Prime Jeunesse/13

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Calmann-Lévy (p. 78-84).
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XIII

Un jour de ce même avril, pendant que j’étais dans ma chambre sur la rue, péniblement occupé à faire un thème grec pour le Caïman Vert (alias, la Guenon de Madagascar), je vis s’arrêter devant notre porte un grand camion du chemin de fer contenant plusieurs malles et des caisses en « bois des îles », scellées toutes de larges cachets à la cire rouge. Aussitôt je compris ce que c’était, et, ne tenant plus en place, j’envoyai promener le devoir grec.

Dès que ces bagages de mon frère furent entrés dans notre cour et déposés à l’ombre sous la grande tonnelle de jasmin de la Virginie, toute la famille assemblée là se mit en devoir de pieusement les ouvrir, ce qui fit couler de silencieuses larmes ; ses effets, son linge, son uniforme de grande tenue aux dorures encore toutes fraîches, son violon, ses livres… L’émotion de ma mère fut surtout profonde quand elle retrouva sa Bible[1], et moi je demandai aussitôt à voir les paroles qu’elle avait inscrites pour lui à la première page et qu’au moment de sa mort il se faisait relire par l’aumônier de l’Alphée.

Ces paroles, je veux les citer ici parce qu’elles attestent si bien cette foi calme et sûre qu’avait ma mère bien-aimée, et dont elle a laissé sur mon âme l’empreinte à peu près indélébile :


16 octobre 1858.

« Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon père qui est aux Cieux. Mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon père qui est aux Cieux. (Mathieu X, 32-33.)

»  Que ces paroles sorties de la bouche du Sauveur et tracées ici par la main de ta mère te frappent tout particulièrement, mon fils bien-aimé, et fassent sur toi une salutaire impression ! Que ce livre, je t’en supplie, ne soit pas un livre fermé ! Médites-en chaque jour quelques passages pour t’instruire et te fortifier. Oh ! si je pouvais avoir la certitude que tu deviendras un véritable disciple du Christ, combien ma douleur en me séparant de toi perdrait de son amertume, car, mon fils, je demande moins à Dieu de te revoir sur cette terre de péché que de me retrouver avec toi et tous ceux que nous aimons dans les demeures éternelles et bienheureuses promises aux rachetés. »

»  Ta mère et ton amie,
»  NADINE V. »


Ce petit livre qui avait déjà tant couru le monde, dans son enveloppe de cuir noir, exhalait une saine et discrète senteur d’herbier, qu’il a conservée encore ; avant de le rendre à ma mère, je découvris, entre les pages de papier très fin, une fleur desséchée, une pervenche rose, en tout pareille à celle qu’il m’avait envoyée dans une de ses lettres d’Océanie, me disant qu’elle avait fleuri à la porte de sa maisonnette tahitienne.

On devinait qu’en présidant à la confection de ses malles, au départ de Saïgon, il craignait déjà de n’avoir pas la force d’arriver jusqu’à nous, car des petits paquets, des coffrets étaient étiquetés de son écriture. Il y avait entre autres des boîtes sur lesquelles il avait écrit : « Papillons pour J… » et qui contenaient, pour mon musée, des papillons merveilleux.

De ces caisses qui répandaient une odeur exotique, — cette pénétrante odeur de Chine que je devais tant connaître plus tard, — nous retirâmes aussi de précieux bibelots chinois. Mais j’y fis surtout une trouvaille qui m’enchanta : auprès de son revolver d’ordonnance, un petit revolver américain, très élégant pour l’époque, qui me fut attribué aussitôt, avec son étui et ses cartouches. Cinq minutes après, je l’avais chargé et passé à ma ceinture, où il fut à poste fixe pendant près de deux ans ; je l’emportais même aux classes du Caïman Vert, où je le laissais circuler le long des bancs, caché sous nos cahiers, pour être montré à mes camarades, avec recommandation « de prendre bien garde à la détente qui était trop aisée et dangereuse ». Et cela rehaussait ma popularité et mon prestige, toujours un peu chancelants.

Je n’ai pas compris comment mes parents, qui par ailleurs veillaient si bien à écarter de moi tout danger, me permettaient d’avoir du matin au soir une arme chargée à ma ceinture. On aurait pu relever de même, dans leur mode d’éducation, d’autres apparentes inconséquences, — qui après tout étaient peut-être au fond la sagesse même. Ainsi mon frère, dans sa crainte qu’on m’élevât trop en petite fille, ayant exigé depuis trois ans qu’on me fît prendre des leçons d’équitation à l’école de dressage, je montais déjà pas mal, et le directeur avait permis à ses gens de m’emmener avec eux sur les routes à la promenade des chevaux. Quelquefois donc, après m’être longuement amusé à mon théâtre de Peau d’Âne, seul ou en compagnie de ma petite camarade Jeanne, à faire défiler dans nos décors de rêve nos poupées en miniature vêtues comme des fées ou des sorcières, il m’arrivait de prendre tout à coup ma cravache et d’aller courir les chemins, monté sur quelque bête incomplètement dressée, en compagnie de grands diables de « piqueux » avec qui j’avais fait amitié, mais qui n’avaient vraiment rien du langage ni des manières de l’hôtel de Rambouillet.

Toutefois, ce printemps-là, pour me distraire de ma tristesse, j’avais l’attente de deux événements annoncés pour le commencement de juin : d’abord le retour de Lucette dont le mari finissait bientôt ses deux ans de Guyane, ensuite la naissance de ce petit enfant de ma sœur, qui me semblait destiné à prendre dans ma vie une place considérable, et dont il me tardait follement de connaître la figure.

  1. Les Bibles que nous avions tous en ce temps-là étaient une très fine édition portative imprimée à Londres et enfermée dans une enveloppe de cuir noir.