Preuves de la théorie de la terre/Article XIX

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ARTICLE XIX.

Des changements de terres en mers, et de mers en terres.


Il paroît par ce que nous avons dit dans les articles I, VII, VIII, et IX, qu’il est arrivé au globe terrestre de grands changements qu’on peut regarder comme généraux ; et il est certain par ce que nous avons rapporté dans les autres articles, que la surface de la terre a souffert des altérations particulières. Quoique l’ordre, ou plutôt la succession de ces altérations ou changements particuliers, ne nous soit pas bien connue, nous en connoissons cependant les causes principales : nous sommes même en état d’en distinguer les différents effets ; et si nous pouvions rassembler tous les indices et tous les faits que l’histoire naturelle et l’histoire civile nous fournissent au sujet des révolutions arrivées à la surface de la terre, nous ne doutons pas que la théorie que nous avons donnée n’en devînt bien plus plausible.

L’une des principales causes des changements qui arrivent sur la terre, c’est le mouvement de la mer, mouvement qu’elle a éprouvé de tout temps ; car dès la création il y a eu le soleil, la lune, la terre, les eaux, l’air, etc. : dès lors le flux et le reflux, le mouvement d’orient en occident, celui des vents et des courants, se sont fait sentir ; les eaux ont eu dès lors les mêmes mouvements que nous remarquons aujourd’hui dans la mer ; et quand même on supposeroit que l’axe du globe auroit eu une autre inclinaison, et que les continents terrestres, aussi bien que les mers, auroient eu une autre disposition, cela ne détruit point le mouvement du flux et du reflux, non plus que la cause et l’effet des vents : il suffit que l’immense quantité d’eau qui remplit le vaste espace des mers se soit trouvée rassemblée quelque part sur le globe de la terre, pour que le flux et le reflux, et les autres mouvements de la terre, aient été produits.

Lorsqu’une fois on a commencé à soupçonner qu’il se pouvoit bien que notre continent eût autrefois été le fond d’une mer, on se le persuade bientôt à n’en pouvoir douter : d’un côté ces débris de la mer qu’on trouve partout, de l’autre la situation horizontale des couches de la terre, et enfin cette disposition des collines et des montagnes qui se correspondent, me paroissent autant de preuves convaincantes ; car en considérant les plaines, les vallées, les collines, on voit clairement que la surface de la terre a été figurée par les eaux ; en examinant l’intérieur des coquilles qui sont renfermées dans les pierres, on reconnoît évidemment que ces pierres se sont formées par le sédiment des eaux, puisque les coquilles sont remplies de la matière même de la pierre qui les environne ; et enfin en réfléchissant sur la forme des collines, dont les angles saillants répondent toujours aux angles rentrants des collines opposées, on ne peut pas douter que cette direction ne soit l’ouvrage des courants de la mer. À la vérité, depuis que notre continent est découvert, la forme de la surface a un peu changé, les montagnes ont diminué de hauteur, les plaines se sont élevées, les angles des collines sont devenus plus obtus, plusieurs matières entraînées par les fleuves se sont arrondies, il s’est formé des couches de tuf, de pierre molle, de gravier, etc. : mais l’essentiel est demeuré, la forme ancienne se reconnoît encore, et je suis persuadé que tout le monde peut se convaincre par ses yeux de tout ce que nous avons dit à ce sujet, et que quiconque aura bien voulu suivre nos observations et nos preuves ne doutera pas que la terre n’ait été autrefois sous les eaux de la mer, et que ce ne soient les courants de la mer qui aient donné à la surface de la terre la forme que nous voyons.

Le mouvement principal des eaux de la mer est, comme nous l’avons dit, d’orient en occident : aussi il nous paroît que la mer a gagné sur les côtes orientales, tant de l’ancien que du nouveau continent, un espace d’environ cinq cents lieues ; on doit se souvenir des preuves que nous en avons données dans l’article XI, et nous pouvons y ajouter que tous les détroits qui joignent les mers sont dirigés d’orient en occident : le détroit de Magellan, les deux détroits de Forbisher, celui d’Hudson, le détroit de l’île de Ceylan, ceux de la mer de Corée et de Kamtschatka, ont tous cette direction, et paroissent avoir été formés par l’irruption des eaux qui, étant poussées d’orient en occident, se sont ouvert ces passages dans la même direction, dans laquelle elles éprouvent aussi un mouvement plus considérable que dans toutes les autres directions ; car il y a dans tous ces détroits des marées très violentes, au lieu que dans ceux qui sont situés sur les côtes occidentales, comme l’est celui de Gibraltar, celui de Sund, etc., le mouvement des marées est presque insensible.

Les inégalités du fond de la mer changent la direction du mouvement des eaux ; elles ont été produites successivement par les sédiments de l’eau et par les matières qu’elle a transportées, soit par son mouvement de flux et de reflux, soit par d’autres mouvements : car nous ne donnons pas pour cause unique de ces inégalités le mouvement du flux et du reflux ; nous avons seulement donné cette cause comme la principale et la première, parce qu’elle est la plus constante et qu’elle agit sans interruption : mais on doit aussi admettre comme cause l’action des vents ; ils agissent même à la surface de l’eau avec une toute autre violence que les marées, et l’agitation qu’ils communiquent à la mer est bien plus considérable pour les effets extérieurs ; elle s’étend même à des profondeurs considérables, comme on le voit par les matières qui se détachent, par la tempête, du fond des mers, et qui ne sont presque jamais rejetées sur les rivages que dans les temps d’orage.

Nous avons dit qu’entre les tropiques, et même à quelques degrés au delà, il règne continuellement un vent d’est ; ce vent, qui contribue au mouvement général de la mer d’orient en occident, est aussi ancien que le flux et le reflux, puisqu’il dépend du cours du soleil et de la raréfaction de l’air produite par la chaleur de cet astre. Voilà donc deux causes de mouvement réunies, et plus grandes sous l’équateur que partout ailleurs : la première, le flux et le reflux, qui, comme l’on sait, est plus sensible dans les climats méridionaux ; et la seconde, le vent d’est, qui souffle continuellement dans ces mêmes climats ; ces deux causes ont concouru, depuis la formation du globe, à produire les mêmes effets, c’est-à-dire à faire mouvoir les eaux d’orient en occident, et à les agiter avec plus de force dans cette partie du monde que dans toutes les autres ; c’est pour cela que les plus grandes inégalités de la surface du globe se trouvent entre les tropiques. La partie de l’Afrique, comprise entre ces deux cercles, n’est, pour ainsi dire, qu’un groupe de montagnes, dont les différentes chaînes s’étendent, pour la plupart, d’orient en occident, comme on peut s’en assurer en considérant la direction des grands fleuves de cette partie de l’Afrique ; il en est de même de la partie de l’Asie et de celle de l’Amérique qui sont comprises entre les tropiques, et l’on doit juger de l’inégalité et de la surface de ces climats par la quantité de hautes montagnes et d’îles qu’on y trouve.

