Prime Jeunesse/21

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 107-113).
◄  XX
XXII  ►

XXI

C’est à cette époque-là qu’un changement du tout au tout se fit soudain dans mon existence d’enfant trop choyé, trop absolument heureux, — du moins au point de vue du bonheur matériel. Outre les pertes qu’avait faites ma grand’mère dans l’île, un douloureux désastre survint, et la pauvreté s’abattit un jour sur nous, d’une accablante façon que rien ne pouvait faire prévoir.

Bien que ce soit anticiper sur le cours du temps, je dirai ici que cette période noire dura pour nous près d’une dizaine d’années ; et que même, à un moment donné, après que j’eus perdu mon père, après la date à laquelle je compte arrêter ces notes, cela devint de la misère tout à fait.

Mais cette misère, aujourd’hui encore je ne cesse de la bénir ; elle aura été pour moi une grande éducatrice, je lui dois sans doute tout ce que j’ai pu faire d’un peu courageux et d’un peu noble ; pendant mes années d’aspirant de marine et même d’enseigne de vaisseau, elle a resserré de la façon la plus adorable mes liens avec ces deux saintes en robe de deuil que furent ma mère et ma tante Claire, sa sœur. Chères bienfaisantes fées, dont je voyais de jour en jour les cheveux blanchir, toujours sereines et presque gaies, elles réussirent donc, par leur courage et leur activité de toutes les minutes, à nous préserver des trop dures privations et à nous conserver les dehors d’une décence très comme il faut.

Oh ! précieuse misère, c’est à elle aussi que je dois d’avoir connu plus tard la joie de faire oublier aux deux saintes leurs années de souffrance, la joie de les gâter à mon tour, de les entourer de confort et même de luxe, — la joie ensuite quand elles eurent terminé leur doux rôle tutélaire, la si triste joie d’orner des plus belles fleurs les petits cortèges qui me les emmenèrent, chacune à son tour, jusqu’à notre caveau familial, aujourd’hui plein d’ossements…

Et maintenant, je ferme cette parenthèse, ouverte sur un avenir qui, durant la période transitoire dont je vais parler, était encore assez lointain.

Au moment où le sort vint nous écraser, je suivais, depuis la rentrée, les classes de philosophie, ainsi que cela s’appelait pompeusement à cette époque, mon père désirant toujours me faire passer mon baccalauréat ès lettres avant le baccalauréat ès sciences. On me destinait alors à l’École polytechnique et, après le grand désastre, on essaya de persister, mes parents espérant encore pouvoir, avec beaucoup de restrictions, me mener jusque-là ; je m’étais donc tout à fait soumis, en apparence du moins, pour ne pas aggraver leurs peines en insistant pour cette Marine qui, depuis la mort de mon frère, leur faisait tant de peur. Mais, au fond de moi-même, je gardais la conviction que les événements aboutiraient malgré tout à me conduire à l’École Navale ; si j’avais été l’oriental que je suis devenu depuis, j’aurais dit : « Mektoub ! » ce grand mot du fatalisme musulman qui incite à la sérénité des patiences infinies.

Rien n’avait changé, au début, dans les aspects extérieurs de notre existence, sauf que l’on ne mettait plus de fleurs nulle part, dans les vases ni les corbeilles, même pas les fleurs des bois de Fontbruant qui ne coûtaient rien ; comment aurait-on trouvé le courage de les arranger, quand on savait qu’autour de nous, tout n’était plus que provisoire et que nous devions d’un jour à l’autre nous résoudre aux pires solutions ?… Je crois encore entendre ma mère nous dire, en se tordant les mains : « Oh ! ce provisoire, au moins que nous en soyons délivrés et que, d’une manière ou d’une autre, cela finisse ! »

L’idée qu’il faudrait sans doute en venir à vendre notre chère maison de Rochefort, comme il avait fallu jadis vendre celle de l’île, oppressait mes heures grises d’hiver, au collège ou dans ma chambre d’enfant qui m’était encore laissée. Oh ! voir un jour la lugubre affiche : « À vendre » apposée sur notre mur, et puis se retirer dans quelque logis inconnu, être expulsé de tout ce que j’adorais, de mon petit musée, de notre cour, de mon bassin aux pierres moussues, je croyais bien sentir que ce serait pour moi la mort, et je m’attachais d’autant plus à ces humbles choses, d’une façon excessive, désespérée, presque fétichiste.

Bien entendu, je n’avais même pas eu l’idée cette année-là de préparer ma liste d’étrennes, mais je m’y étais bravement résigné ; la suppression de mes professeurs de piano et d’accompagnement ne m’atteignit guère davantage ; non, ce qui me toucha surtout, ce fut de renoncer à l’équitation et à mes courses sur les routes en compagnie des piqueurs du dressage. Il me restait mon théâtre de Peau d’Âne qui ne coûtait pas d’argent ; bien que ce fût très enfantin pour un « philosophe », je continuai de m’y adonner beaucoup, pour me distraire de mes cruelles angoisses, matérialisant ainsi en des décors toujours plus habiles, mes petits rêves de magnificence, de palais, de palmiers et de soleil.

Ai-je besoin de dire que la philosophie, la pauvre philosophie humaine, telle surtout qu’on nous l’enseignait alors, ne m’intéressait pas ? J’en eus vite sondé la pitoyable inanité. Celle d’Auguste Comte, qui commençait d’entrer dans le programme scolaire, m’arrêta un moment toutefois ; elle me fit mal par son côté desséchant et porta un des premiers coups profonds à mon mysticisme chrétien. De même, la si lapidaire strophe du « Lac » qui me revenait sans cesse, gravée en ma tête à cause de la beauté de sa forme, avait éveillé mes premiers effrois devant la possibilité d’un Néant final :

Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais, sur l’océan des âges,
Jeter l’ancre un seul jour !