Prime Jeunesse/04

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Calmann-Lévy (p. 24-27).
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IV

Dès le commencement de décembre, ma sœur et moi nous avions, comme jadis, placardé dans la salle à manger des petites affiches exposant nos desiderata pour les étrennes, et cette année-là fut, hélas ! la dernière des dernières où nous fîmes encore la fête du premier de l’an et le réveillon de minuit, malgré l’absence de Lucette qui jusqu’alors en avait été l’âme, la gaieté et la fine drôlerie. Parmi tant de choses qui me furent données ce 1er janvier 1864, il y eut de très beaux livres de voyages illustrés, et c’était l’époque où les images commençaient d’être vraiment artistiques ; les palmiers qui y figuraient, au lieu d’être conventionnels comme dans les livres précédents, avaient été dessinés d’après nature. Des palmiers, il y en avait aussi de photographiés, dans les épreuves transparentes que je reçus pour mon stéréoscope, et ce fut pour moi une révélation soudaine et précise de cette flore tropicale qui jusque-là m’appelait confusément. Oh ! voir des palmiers ! Je rêvais cela, comme naguère, avant mes voyages chez l’oncle du Midi, j’avais rêvé de voir des montagnes. Le palmier d’appartement, qui de nos jours encombre même les loges des concierges, n’était pas venu jusqu’à notre province, et surtout on n’avait pas encore acclimaté, dans notre Sud-Ouest attiédi par les continuels courants du golfe des Antilles, le palmier chamœrops, qui y croît maintenant partout. Oh ! si on avait pu me donner alors une vision anticipée de notre cour de Rochefort, telle qu’elle est aujourd’hui, — avec ses chamœrops de pleine terre, hauts comme de vrais arbres, apportant leur note si nouvelle et si étrange auprès de mon cher petit bassin inchangeable, — j’aurais cru qu’un heureux cataclysme avait déplacé l’axe du monde.

Pour me troubler davantage, des lettres m’arrivaient des colonies, des lettres très longues et détaillées tout comme à un grand garçon. C’était Lucette qui me parlait des forêts vierges de la Guyane ; c’était mon frère, qui me contait des promenades à dos d’éléphant, ou des chasses aux oiseaux merveilleux parmi les végétations folles de l’Indo-Chine…

Je le sentais aussi très préoccupé de mon avenir, ce frère toujours si lointain, mais qui m’aimait tant, et ses idées là-dessus me paraissaient plus pratiques que celles de mon père, parce qu’elles étaient plus modernes.

« Il faut pourtant que je te parle un peu de tes études, m’écrivait-il cet hiver-là[1]. Dis-moi bien dans ta prochaine lettre, mon bijou chéri (sic), les choses pour lesquelles tu te sens le plus de dispositions. Moi, je tiens toujours pour les mathématiques, tu sais ; c’est à cela que je voudrais surtout te voir mordre ; le latin et surtout le grec, n’y consacre pas trop de temps. Fais aussi tes efforts pour contenter tes professeurs de dessin et de musique ; tu verras combien ces deux talents te seront agréables plus tard. Quant à l’histoire naturelle, je suis heureux que tu t’y intéresses ; tu ne te doutes pas de tout ce que je te rapporterai de joli pour ton musée. »

Venait ensuite ce conseil, qui m’avait frappé singulièrement, donné par ce frère dont je n’étais pas sans avoir soupçonné la vie romanesque, passionnée, manquant un peu de sagesse :

« Cher enfant, continue toujours d’être sage, aimable et pieux ; tu ne saurais te persuader combien d’amers regrets tu t’épargneras ainsi… »

  1. La lettre, où je lui parlais, à lui le premier, de mes projets de marine, avait dû se croiser avec celle-ci.