De la combinaison du mouvement général de la mer d’orient en occident, de celui du flux et du reflux, de celui que produisent les courants, et encore de celui que forment les vents, il a résulté une infinité de différents effets tant sur le fond de la mer que sur les côtes et les continents. Varenius dit qu’il est très probable que les golfes et les détroits ont été formés par l’effort réitéré de l’Océan contre les terres ; que la mer Méditerranée, les golfes d’Arabie, de Bengale, et de Cambaye, ont été formés par l’irruption des eaux, aussi bien que les détroits entre la Sicile et l’Italie, entre Ceylan et l’Inde, entre la Grèce et l’Eubée, et qu’il en est de même du détroit des Manilles, de celui de Magellan, et de celui de Danemarck ; qu’une preuve des irruptions de l’Océan sur les continents, qu’une preuve qu’il a abandonné différents terrains, c’est qu’on ne trouve que très peu d’îles dans le milieu des grandes mers, et jamais un grand nombre d’îles voisines les unes des autres ; que, dans l’espace immense qu’occupe la mer Pacifique, à peine trouve-t-on deux ou trois petites îles vers le milieu ; que, dans le vaste Océan Atlantique entre l’Afrique et le Brésil, on ne trouve que les petites îles de Sainte-Hélène et de l’Ascension ; mais que toutes les îles sont auprès des grands continents, comme les îles de l’Archipel auprès du continent de l’Europe et de l’Asie, les Canaries auprès de l’Afrique, toutes les îles de la mer des Indes auprès du continent oriental, les îles Antilles auprès de celui de l’Amérique, et qu’il n’y a que les Açores qui soient fort avancées dans la mer entre l’Europe et l’Amérique.

Les habitants de Ceylan disent que leur île a été séparée de la presqu’île de l’Inde par une irruption de l’Océan, et cette tradition populaire est assez vraisemblable. On croit aussi que l’île de Sumatra a été séparée de Malaye ; le grand nombre d’écueils et de bancs de sable qu’on trouve entre deux semblent le prouver. Les Malabares assurent que les îles Maldives faisoient partie du continent de l’Inde, et en général on peut croire que toutes les îles orientales ont été séparées des continents par une irruption de l’Océan[1].

Il paroît qu’autrefois l’île de la Grande-Bretagne faisoit partie du continent, et que l’Angleterre tenoit à la France : les lits de terre et de pierre, qui sont les mêmes des deux côtés du Pas-de-Calais, le peu de profondeur de ce détroit, semblent l’indiquer. En supposant, dit le docteur Wallis, comme tout paroît l’indiquer, que l’Angleterre communiquoit autrefois à la France par un isthme au dessous de Douvres et de Calais, les grandes mers des deux côtés battoient les côtes de cet isthme par un flux impétueux, deux fois en vingt-quatre heures ; la mer d’Allemagne, qui est entre l’Angleterre et la Hollande, frappoit cet isthme du côté de l’est, et la mer de France, du côté de l’ouest : cela suffit avec le temps pour user et détruire une langue de terre étroite, telle que nous supposons qu’étoit autrefois cet isthme. Le flux de la mer de France, agissant avec grande violence non seulement contre l’isthme, mais aussi contre les côtes de France et d’Angleterre, doit nécessairement, par le mouvement des eaux, avoir enlevé une grande quantité de sable, de terre, de vase, de tous les endroits contre lesquels la mer agissoit : mais, étant arrêtée dans son courant par cet isthme, elle ne doit pas avoir déposé, comme on pourroit le croire, des sédiments contre l’isthme ; mais elle les aura transportés dans la grande plaine qui forme actuellement le marécage de Romne, qui a quatorze milles de long sur huit de large : car quiconque a vu cette plaine ne peut pas douter qu’elle n’ait été autrefois sous les eaux de la mer, puisque, dans les hautes marées, elle seroit encore en partie inondée sans les digues de Dimchurch.

La mer d’Allemagne doit avoir agi de même contre l’isthme et contre les côtes d’Angleterre et de Flandre, et elle aura emporté les sédiments en Hollande et en Zélande, dont le terrain, qui étoit autrefois sous les eaux, s’est élevé de plus de quarante pieds. De l’autre côté sur la côte d’Angleterre, la mer d’Allemagne devoit occuper cette large vallée où coule actuellement la rivière de Sture, à plus de vingt milles de distance, à commencer par Sandwich, Cantorbery, Chatam, Chilham, jusqu’à Ashford, et peut-être plus loin ; le terrain est actuellement beaucoup plus élevé qu’il ne l’étoit autrefois, puisqu’à Chatam on a trouvé les os d’un hippopotame enterrés à dix-sept pieds de profondeur, des ancres de vaisseaux et des coquilles marines.

Or, il est très vraisemblable que la mer peut former de nouveaux terrains en y apportant les sables, la terre, la vase, etc. ; car nous voyons sous nos yeux que, dans l’île d’Orkney, qui est adjacente à la côte marécageuse de Romne, il y avoit un terrain bas toujours en danger d’être inondé par la rivière Rother : mais, en moins de soixante ans, la mer a élevé ce terrain considérablement en y amenant à chaque flux et reflux une quantité considérable de terre et de vase : et en même temps elle a creusé si fort le canal par où elle entre, qu’en moins de cinquante ans la profondeur de ce canal est devenue assez grande pour recevoir de gros vaisseaux, au lieu qu’auparavant, c’étoit un gué où les hommes pouvoient passer.

