Prime Jeunesse/24
XXIV
Ainsi que tante Claire avait su le prophétiser si bien, il arriva en effet, mon mercredi soir ! Et j’avais été reconnu admissible, et j’aurais dû me sentir tout à la joie d’être délivré du cauchemar des concours. Mais non, la petite phrase en apparence si simple : « il arrivera et il passera » avait suffi pour tout assombrir. Et puis surtout je retombais dans mes autres angoisses, dont rien ne me distrayait plus : l’obligation de sacrifier ma chambre et ensuite celle, à la fin des vacances, de quitter pour la première fois la maison paternelle, de m’exiler à Paris, car des parents que nous avions là avaient offert de se charger de moi jusqu’à mon entrée à l’École de Brest, et il avait fallu accepter.
Dès le lendemain matin, je n’eus plus d’autre idée que de partir au plus vite pour Fontbruant où m’attendaient mon beau-frère et ma sœur, et de reprendre là ma vie de grand air et mes rêveries en forêt ; dans le courant des vacances, j’aurais bien le temps de retourner à Rochefort pour faire moi-même mon douloureux petit déménagement auquel j’attachais une importance extrême. On me laissa partir, bien que mon bagage ne fût pas prêt ; il y avait un vague bateau-mouche qui chaque jour appareillait vers deux heures pour remonter la Charente et qui me déposerait à Saint-Savinien, d’où je n’aurais plus qu’une dizaine de kilomètres à faire pour atteindre à pied Fontbruant, par des routes ombragées. Ce fut la voie que, par économie, mes parents choisirent, m’imposant seulement comme condition d’aller dans la matinée faire mes adieux chez le bon vieux grand-oncle médecin, collectionneur d’histoire naturelle.
Dans l’existence, surviennent des heures, des détails qui sembleraient n’avoir qu’une valeur de dernier ordre et qui se gravent minutieusement dans la mémoire, tandis que d’autres, mille fois plus importants, n’y laissent aucune trace. Ainsi je me rappelle, comme si c’était d’hier, ma sortie de la maison, vers onze heures du matin, pour aller faire cette visite d’adieu. On était aux derniers jours de juillet, il y avait grande splendeur de soleil et il faisait une chaleur coloniale. Dans les rues, presque personne, et les rares passants longeaient les murs pour profiter de quelques étroites bandes d’ombre. Ce matin-là, combien ma ville natale était morne et déserte ! Je ne percevais que la tristesse et la désuétude de ce petit groupement humain, dont je faisais partie par le hasard de ma naissance, mais où tout le monde à peu près m’était indifférent ou inconnu.
Chez mon vieil oncle, même impression, décourageante de vivre ; dans son jardin, son vieux perroquet gris à queue rouge somnolait de chaleur, d’un air caduc, sur un perchoir. Dans son cabinet, où je le trouvai lui-même s’amusant à classer ses coquilles, les objets exotiques accrochés aux murs paraissaient plus que jamais poussiéreux et morts. « Alors, te voilà admissible, Mistigri ! » me dit-il, d’un ton plus indifférent que de coutume. (Mistigri ou Mistenflûte étaient les noms d’amitié qu’il me donnait d’ordinaire.) C’est avec détachement que je revoyais ces bibelots « des colonies » qui me captivaient autrefois ; puisque je me sentais déjà un peu de la Marine à présent, je savais que l’avenir me réservait de connaître toutes ces choses dans leur pays même, où au moins elles seraient fraîches et vivantes. Et surtout je songeais que plus tard, comme le vieil oncle, je reviendrais finir ma vie à Rochefort, obscur, inutile et déçu, possesseur de quelque cabinet comme le sien, où s’immobiliseraient des oiseaux empaillés, des papillons et des coquillages… — Il arrivera, ton mercredi soir, il arrivera et il passera…