemplant, mais en stimulant l’action de la vie.

Nous avons emprunté à la nation victorieuse plus d’une recette dont l’efficacité chez nous est douteuse. Empruntons-lui le mot admirable du plus grand de ses fils et l’esprit qui dicta ce mot. Gœthe avait quatre-vingts ans. Il travaillait. On vint lui annoncer la mort de son fils unique. Le vieillard ne trouva que ces paroles : « Allons !… par-dessus les tombeaux… en avant ! » — Et il se remit au travail.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Histoire générale de la guerre franco-allemande, par le commandant Roussel : 3 vol. parus, à la Librairie Illustrée.