La même chose est arrivée auprès de la côte de Norfolk, et c’est de cette façon que s’est formé le banc de sable qui s’étend obliquement depuis la côte de Norfolk vers la côte de Zélande ; ce banc est l’endroit où les marées de la mer d’Allemagne et de la mer de France se rencontrent depuis que l’isthme a été rompu, et c’est là que se déposent les terres et les sables entraînés des côtes : on ne peut pas dire si avec le temps ce banc de sable ne formera pas un nouvel isthme, etc.

Il y a grande apparence, dit Ray, que l’île de la Grande-Bretagne étoit autrefois jointe à la France, et faisoit partie du continent ; on ne sait point si c’est par un tremblement de terre ou par une irruption de l’Océan, ou par le travail des hommes, à cause de l’utilité et de la commodité du passage, ou par d’autres raisons : mais ce qui prouve que cette île faisoit partie du continent, c’est que les rochers et les côtes des deux côtés sont de même nature et composés des mêmes matières, à la même hauteur, en sorte que l’on trouve le long des côtes de Douvres les mêmes lits de pierre et de craie que l’on trouve entre Calais et Boulogne ; la longueur de ces rochers le long de ces côtes est à très peu près la même de chaque côté, c’est-à-dire d’environ six milles. Le peu de largeur du canal, qui, dans cet endroit, n’a pas plus de vingt-quatre milles anglais de largeur, et le peu de profondeur, eu égard à la mer voisine, font croire que l’Angleterre a été séparée de la France par accident. On peut ajouter à ces preuves, qu’il y avoit autrefois des loups et même des ours dans cette île, et il n’est pas à présumer qu’ils y soient venus à la nage, ni que les hommes aient transporté ces animaux nuisibles, car en général on trouve les animaux nuisibles des continents dans toutes les îles qui en sont fort voisines, et jamais dans celles qui en sont fort éloignées, comme les Espagnols l’ont observé lorsqu’ils sont arrivés en Amérique.

Du temps de Henri Ier, roi d’Angleterre, il arriva une grande inondation dans une partie de la Flandre par une irruption de la mer ; en 1446, une pareille irruption fit périr plus de dix mille personnes sur le territoire de Dordrecht, et plus de cent mille autour de Dullart, en Frise, et en Zélande, et il y eut dans ces deux provinces plus de deux ou trois cents villages de submergés ; on voit encore les sommets de leurs tours et les pointes de leurs clochers qui s’élèvent un peu au dessus des eaux.

Sur les côtes de France, d’Angleterre, de Hollande, d’Allemagne, de Prusse, la mer s’est éloignée en beaucoup d’endroits. Hubert Thomas dit, dans sa description du pays de Liége, que la mer environnoit autrefois les murailles de la ville de Tongres, qui maintenant en est éloignée de trente-cinq lieues ; ce qu’il prouve par plusieurs bonnes raisons ; et entre autres il dit qu’on voyoit encore de son temps les anneaux de fer dans les murailles, auxquelles on attachoit les vaisseaux qui y arrivoient. On peut encore regarder comme des terres abandonnées par la mer, en Angleterre les grands marais de Lincoln et l’île d’Ély, en France la Crau de la Provence ; et même la mer s’est éloignée assez considérablement à l’embouchure du Rhône depuis l’année 1665. En Italie, il s’est formé de même un terrain considérable à l’embouchure de l’Arno ; et Ravenne, qui autrefois étoit un port de mer des exarques, n’est plus une ville maritime. Toute la Hollande paroît être un terrain nouveau, où la surface de la terre est presque de niveau avec le fond de la mer, quoique le pays se soit considérablement élevé et s’élève tous les jours par les limons et les terres que le Rhin, la Meuse, etc., y amènent ; car autrefois on comptoit que le terrain de la Hollande étoit en plusieurs endroits de cinquante pieds plus bas que le fond de la mer.

On prétend qu’en l’année 860, la mer, dans une tempête furieuse, amena vers la côte une si grande quantité de sables, qu’ils fermèrent l’embouchure du Rhin auprès de Catt, et que ce fleuve inonda tout le pays, renversa les arbres et les maisons, et se jeta dans le lit de la Meuse. En 1421, il y eut une autre inondation qui sépara la ville de Dordrecht de la terre ferme, submergea soixante et douze villages, plusieurs châteaux, noya cent mille âmes, et fit périr une infinité de bestiaux. La digue de l’Issel se rompit en 1638 par quantité de glaces que le Rhin entraînoit, qui, ayant bouché le passage de l’eau, firent une ouverture de quelques toises à la digue, et une partie de la province fut inondée avant qu’on eut pu réparer la brèche. En 1682, il y eut une pareille inondation dans la province de Zélande, qui submergea plus de trente villages, et causa la perte d’une infinité de monde et de bestiaux qui furent surpris la nuit par les eaux. Ce fut un bonheur pour la Hollande que le vent de sud-est gagna sur celui qui lui étoit opposé ; car la mer étoit si enflée, que les eaux étoient de dix-huit pieds plus hautes que les terres les plus élevées de la province, à la réserve des dunes[2].

Dans la province de Kent en Angleterre, il y avoit à Hith un port qui s’est comblé, malgré tous les soins que l’on a pris pour l’empêcher, et malgré la dépense qu’on a faite plusieurs fois pour le vider. On y trouve une multitude étonnante de galets et de coquillages apportés par la mer dans l’étendue de plusieurs milles, qui s’y sont amoncelés autrefois, et qui, de nos jours, ont été recouverts par de la vase et de la terre, sur laquelle sont actuellement des pâturages. D’autre côté, il y a des terres fermes que la mer, avec le temps, vient à gagner et à couvrir, comme les terres de Goodwin, qui appartenoient à un seigneur de ce nom, et qui à présent ne sont plus que des sables couverts par les eaux de la mer. Ainsi la mer gagne en plusieurs endroits du terrain, et en perd dans d’autres : cela dépend de la différente situation des côtes et des endroits où le mouvement des marées s’arrête, où les eaux transportent d’un endroit à l’autre les terres, les sables, les coquilles, etc.

Sur la montagne de Stella en Portugal, il y a un lac dans lequel on a trouvé des débris de vaisseaux, quoique cette montagne soit éloignée de la mer de plus de douze lieues. Sabinius, dans ses commentaires sur les Métamorphoses d’Ovide, dit qu’il paroît par les monuments de l’histoire, qu’en l’année 1460 on trouva dans une mine des Alpes un vaisseau avec ses ancres.

Ce n’est pas seulement en Europe que nous trouverons des exemples de ces changements de mer en terre et de terre en mer ; les autres parties du monde nous en fourniroient peut-être de plus remarquables et en plus grand nombre, si on les avoit bien observées.

Calicut a été autrefois une ville célèbre et la capitale d’un royaume de même nom ; ce n’est aujourd’hui qu’une grande bourgade mal bâtie et assez déserte : la mer, qui, depuis un siècle, a beaucoup gagné sur cette côte, a submergé la meilleure partie de l’ancienne ville, avec une belle forteresse de pierre de taille qui y étoit. Les barques mouillent aujourd’hui sur leurs ruines, et le port est rempli d’un grand nombre d’écueils qui paroissent dans les basses marées, et sur lesquels les vaisseaux font assez souvent naufrage[3].

La province de Jucatan, péninsule dans le golfe du Mexique, a fait autrefois partie de la mer. Cette pièce de terre s’étend dans la mer à cent lieues en longueur depuis le continent, et n’a pas plus de vingt-cinq lieues dans sa plus grande largeur ; la qualité de l’air y est tout-à-fait chaude et humide : quoiqu’il n’y ait ni ruisseaux ni rivières dans un si long espace, l’eau est partout si proche, et l’on trouve, en ouvrant la terre, un si grand nombre de coquillages, qu’on est porté à regarder cette vaste étendue comme un lieu qui a fait autrefois partie de la mer.

Les habitants de Malabar prétendent qu’autrefois les îles Maldives étoient attachées au continent des Indes, et que la violence de la mer les en a séparées. Le nombre de ces îles est si grand, et quelques uns des canaux qui les séparent sont si étroits, que les beauprés des vaisseaux qui y passent font tomber les feuilles des arbres de l’un et de l’autre côté ; et en quelques endroits un homme vigoureux, se tenant à une branche d’arbre, peut sauter dans une autre île. Une preuve que le continent des Maldives étoit autrefois une terre sèche, ce sont les cocotiers qui sont au fond de la mer ; il s’en détache souvent des cocos qui sont rejetés sur le rivage par la tempête : les Indiens en font grand cas, et leur attribuent les mêmes vertus qu’au bézoard.

On croit qu’autrefois l’île de Ceylan étoit unie au continent et en faisoit partie, mais que les courants, qui sont extrêmement rapides en beaucoup d’endroits des Indes, l’ont séparée, et en ont fait une île. On croit la même chose à l’égard des îles Rammanakoiel et de plusieurs autres. Ce qu’il y a de certain c’est que l’île de Ceylan a perdu trente ou quarante lieues de terrain du côté du nord-ouest, que la mer a gagnées successivement.

Il paroît que la mer a abandonné depuis peu une grande partie des terres avancées et des îles de l’Amérique. On vient de voir que le terrain de Jucatan n’est composé que de coquilles ; il en est de même des basses terres de la Martinique et des autres îles Antilles. Les habitants ont appelé le fond de leur terrain la chaux, parce qu’ils font de la chaux avec ces coquilles, dont on trouve les bancs immédiatement au dessous de la terre végétale. Nous pouvons rapporter ici ce qui est dit dans les Nouveaux Voyages aux îles de l’Amérique. « La chaux que l’on trouve par toute la grande terre de la Guadeloupe, quand on fouille dans la terre, est de même espèce que celle que l’on pêche à la mer : il est difficile d’en rendre raison. Seroit-il possible que toute l’étendue du terrain qui compose cette île ne fût, dans les siècles passés, qu’un haut fond rempli de plantes de chaux qui, ayant beaucoup crû et rempli les vides qui étoient entre elles occupés par l’eau, ont enfin haussé le terrain et obligé l’eau à se retirer et à laisser à sec toute la superficie ? Cette conjecture, toute extraordinaire qu’elle paroît d’abord, n’a pourtant rien d’impossible, et deviendra même assez vraisemblable à ceux qui l’examineront sans prévention : car enfin, en suivant le commencement de ma supposition, ces plantes ayant crû et rempli tout l’espace que l’eau occupoit, se sont enfin étouffées l’une l’autre ; les parties supérieures se sont réduites en poussière et en terre ; les oiseaux y ont laissé tomber les graines de quelques arbres qui ont germé et produit ceux que nous y voyons, et la nature y en fait germer d’autres qui ne sont pas d’une espèce commune aux autres endroits, comme les bois marbrés et violets. Il ne seroit pas indigne de la curiosité des gens qui y demeurent de faire fouiller en différents endroits pour connoître quel en est le sol, jusqu’à quelle profondeur on trouve cette pierre à chaux, en quelle situation elle est répandue sous l’épaisseur de la terre, et autres circonstances qui pourroient ruiner ou fortifier ma conjecture. »

Il y a quelques terrains qui tantôt sont couverts d’eau, et tantôt sont découverts, comme plusieurs îles en Norwège, en Écosse, aux Maldives, au golfe de Cambaye, etc. La mer Baltique a gagné peu à peu une grande partie de la Poméranie ; elle a couvert et ruiné le fameux port de Vineta. De même la mer de Norwège a formé plusieurs petites îles, et s’est avancée dans le continent. La mer d’Allemagne s’est avancée en Hollande auprès de Catt, en sorte que les ruines d’une ancienne citadelle des Romains, qui étoit autrefois sur la côte, sont actuellement fort avant dans la mer. Les marais de l’île d’Ély en Angleterre, la Crau en Provence, sont, au contraire, comme nous l’avons dit, des terrains que la mer a abandonnés ; les dunes ont été formées par des vents de mer qui ont jeté sur le rivage et accumulé des terres, des sables, des coquillages, etc. Par exemple, sur les côtes occidentales de France, d’Espagne, et d’Afrique, il règne des vents d’ouest durables et violents qui poussent avec impétuosité les eaux vers le rivage, sur lequel il s’est formé des dunes dans quelques endroits. De même les vents d’est, lorsqu’ils durent long-temps, chassent si fort les eaux des côtes de la Syrie et de la Phénicie, que les chaînes de rochers qui sont couverts d’eau pendant les vents d’est, demeurent alors à sec. Au reste, les dunes ne sont pas composées de pierres et de marbres, comme les montagnes qui se sont formées dans le fond de la mer, parce qu’elles n’ont pas été assez long-temps dans l’eau. Nous ferons voir dans le Discours sur les minéraux que la pétrification s’opère au fond de la mer, et que les pierres qui se forment dans la terre sont bien différentes de celles qui se forment dans la mer.

Comme je mettois la dernière main à ce traité de la Théorie de la terre, que j’ai composé en 1744, j’ai reçu de la part de M. Barrère sa Dissertation sur l’origine des pierres figurées, et j’ai été charmé de me trouver d’accord avec cet habile naturaliste au sujet de la formation des dunes, et du séjour que la mer a fait autrefois sur la terre que nous habitons ; il rapporte plusieurs changements arrivés aux côtes de la mer. Aigues-Mortes, qui est actuellement à plus d’une lieue et demie de la mer, étoit un port du temps de saint Louis ; Psalmodi étoit une île en 815, et aujourd’hui il est dans la terre ferme, à plus de deux lieues de la mer : il en est de même de Maguelone ; la plus grande partie du vignoble d’Agde étoit, il y a quarante ans, couverte par les eaux de la mer : et en Espagne la mer s’est retirée considérablement depuis peu de Blanes, de Badalona, vers l’embouchure de la rivière Vobregat, vers le cap de Tortosa, le long des côtes de Valence, etc.

La mer peut former des collines et élever des montagnes de plusieurs façons différentes, d’abord par des transports de terre, de vase, de coquilles, d’un lieu à un autre, soit par son mouvement naturel de flux et de reflux, soit par l’agitation des eaux causée par les vents ; en second lieu par des sédiments, des parties impalpables qu’elle aura détachées des côtes et de son fond, et qu’elle pourra transporter et déposer à des distances considérables ; et enfin par des sables, des coquilles, de la vase, et des terres que les vents de mer poussent souvent contre les côtes ; ce qui produit des dunes et des collines que les eaux abandonnent peu à peu, et qui deviennent des parties du continent : nous en avons un exemple dans nos dunes de Flandre et dans celles de Hollande, qui ne sont que des collines composées de sable et de coquilles que des vents de mer ont poussés vers la terre. M. Barrère en cite un autre exemple qui m’a paru mériter de trouver place ici. « L’eau de la mer, par son mouvement, détache de son sein une infinité de plantes, de coquillages, de vase, de sable, que les vagues poussent continuellement vers les bords, et que les vents impétueux de mer aident à pousser encore. Or, tous ces différents corps ajoutés au premier atterrissement y forment plusieurs nouvelles couches ou monceaux qui ne peuvent servir qu’à accroître le lit de la terre, à l’élever, à former des dunes, des collines, par des sables, des terres, des pierres amoncelées ; en un mot, à éloigner davantage le bassin de la mer, et à former un nouveau continent.

» Il est visible que des alluvions ou des atterrissements successifs ont été faits par le même mécanisme depuis plusieurs siècles, c’est-à-dire par des dépositions réitérées de différentes matières ; atterrissements qui ne sont pas de pure convenance : j’en trouve les preuves dans la nature même, c’est-à-dire dans différents lits de coquilles fossiles et d’autres productions marines qu’on remarque dans le Roussillon auprès du village de Naffiac, éloigné de la mer d’environ sept ou huit lieues. Ces lits de coquilles, qui sont inclinés de l’ouest à l’est sous différents angles, sont séparés les uns des autres par des bancs de sable et de terre, tantôt d’un pied et demi, tantôt de deux à trois pieds d’épaisseur ; ils sont comme saupoudrés de sel lorsque le temps est sec, et forment ensemble des coteaux de la hauteur de plus de vingt-cinq à trente toises. Or, une longue chaîne de coteaux si élevés n’a pu se former qu’à la longue, à différentes reprises et par la succession des temps ; ce qui pourroit être aussi un effet du déluge et du bouleversement universel qui a dû tout confondre, mais qui cependant n’aura pas donné une forme réglée à ces différentes couches de coquilles fossiles qui auroient dû être assemblées sans aucun ordre. »

Je pense sur cela comme M. Barrère ; seulement je ne regarde pas les atterrissements comme la seule manière dont les montagnes ont été formées, et je crois pouvoir assurer au contraire que la plupart des éminences que nous voyons à la surface de la terre ont été formées dans la mer même, et cela par plusieurs raisons qui m’ont toujours paru convaincantes : premièrement, parce qu’elles ont entre elles cette correspondance d’angles saillants et rentrants qui suppose nécessairement la cause que nous avons assignée, c’est-à-dire le mouvement des courants de la mer ; en second lieu, parce que les dunes et les collines qui se forment des matières que la mer amène sur ses bords ne sont pas composées de marbres et de pierres dures comme les collines ordinaires : les coquilles n’y sont ordinairement que fossiles, au lieu que dans les autres montagnes la pétrification est entière ; d’ailleurs les bancs de coquilles, les couches de terre ne sont pas aussi horizontales dans les dunes que dans les collines composées de marbre et de pierre dure : ces bancs y sont plus ou moins inclinés, comme dans les collines de Naffiac, au lieu que dans les collines et dans les montagnes qui se sont formées sous les eaux par les sédiments de la mer les couches sont toujours parallèles et très souvent horizontales ; les matières y sont pétrifiées aussi bien que les coquilles. J’espère faire voir que les marbres et les autres matières calcinables qui presque toutes sont composées de madrépores, d’astroïtes, et de coquilles, ont acquis au fond de la mer le degré de dureté et de perfection que nous leur connoissons : au contraire les tufs, les pierres molles, et toutes les matières pierreuses, comme les incrustations, les stalactites, etc., qui sont aussi calcinables, et qui se sont formées dans la terre depuis que notre continent est découvert, ne peuvent acquérir ce degré de dureté et de pétrification des marbres ou des pierres dures.

On peut voir dans l’Histoire de l’Académie, année 1707, les observations de M. Saulmon au sujet des galets qu’on trouve dans plusieurs endroits. Ces galets sont des cailloux ronds et plats, et toujours fort polis, que la mer pousse sur les côtes. À Bayeux et à Brutel, qui est à une lieue de la mer, on trouve du galet en creusant des caves ou des puits : les montagnes de Bonneuil, de Broie, et du Quesnoy, qui sont à environ dix-huit lieues de la mer, sont toutes couvertes de galets : il y en a aussi dans la vallée de Clermont en Beauvoisis. M. Saulmon rapporte encore qu’un trou de seize pieds de profondeur, percé directement et horizontalement dans la falaise du Tréport, qui est toute de moellon, a disparu en trente ans, c’est-à-dire que la mer a miné dans la falaise cette épaisseur de seize pieds. En supposant qu’elle avance toujours également, elle mineroit mille toises ou une petite demi-lieue de moellon en douze mille ans.

Les mouvements de la mer sont donc les principales causes des changements qui sont arrivés et qui arrivent à la surface du globe : mais cette cause n’est pas unique ; il y en a beaucoup d’autres moins considérables qui contribuent à ces changements : les eaux courantes, les fleuves, les ruisseaux, la fonte des neiges, les torrents, les gelées, etc., ont changé considérablement la surface de la terre ; les pluies ont diminué la hauteur des montagnes ; les rivières et les ruisseaux ont élevé les plaines ; les fleuves ont rempli la mer à leur embouchure ; la fonte des neiges et les torrents ont creusé des ravines dans les gorges et dans les vallons ; les gelées ont fait fendre les rochers et les ont détachés des montagnes. Nous pourrions citer une infinité d’exemples de différents changements que toutes ces causes ont occasionés. Varenius dit que les fleuves transportent dans la mer une grande quantité de terre qu’ils déposent a plus ou moins de distance des côtes, en raison de leur rapidité ; ces terres tombent au fond de la mer, et y forment d’abord de petits bancs, qui, s’augmentant tous les jours, font des écueils, et enfin forment des îles qui deviennent fertiles et habitées : c’est ainsi que se sont formées les îles du Nil, celles du fleuve Saint-Laurent, l’île de Landa située à la côte d’Afrique près de l’embouchure du fleuve Coanza, les îles de Norwège, etc.[4]. On peut y ajouter l’île de Tongming à la Chine, qui s’est formée peu à peu des terres que le fleuve de Nanquin entraîne et dépose à son embouchure. Cette île est fort considérable ; elle a plus de vingt lieues de longueur sur cinq ou six de largeur.

Le Pô, le Trento, l’Athésis, et les autres rivières de l’Italie, amènent une grande quantité de terres dans les lagunes de Venise, surtout dans le temps des inondations, en sorte que peu à peu elles se remplissent : elles sont déjà sèches en plusieurs endroits dans le temps du reflux, et il n’y a plus que les canaux que l’on entretient avec une grande dépense qui aient un peu de profondeur.

À l’embouchure du Nil, à celle du Gange et de l’Inde, à celle de la rivière de la Plata au Brésil, à celle de la rivière de Nanquin à la Chine, et à l’embouchure de plusieurs autres fleuves, on trouve des terres et des sables accumulés. La Loubère, dans son Voyage de Siam, dit que les bancs de sable et de terre augmentent tous les jours à l’embouchure des grandes rivières de l’Asie par les limons et les sédiments qu’elles y apportent, en sorte que la navigation de ces rivières devient tous les jours plus difficile, et deviendra un jour impossible. On peut dire la même chose des grandes rivières de l’Europe et surtout du Wolga, qui a plus de soixante-dix embouchures dans la mer Caspienne ; du Danube, qui en a sept dans la mer Noire, etc.

Comme il pleut très rarement en Égypte, l’inondation régulière du Nil vient des torrents qui y tombent dans l’Éthiopie ; il charrie une très grande quantité de limon : et ce fleuve a non seulement apporté sur le terrain de l’Égypte plusieurs milliers de couches annuelles, mais même il a jeté bien avant dans la mer les fondements d’une alluvion qui pourra former avec le temps un nouveau pays ; car on trouve avec la sonde, à plus de vingt lieues de distance de la côte, le limon du Nil au fond de la mer, qui augmente tous les ans. La Basse-Égypte, où est maintenant le Delta, n’étoit autrefois qu’un golfe de la mer. Homère nous dit que l’île de Pharos étoit éloignée de l’Égypte d’un jour et d’une nuit de chemin, et l’on sait qu’aujourd’hui elle est presque contiguë. Le sol en Égypte n’a pas la même profondeur de bon terrain partout ; plus on approche de la mer, et moins il y a de profondeur ; près des bords du Nil il y a quelquefois trente pieds et davantage de profondeur de bonne terre, tandis qu’à l’extrémité de l’inondation il n’y a pas sept pouces. Toutes les villes de la Basse-Égypte ont été bâties sur des levées et sur des éminences faites à la main. La ville de Damiette est aujourd’hui éloignée de la mer de plus de dix milles ; et du temps de saint Louis, en 1243 c’étoit un port de mer. La ville de Fooah, qui étoit, il y a trois cents ans, à l’embouchure de la branche canopique du Nil, en est présentement à plus de sept milles de distance : depuis quarante ans la mer s’est retirée d’une demi-lieue de devant Rosette, etc.

Il est aussi arrivé des changements à l’embouchure de tous les grands fleuves de l’Amérique, et même de ceux qui ont été découverts nouvellement. Le P. Charlevoix, en parlant du fleuve Mississipi, dit qu’à l’embouchure de ce fleuve, au dessous de la Nouvelle-Orléans, le terrain forme une pointe de terre qui ne paroît pas fort ancienne, car pour peu qu’on y creuse, on trouve de l’eau ; et que la quantité de petites îles qu’on a vu se former nouvellement à toutes les embouchures de ce fleuve, ne laissent aucun doute que cette langue de terre ne soit formée de la même manière. Il paroît certain, dit-il, que quand M. de La Salle descendit[5] le Mississipi jusqu’à la mer, l’embouchure de ce fleuve n’étoit pas telle qu’on la voit aujourd’hui.

Plus on approche de la mer, ajoute-t-il, plus cela devient sensible ; la barre n’a point d’eau dans la plupart des petites issues que le fleuve s’est ouvertes, et qui ne se sont si fort multipliées que par le moyen des arbres qui y sont entraînés par le courant, et dont un seul arrêté par ses branches ou par ses racines dans un endroit où il y a peu de profondeur, en arrête mille. J’en ai vu, dit-il, à deux cents lieues d’ici[6] des amas dont un seul auroit rempli tous les chantiers de Paris : rien alors n’est capable de les détacher ; le limon que charrie le fleuve leur sert de ciment et les couvre peu à peu ; chaque inondation en laisse une nouvelle couche, et après dix ans au plus les lianes et les arbrisseaux commencent à y croître : c’est ainsi que se sont formées la plupart des pointes et des îles qui font si souvent changer de cours au fleuve.

Cependant tous les changements que les fleuves occasionent sont assez lents, et ne peuvent devenir considérables qu’au bout d’une longue suite d’années : mais il est arrivé des changements brusques et subits par les inondations et les tremblements de terre. Les anciens prêtres égyptiens, six cents ans avant la naissance de Jésus-Christ, assuroient, au rapport de Platon dans le Timée, qu’autrefois il y avoit une grande île auprès des colonnes d’Hercule, plus grande que l’Asie et la Libye prises ensemble, qu’on appeloit Atlantide, que cette grande île fut inondée et abîmée sous les eaux de la mer après un grand tremblement de terre. « Traditur Atheniensis civitas restitisse olim innumeris hostium copiis quæ, ex Atlantico mari profectæ, propè jam cunctam Europam Asiamque obsederunt. Tunc enim erat fretum illud navigabile, habens in ore quasi vestibulo ejus insulam quas Herculis Columnas cognominant : ferturque insula illa Libyâ simul et Asiâ Major fuisse, per quam ad alias proximas insulas patebat aditus, atque ex insulis ad omnem continentem è conspectu jacentem vero mari vicinam. Sed intrà os ipsud portus augusto sinu fuisse traditur. Pelagus illud verum mare, terra quoque illa verè erat continens, etc. Post hæc ingenti terræ motu jugique diei unius et noctis illuvione factum est, ut terra dehiscens omnes illos bellicosos absorberet, et Atlantis insula sub vasto gurgite mergeretur. » (Plato, in Timœo.) Cette ancienne tradition n’est pas absolument contre toute vraisemblance : les terres qui ont été absorbées par les eaux, sont peut-être celles qui joignoient l’Irlande aux Açores, et celles-ci au continent de l’Amérique ; car on trouve en Irlande les mêmes fossiles, les mêmes coquillages, et les mêmes productions marines que l’on trouve en Amérique, dont quelques unes sont différentes de celles qu’on trouve dans le reste de l’Europe.

Eusèbe rapporte deux témoignages au sujet des déluges, dont l’un est de Melon, qui dit que la Syrie avoit été autrefois inondée dans toutes les plaines ; l’autre est d’Abydenus, qui dit que du temps du roi Sisithrus il y eut un grand déluge qui avoit été prédit par Saturne. Plutarque, de solertiâ animalium, Ovide et les autres mythologistes parlent du déluge de Deucalion, qui s’est fait, dit-on, en Thessalie, environ sept cents ans après le déluge universel. On prétend aussi qu’il y en a eu un plus ancien dans l’Attique, du temps d’Ogygès, environ deux cent trente ans avant celui de Deucalion. Dans l’année 1095 il y eut un déluge en Syrie qui noya une infinité d’hommes. En 1164 il y en eut un si considérable dans la Frise, que toutes les côtes maritimes furent submergées avec plusieurs milliers d’hommes. En 1218 il y eut une autre inondation qui fit périr près de cent mille hommes, aussi bien qu’en 1530. Il y a plusieurs autres exemples de ces grandes inondations, comme celle de 1604 en Angleterre, etc.

Une troisième cause du changement sur la surface du globe sont les vents impétueux. Non seulement ils forment des dunes et des collines sur les bords de la mer et dans le milieu des continents, mais souvent ils arrêtent et font rebrousser les rivières ; ils changent la direction des fleuves ; ils enlèvent les terres cultivées, les arbres ; ils renversent les maisons ; ils inondent, pour ainsi dire, des pays toit entiers. Nous avons un exemple de ces inondations de sable en France, sur les côtes de Bretagne : l’Histoire de l’Académie, année 1722, en fait mention dans les termes suivants.

« Aux environs de Saint-Paul de Léon en Basse-Bretagne, il y a sur la mer un canton qui avant l’an 1666 étoit habité et ne l’est plus, à cause d’un sable qui le couvre jusqu’à une hauteur de plus de vingt pieds, et qui d’année en année s’avance et gagne du terrain. À compter de l’époque marquée, il a gagné plus de six lieues, et il n’est plus qu’à une demi-lieue de Saint-Paul, de sorte que, selon les apparences, il faudra abandonner cette ville. Dans le pays submergé on voit encore quelques pointes de clochers et quelques cheminées qui sortent de cette mer de sable ; les habitants de ces villages enterrés ont eu du moins le loisir de quitter leurs maisons pour aller mendier.

» C’est le vent d’est ou de nord qui avance cette calamité : il élève ce sable qui est très fin, et le porte en si grande quantité et avec tant de vitesse, que M. Deslandes, à qui l’Académie doit cette observation, dit qu’en se promenant en ce pays là pendant que le vent charrioit, il étoit obligé de secouer de temps en temps son chapeau et son habit, parce qu’il les sentoit appesantis. De plus, quand ce vent est violent, il jette ce sable par dessus un petit bras de mer jusque dans Roscof, petit port assez fréquenté par les vaisseaux étrangers ; le sable s’élève dans les rues de cette bourgade jusqu’à deux pieds, et on l’enlève par charretées. On peut remarquer, en passant, qu’il y a dans ce sable beaucoup de parties ferrugineuses, qui se reconnoissent au couteau aimanté.

» L’endroit de la côte qui fournit tout ce sable est une plage qui s’étend depuis Saint-Paul jusque vers Plouescat, c’est-à-dire un peu plus de quatre lieues, et qui est presque au niveau de la mer lorsqu’elle est pleine. La disposition des lieux est telle, qu’il n’y a que le vent d’est, ou de nord-est, qui ait la direction nécessaire pour porter le sable dans les terres. Il est aisé de concevoir comment le sable porté et accumulé par le vent en un endroit est repris ensuite par le même vent et porté plus loin, et qu’ainsi le sable peut avancer en submergeant le pays, tant que la minière qui le fournit en fournira de nouveau ; car sans cela le sable, en avançant, diminueroit toujours de hauteur, et cesseroit de faire du ravage. Or il n’est que trop possible que la mer jette ou dépose long-temps de nouveau sable dans cette plage d’où le vent l’enlève : il est vrai qu’il faut qu’il soit toujours aussi fin pour être aisément enlevé.

» Le désastre est nouveau, parce que la plage qui fournit le sable n’en avoit pas encore une assez grande quantité pour s’élever au dessus de la surface de la mer, ou peut-être parce que la mer n’a abandonné cet endroit et ne l’a laissé découvert que depuis un temps : elle a eu quelque mouvement sur cette côte ; elle vient présentement dans le flux une demi-lieue en deçà de certaines roches qu’elle ne passoit pas autrefois.

» Ce malheureux canton inondé d’une façon si singulière justifie ce que les anciens et les modernes rapportent des tempêtes de sable excitées en Afrique, qui ont fait périr des villes, et même des armées. »

M. Shaw nous dit que les ports de Laodicée et de Jébilée, de Tortose, de Rowadse, de Tripoli, de Tyr, d’Acre, de Jaffa, sont tous remplis et comblés des sables qui ont été charriés par les grandes vagues qu’on a sur cette côte de la Méditerranée lorsque le vent d’ouest souffle avec violence.

Il est inutile de donner un plus grand nombre d’exemples des altérations qui arrivent sur la terre ; le feu, l’air et l’eau y produisent des changements continuels, et qui deviennent très considérables avec le temps : non seulement il y a des causes générales dont les effets sont périodiques et réglés, par lesquels la mer prend successivement la place de la terre et abandonne la sienne, mais il y a une grande quantité de causes particulières qui contribuent à ces changements, et qui produisent des bouleversements, des inondations, des affaissements ; et la surface de la terre, qui est ce que nous connoissons de plus solide, est sujette, comme tout le reste de la nature, à des vicissitudes perpétuelles.

* Au sujet des changements de mer en terre, on verra, en parcourant les côtes de France, qu’une partie de la Bretagne, de la Picardie, de la Flandre, et de la Basse-Normandie, ont été abandonnées par la mer assez récemment, puisqu’on y trouve des amas d’huîtres et d’autres coquilles fossiles dans le même état qu’on les tire aujourd’hui de la mer voisine. Il est très certain que la mer perd sur les cotes de Dunkerque : on en a l’expérience depuis un siècle. Lorsqu’on construisit les jetées de ce port en 1670, le fort de Bonne-Espérance, qui terminoit une de ces jetées, fut bâti sur pilotis, bien au delà de la laisse de la basse mer ; actuellement la plage est avancée au delà de ce fort de près de trois cents toises. En 1714, lorsqu’on creusa le nouveau port de Mardik, on avoit également porté les jetées jusqu’au delà de la laisse de la basse mer ; présentement il se trouve au delà une plage de plus de cinq cents toises à sec à marée basse. Si la mer continue à perdre, insensiblement Dunkerque, comme Aigues-Mortes, ne sera plus un port de mer, et cela pourra arriver dans quelques siècles. La mer ayant perdu si considérablement de notre connoissance, combien n’a-t-elle pas dû perdre depuis que le monde existe !

Il suffit de jeter les yeux sur la Saintonge maritime pour être persuadé qu’elle a été ensevelie sous les eaux. L’Océan qui la couvroit, ayant abandonné ces terres, la Charente le suivit à mesure qu’il faisoit retraite, et forma dès lors une rivière dans les lieux mêmes où elle n’étoit auparavant qu’un grand lac ou un marais. Le pays d’Aunis a autrefois été submergé par la mer et par les eaux stagnantes des marais : c’est une des terres les plus nouvelles de la France ; il y a lieu de croire que ce terrain n’étoit encore qu’un marais vers la fin du quatorzième siècle.

Il paroît donc que l’Océan a baissé de plusieurs pieds, depuis quelques siècles, sur toutes nos côtes ; et si l’on examine celles de la Méditerranée depuis le Roussillon jusqu’en Provence, on reconnoîtra que cette mer a fait aussi sa retraite à peu près dans la même proportion ; ce qui semble prouver que toutes les côtes d’Espagne et de Portugal se sont, comme celles de France, étendues en circonférence. On a fait la même remarque en Suède, où quelques physiciens ont prétendu, d’après leurs observations, que dans quatre mille ans, à dater de ce jour, la Baltique, dont la profondeur n’est guère que de trente brasses, sera une terre découverte et abandonnée par les eaux.

Si l’on faisoit de semblables observations dans tous les pays du monde, je suis persuadé qu’on trouveroit généralement que la mer se retire de toutes parts. Les mêmes causes qui ont produit sa première retraite et son abaissement successif ne sont pas absolument anéanties ; la mer étoit dans le commencement élevée de plus de deux mille toises au dessus de son niveau actuel : les grandes boursouflures de la surface du globe, qui se sont écroulées les premières, ont fait baisser les eaux, d’abord rapidement ; ensuite, à mesure que d’autres cavernes moins considérables se sont affaissées, la mer se sera proportionnellement déprimée ; et, comme il existe encore un assez grand nombre de cavités qui ne sont pas écroulées, et que de temps en temps cet effet doit arriver, soit par l’action des volcans, soit par la seule force de l’eau, soit par l’effort des tremblements de terre, il me semble qu’on peut prédire, sans crainte de se tromper, que les mers se retireront de plus en plus avec le temps, en s’abaissant encore au dessous de leur niveau actuel, et que par conséquent l’étendue des continents terrestres ne fera qu’augmenter avec les siècles.

  1. Voyez Varenii Geograph. general., pages 203, 217, et 220.
  2. Voyez les Voyages historiques de l’Europe, tome V, page 70.
  3. Voyez Lettres édifiantes, rec. II, page 187.
  4. Voyez Varenii Geograph. general., page 214.
  5. Il y a des géographes qui prétendent que M. de La Salle n’a jamais descendu le Mississipi.
  6. De la Nouvelle-Orléans.